En 1985, l’autrice depuis nobelisée Svetlana Alexievitch publiait La Guerre n’a pas visage de femme, qui provoqua une déflagration dans le champ littéraire de la Perestroïka : l’autrice revenait par ce livre sur la mythologie de la « Grande guerre patriotique » de 1941-1945, qui produisait depuis quatre décennies des témoignages encadrés et souvent réélaborés par le régime soviétique, afin d’en livrer un versant alternatif et alors inédit – celui de la guerre vue par les femmes, soldates, infirmières, cantinières, habitantes de zones envahies, mères ou femmes, toutes celles qui ont participé à ce conflit total sans en intégrer toujours comme elles le méritaient la mémoire officielle. « La guerre n’a pas visage de femme » est ainsi à comprendre de manière ironique : l’écrivaine prend par là acte du fait que l’expérience soviétique de la guerre repose sur une valorisation du masculin – qui signale en réalité l’emprise du discours officiel et de la propagande, laquelle valorise les souffrances uniquement en ce qu’elles s’inscrivent dans le projet politique communiste. Le travail d’Alexievitch a consisté à réinstaurer un regard alternatif, intime, à hauteur de femme sur la réalité de la guerre afin de contrer cet arraisonnement par le pouvoir. À ce titre, la parution de ce texte est un tournant majeur de la littérature soviétique et initie tout un courant qui confie aux écrivaines le devoir et la capacité de témoigner de violences historiques auxquelles la littérature officielle ne saurait donner de la voix. Mais ce texte célébré fut aussi largement critiqué pour l’essentialisation du point de vue féminin qu’il produit : le projet d’Alexievitch avait une portée politique forte en 1985, mais il est aujourd’hui accusé de reconduire un certain nombre de stéréotypes et, in fine, de manquer sa cible, à savoir de mettre les femmes sur la carte de la mémoire patriotique, en les confinant à une position de participantes ordinaires, cornerisées dans l’intime et le quotidien.
D’une guerre à l’autre, force est de constater que le conflit déclenché par l’invasion totale de l’Ukraine par la Russie rebat les cartes de ce débat déjà ancien dans la littérature post-soviétique. Car l’opposition à la guerre, d’un côté comme de l’autre de la frontière, passe essentiellement par les femmes, et notamment les femmes artistes : on assiste à une mobilisation sans précédent de poétesses, écrivaines, artistes activistes pour dénoncer un conflit injuste, en Russie, en Ukraine et dans toutes les zones grises qui les séparent (on songe au travail des poétesses Galina Rymbou, dont la vie et l’œuvre participent des deux espaces, ou Linor Goralik, née en Ukraine et ayant fui la Russie pour Israël après 2014). Le propos de la journée d’études du 2 décembre n’était donc pas d’essentialiser à nouveau le regard féminin sur la guerre, mais de partir d’un simple constat : la résistance artistique à la guerre se fait aujourd’hui du côté féminin, profitant notamment du fait que spécificité de l’espace slave de l’Est est de disposer d’une tradition littéraire autorisant les autrices à parler de la guerre. Les slavistes sont habitués à cette idée – qui est loin d’être une évidence ailleurs, comme en témoignent les polémiques qui, en France, ont agité le jury Goncourt ces deux dernières années, lorsque deux écrivaines ont entrepris d’évoquer la Shoah au prisme de leur histoire familiale tragique. « On n’entre pas dans une chambre à gaz avec des Louboutin », s’était vu répondre Claire Berest, qui dans La Carte postale (2021) avait choisi d’accompagner par le récit son grand-oncle, tout jeune adolescent mort seul au camp, séparé de sa famille, jusqu’au bout de l’horreur, pour pouvoir, à soixante-dix ans de distance, lui fermer les yeux ; « quelle fille ingrate ! », a-t-on opposé à Cloé Korman qui dans Les Presque Sœurs (2022) a retissé les témoignages de proches de sa famille disparus.
Au contraire, en Russie et en Ukraine, malgré le contexte répressif russe qui a fortement visé les femmes, notamment en dépénalisant en 2019 les violences conjugales, puis en interdisant la promotion de sexualités non soumises à une norme hétérosexuelle qui unit nécessairement la femme à un homme, sur fond d’une tradition soviétique qui avait déjà instauré une forte dissymétrie de fait, la mise au pas n’est pas de mise : la Résistance Féministe Anti-guerre (FAS) [Феминистское антивоенное сопротивление], qui regroupe des artistes engagées, a été l’une des premières forces de résistance et même le silence se charge d’une puissance subversive, à l’instar des manifestations silencieuses (тихий пикет) de l’artiste et activiste Daria Serenko, sortie dès les premiers jours de la guerre pour manifester dans la rue par ses performances artistiques. Si l’on se place sur le plan des pratiques, et non de l’essentialisation d’une posture typiquement féminine, on assiste donc à un mouvement de fond, un mouvement de femmes artistes, qui sont en première ligne et organisent la « riposte » (pour reprendre le titre d’une œuvre dramatique de Neda Nejdana, autrice en résidence à l’Université de Strasbourg dans le cadre du programme « Écrire l’Europe » en 2022).
C’est cet engagement que la journée d’études a souhaité mettre en avant à travers la notion de « témoignage », conçu non comme une perte de confiance dans la fiction, dans l’esthétisation du réel ou dans les formes qui dénotent une littérarité, mais comme la constitution d’un art de notre temps, qui est à la fois pleinement art et pleinement engagé dans le réel et dans l’histoire. On songe ici au commentaire de l’écrivaine russe Lioudmila Oulitsakïa sur sa consœur Olena Stepova à l’occasion de la parution de son texte Tout sera l’Ukraine (2014, non traduit en français ; des extraits en anglais ont été traduits dans un article de Yulia Ilchuk) : « Elle a créé un nouveau type de littérature, un livre du peuple, dans lequel la frontière entre l’auteur et les lecteurs s’efface. Quand les historiens professionnels se pencheront sur la guerre entre l’Ukraine et la Russie [on parle ici de la guerre du Donbass, en cours depuis 2014], ils se réfèreront à ce livre comme à une source fiable d’information et de témoignage sur une guerre qui aurait pu ne pas avoir lieu et qui aurait dû ne pas se produire du tout. » Effectivement, Stepova documente l’arrivée des troupes pro-russes dans sa ville natale après 2014, les humiliations, les vols, la chape de plomb qui s’abat sur les habitants, en mêlant à sa poésie les différentes rumeurs qui circulent – par exemple celle qui explique que les nationalistes ukrainiens, soutenus par l’OTAN, arrivent en ville avec deux listes, celle des citoyens dont on prélèvera les organes en premier pour les vendre à l’Ouest, et celle dont on s’appropriera les organes dans un second temps (le psittacisme des récits de la Grande Guerre Patriotique, où les Allemands établissent des listes de population à exécuter, semble avoir eu raison de l’inventivité des agitateurs, qui n’ont pas trouvé de raison à l’existence de ces deux listes distinctes). Dans le travail de Stepova, l’attention aux bruits qui traversent la communauté au plus bas devient un point de mire exceptionnel sur la fabrique du Nazi imaginaire par la propagande pro-russe, bien avant 2022. Mais ne s’agit-il que d’un journal intime de ces rumeurs ? Non. Stepova s’approprie et transforme cet imaginaire de la viralité dans ses poèmes, dont l’un s’appelle « Instagram de la guerre » : l’héroïne imaginaire y meurt dès la première strophe dans un bombardement, mais elle parvient à se remémorer « en story » l’histoire de sa vie. La poésie n’est donc pas qu’une chambre d’enregistrement d’un réel dysfonctionnel, mais aussi le lieu d’une poétique de la circulation qui permet aussi de conserver la mémoire de récits personnels, réels ou inventés.
On le voit, la situation actuelle rebat les cartes des frontières entre art et réel, il donne une autre valeur au document, sans pour autant abdiquer toute dimension artistique à la création qui s’appuierait sur lui. La guerre entre la Russie et l’Ukraine est même la source, selon la poétesse Lioubov Iakymtchouk (Luba Yakimchuk dans la traduction en anglais de ses Abricots du Donbass (2021), la seule disponible dans une langue européenne) : dans la préface de son recueil, elle prend acte d’une nécessaire relance du travail sur la langue : « Les événements historiques n’affectent pas simplement les gens. Ils affectent le langage. » La poésie de l’autrice va dès lors prendre en charge de dire une communauté fracturée, dans un mélange de russe, d’ukrainien et de sourjik, le dialecte qui en théorie les combine. Mais précisément, plus rien ne se combine dans cet univers où les mots ne font plus corps et où l’on assiste à une vaste décomposition du langage :
Ne me parlez pas de Louhansk
Ca fait longtemps que c’est devenu Hansk
Lou a été rasé complètement
Rasé jusqu’au sol rouge
[…] Et te voilà, à écrire des poèmes
Des poèmes idéaux et bien léchés
Des poèmes chamarrés et plein d’esprit
Beaux comme de la broderie
Il n’y a pas de poésie sur la guerre
Seulement la décomposition
Seules restent les lettres
Et elles ne font plus qu’un seul son – rrrrrrr
On trouve ici l’affirmation paradoxale qu’il faut une nouvelle forme de poésie, une poésie de la décomposition, qui retrouve l’essence brutale du langage : Iakimtchouk montre qu’il s’agit moins de délégitimer le medium artistique que d’en renouveler les formes pour qu’elles se chargent de la violence de l’époque.
Cette pertinence de l’art va jusqu’à provoquer un envahissement du factuel par le littéraire. C’est d’autant plus paradoxal que cela affecte par exemple le texte d’Olesya Khromeychuk qui raconte la mort de son frère dans le Donbass en 2017, La Mort d’un soldat racontée par sa sœur (2022, écrit en anglais), alors même que l’écrivaine est une historienne réputée, spécialiste de la Division SS Galicie, de la collaboration avec l’Allemagne nazie (et donc du buisson d’épines de l’historiographie ukrainienne). Pourtant, pour écrire l’histoire de son deuil et mener l’enquête sur la personnalité de ce frère disparu et si énigmatique, l’écrivaine choisit des formes littérairement marquées, à travers une succession de courts chapitres traduisant la fragmentation et la non-linéarité de l’expérience qu’introduit la guerre. Elle offre par ailleurs au matériau documentaire qu’elle retrouve (comme les photos sur le téléphone du défunt) un écrin artistique à travers un autre texte, écrit cette fois pour le théâtre, qui ne s’interdit pas le lyrisme et qui est longuement évoqué dans son récit. Or cette littérarisation du matériau sert finalement à recomposer un tableau historique pertinent, en évitant les pièges tendus par la propagande et l’idéologie : les chapitres courts et portant tous un titre sont autant de coups de projecteurs dans la réalité tout sauf glorieuse de la guerre. On y croise des politiciens qui attendent à la fin des enterrements de soldat pour distribuer leurs prospectus, on y contemple la machine bureaucratique froide et dénuée d’empathie qui se met en marche au lendemain de la mort de l’être cher, on y découvre l’abandon dont sont victimes des soldats mal équipés – le frère de l’écrivaine est mort pour un travail qu’aurait pu faire un drone, lequel dort dans un hangar pour éviter d’être abîmé. Pas d’héroïsation de la mort, pas de grand récit sur l’Ukraine, pas de fétichisation de l’État : la forme littéraire apparaît bien comme un garde-fou contre les appropriations idéologiques de l’histoire.
La journée d’études s’est donc concentrée sur les fictions et récits portant témoignage sur l’expérience récente de la guerre pour mieux mettre en valeur l’activité de ces écrivaines, donc beaucoup sont méconnues en France. Anna Shcherbakova (Université Rennes 2) a rappelé pour commencer, à travers son analyse du récit Continuer à vivre (2018) de Narinai Abgaryan (2018) que l’attention de ces femmes écrivains se portaient souvent vers des conflits oubliés, comme celui du Haut-Karabagh. Kateryna Tarasiuk (Université Grenoble Alpes, lectrice de russe à l’Unistra), maîtresse d’œuvre de la journée, a ainsi évoqué le travail de la dramaturge ukrainienne Natalka Vorojbyt, une des plus grandes voix de l’époque, dont la pièce Mauvaises routes vient d’être traduit en français : factuel et fictionnel s’y croisent également à travers une intrigue mettant aux prises une jeune journaliste venue enquêter sur le conflit du Donbass et un milicien qui deviendra son tortionnaire. Milena Arsich (Université de Strasbourg) a quant à elle présenté un bel exemple de renouvellement des formes poétiques au contact du matériau factuel dans l’œuvre d’Elena Fanaïlova, elle aussi marquée par l’imaginaire de la viralité et du hashtag. Bella Ostromooukhova (Sorbonne Université) a orienté les débats du côté des pratiques culturelles en revenant sur les stratégies éditoriales en littérature de jeunesse, à la fois du côté des auteurs et autrices et du côté des maisons d’édition. Cette prise en compte des pratiques qui, on l’a rappelé, était au cœur du projet de cette journée, au rebours d’une essentialisation du point de vue féminin, a fait l’objet d’une session à part où ont été exposés les différents projets autour de la littérature et de la guerre : Hélène Mélat (Sorbonne Université) a fait part de son expérience de jury du Booker Prize russe et est revenue sur la présence ancienne de textes féminins sur la guerre dans la sélection ; Sylvia Chassaing (Paris 8) a évoqué le projet ROAR, dont elle coordonne la partie en français, et qui consiste à traduire des textes littéraires d’opposants à la guerre, dont beaucoup sont anonymes pour des raisons de sécurité des personnes ; Anastasia Kozyreva (Inalco) est quant à elle revenue sur l’atelier qui s’est déroulé au sein du GDRus à l’Université de Bordeaux le 27 octobre 2022 : cet événement intitulé « Faire face à la guerre dans la littérature et les arts : nommer, écrire, représenter » a rassemblé plusieurs spécialistes mais aussi des acteurs de la résistance artistique contemporaine. Enfin, la journée ne pouvait se tenir sans donner la parole à un universitaire ukrainien : cela a été chose faite grâce à Dmytro Tchistiak, de l’Université Tarass Chevtchenko de Kiev, qui a rappelé la longue tradition de littérature féminine présente en Ukraine, malheureusement peu traduite dans les langues occidentales, à l’instar de la fascinante dramaturge moderniste Lessia Oukraïnka.
Victoire Feuillebois - GEO