Approches historiques
L’axe historique est dirigé par Enrica Zanin (littérature comparée, lauréat IUF, Prix Ourisson 2019). Il part de l’idée que de nombreuses questions concernant l'éthique, la littérature et les arts ne peuvent être véritablement comprises que par l’analyse approfondie de leur contexte et de leur évolution historique.
Il est certain en effet que les relations entre l’éthique et les arts ont changé dans le temps. Au Moyen Âge et à la Renaissance, les arts en Europe et au Moyen-Orient étaient considérés comme une partie de l'éthique, procurant à la fois plaisir et profit. L'éthique n'était pas une discipline déontologique mais plutôt un eudémonisme : au lieu de fixer des règles morales, elle visait à expliquer comment mener une vie bonne. Les récits et les représentations artistiques étaient vus comme des exemples pratiques d'actes humains, montrant comment réussir (et comment échouer) dans des actions privées et publiques. Dès lors, la lecture d'un récit, l'observation d'une peinture ou d'une pièce de théâtre étaient considérées comme des formes de connaissance éthique. De la même manière, la rhétorique fournissait des outils utiles pour vivre et agir dans l'arène publique. Puisque l’objectif principal de l'éthique était le bonheur commun, une musique harmonieuse, de beaux objets et des discours persuasifs contribuaient grandement à la vie éthique.
Cependant, cette conception des arts et de l'éthique, caractéristique des débuts de la modernité, a progressivement changé aux XVIIe et XVIIIe siècles, laissant place à de nouveaux modèles éthiques et littéraires. La valeur exemplaire de la littérature a été critiquée, ainsi que l'approche casuistique des problèmes moraux. L'éthique d’Aristote était écartée au moment même où l’on adoptait sa poétique ; l'essor de l'éthique kantienne a séparé la narration de la morale, puisque la première décrit des situations particulières tandis que la seconde prescrit des règles abstraites. Si l'histoire de la littérature et l'histoire de l'éthique ont fait l'objet d'une large attention critique (voir, par exemple, la collection de 12 volumes de l'Oxford English Literary History, 2004-2017, et la série de 3 volumes de The Development of Ethics, 2008-2009), l'analyse conjointe de leur évolution, de leurs relations et de leurs hiérarchies n'a pas encore fait l'objet d'une étude approfondie. Grâce à la contribution de spécialistes de l'art (K. Gattinger), de l'histoire de la littérature (M. Ott, E. Sempère), de l'art dramatique (S. Berregard, E. Béhague, T. Victoroff, G. Ducrey) et du cinéma (P. Werly, B. Thomas) en Europe (A. Bandry, V. Perdichizzi, F. Moghaddassi), en Afrique (A. Mangeon, N. Chavoz), dans la culture arabe (A. Sakkal) et au Japon (A. Bechler, E. Lesigne-Audoly), ainsi que des chercheurs en histoire de l'éthique et de la littérature (E. Zanin) et sur les écrits moraux (B. Guion), Lethica vise à reconstituer le lien évolutif entre l'éthique et les arts, et à confronter ses formes européennes aux diverses questions soulevées par les problèmes éthiques dans l'art, la fiction et la poésie extra-européens.
Quelques questions vont plus précisément animer notre enquête sur l'histoire de l'éthique, de la littérature et des arts, à savoir :
a. L’Exemplarité : les apologues antiques, les exempla médiévaux, ainsi que les nouvelles de la Renaissance et les contes philosophiques du XVIIIe siècle peuvent être lus comme des « cas » narratifs, contribuant ainsi au débat éthique. A l'inverse, la pertinence éthique des formes narratives a été très discutée par ceux qui condamnaient la casuistique, blâmaient la fiction, ou soutenaient au contraire son autonomie morale, parfois au nom de préoccupations étrangères à l’éthique comme c’est le cas pour les artistes et écrivains de la Décadence, au XIXe siècle. Nous nous proposons donc de retracer l'histoire du débat sur la valeur exemplaire de la fiction en considérant ses formes narratives et visuelles. En effet, les récits mais aussi les enluminures médiévales, les emblèmes de la Renaissance, ainsi que les peintures allégoriques du XVIIIe siècle et les caricatures ou romans du XIXe siècle interrogent la valeur éthique des histoires et des personnages.
b. La délibération : La forme qu'Aristote a donnée à la délibération est utilisée en éthique, en politique et en rhétorique. Ce modèle, revu au prisme du libre arbitre dans la théologie chrétienne, occupe une position cardinale dans le théâtre et les romans européens du classicisme. Il a également servi, dans la modernité, pour fonder la prise de décision en économie et en politique, puisque la « théorie de la décision », la « théorie des jeux », le « choix public » ont souvent adopté la forme d'une arborescence pour représenter un processus de délibération guidé par le calcul des probabilités (comme chez Pascal) ou la forme d'un carrefour, comme dans l’allégorie du choix. Ces deux formes sont des topoi dans diverses pratiques artistiques et notamment en peinture (voir Hercule à la croisée des chemins par Carracci), à l'Opéra (comme dans le Songe de Scipion de Mozart) et plus tard au cinéma.
c. Réponses émotionnelles : les arts visuels, le théâtre, la fiction suscitent des émotions telles que la pitié, la peur, la compassion ou la sympathie. Ces émotions supposent un questionnement éthique. D'un côté, les arts et la littérature utilisent des stratégies éthiques pour toucher leur public : la fiabilité de l'orateur (éthos), la qualité du personnage (bon ou mauvais), l’issue de ses actions (bonheur ou malheur) définissent un horizon d'attentes éthiques. De l'autre côté, le public réagit émotionnellement aux images et aux récits. Nous aimerions étudier comment les stratégies éthiques et les réponses émotionnelles évoluent au fil des siècles
d. La censure : la valeur éthique des arts a été violemment discutée, dès l’Antiquité, par ceux qui affirment que la fiction dégrade ou subvertit la vérité morale. Cette crainte est encore d'actualité aujourd'hui, alors que les représentations théâtrales et les récits de fiction sont censurés pour des raisons idéologiques ou religieuses. Nous souhaitons considérer l'histoire de la censure et son impact sur la production artistique, définissant ainsi les frontières entre la politique, l'éthique et les arts et leur évolution dans le temps, afin de mieux comprendre comment la censure a façonné la littérature (Darnton, 2014), poussant les écrivains à inventer de nouvelles formes littéraires.