Neda Nejdana (1971-)

Née à Kramatorsk, dans le Donbass, Neda Nejdana est l’une des dramaturges ukrainiennes les plus importantes : présidente de l’Union des dramaturges d’Ukraine, elle est aussi devenue une authentique ambassadrice du théâtre ukrainien en Europe. Invitée d’honneur de la Saison ukrainienne en 2016 à la Maison d’Europe et d’Orient à Paris, elle a également été co-lauréate, avec Marina Skalova, de la résidence Écrire l’Europe-Prix Louise Weiss de l’Université de Strasbourg en 2022. Elle est l’autrice d’une vingtaine de pièces de théâtre, d’œuvres poétiques et de traductions théâtrales entre le français, l’ukrainien, le biélorusse et le russe.

L’œuvre de Neda Nejdana explore depuis longtemps les traces brûlantes et douloureuses du passé ukrainien. Il n’est guère étonnant à cet égard qu’elle dirige les projets artistiques du Centre National d’Art Dramatique de Kiev, nommé d’après Les Kurbas (1887-1937), metteur en scène et dramaturge ukrainien majeur qui forma avec Vsevolod Meyerhold et Evgueni Vakhtangov le trio glorieux de la révolution dramaturgique soviétique, avant de connaître les camps puis la mort dans les caves du NKVD avec d’autres représentants de l’élite intellectuelle ukrainienne. L’ombre de la « Renaissance fusillée » d’Ukraine plane en effet sur l’œuvre de l’autrice contemporaine : elle demande comment continuer à vivre quand on évolue en pleine catastrophe historique ou dans ses retombées, comme l’accident nucléaire de Tchernobyl dans Les Fugitifs réfugiés, publié en français en 2019, ou la révolution du Maïdan avec la terrible répression du pouvoir pro-russe en place à l’époque à Kiev dans Maïdan Inferno, publié en français en 2016 aux Éditions L’Espace d’un instant. Avec Dominique Dolmieu, directeur de cette précieuse maison d’édition qui se consacre à faire vivre et connaître le théâtre contemporain d’Europe de l’Est, Neda Nejdana a publié la première anthologie de textes dramatiques ukrainiens contemporains, De Tchernobyl à la Crimée. Panorama des écritures théâtrales contemporaines d'Ukraine (Éditions L’Espace d’un instant, 2019). Le titre renvoie au destin problématique d’un pays qui, à peine sorti du joug soviétique à la fin des années 1980, a enchaîné les malheurs et a constamment subi la volonté de contrôle, puis les assauts directs, de son voisin. Ses deux dernières pièces en date, Ciel fermé et Un chat en mémoire de l’obscurité (qui dans sa version anglaise a reçu deux nominations en 2022 aux OffWestEnd Awards de Londres, où elle a été montée, ainsi qu’à Vienne, Wiesbaden et Bratislava), s’inscrivent dans l’actualité de la guerre russo-ukrainienne de 2022 – ou plutôt, comme aime à le rappeler l’autrice, dans l’invasion totale du territoire ukrainien, aboutissement d’un conflit déclenché en 2014, lorsque la Russie a annexé la Crimée et envahi le Donbass.

La Riposte porte témoignage de cette chronologie discordante de « la guerre en Ukraine », qui commence selon certains en 2014 et pour d’autres huit ans plus tard : la pièce date de 2017 et son écriture a été déclenchée par la mort au combat du chanteur lyrique Wassyl Slipak (1974-2016). Après une carrière d’une quinzaine d’année en France, qui l’avait conduit notamment à interpréter le rôle de Méphistophélès dans le Faust de Gounod, Slipak avait tenté en 2014 d’alerter l’opinion européenne sur la gravité des agissements russes. Comme beaucoup d’autres artistes ukrainiens, dont le plus célèbre est aujourd’hui le réalisateur Oleg Sentsov, il avait finalement choisi de s’engager dans l’armée pour épauler les troupes ukrainiennes loyalistes luttant contre les forces pro-russes du Donbass. Il avait pris pour nom de guerre Mif, qui signifie « le Mythe », mais est aussi l’abréviation de Méphistophélès, son rôle fétiche. Ce surnom ne l’a pas protégé : il a été tué par un sniper près de Louhansk le 29 juin 2016.

Comme souvent dans l’œuvre de Neda Nejdana, La Riposte commence une fois le drame réel achevé. Le texte nous plonge dans les suites de cette mort – à la fois parce que l’autrice imagine la réaction de la compagne du chanteur, enceinte, seule chez elle à Paris, et parce qu’elle inscrit au cœur de son texte un dilemme éthique qui met en relief les dérèglements produits par la guerre. Lorsque le rideau s’ouvre, on découvre une jeune femme bouleversée. Pourquoi ? Une de ses plus vieilles amies vient de lui proposer d’être témoin à son mariage. Comment se fait-il qu’une demande aussi cordiale et sympathique puisse causer le séisme émotionnel auquel on assiste sur scène ? C’est que les vies individuelles, les liens d’amitié et d’amour sont maintenant irrémédiablement traversés et transformés par la guerre. L’amie d’enfance, celle avec qui on a les premiers souvenirs d’école ou de sortie en boîte, c’est une Russe. Elle est loin d’être méchante, elle compatit sincèrement au destin de ses amis ukrainiens – mais pas assez pour entrevoir le caractère déplacé de sa demande. Car de l’autre côté du fil Facebook, sur scène, il y a une Ukrainienne. Une femme qui a assisté aux événements tragiques du Maïdan et en a été durablement marquée. Une femme qui a manifesté en Europe contre l’annexion de la Crimée, sans avoir l’impression d’avoir été entendue. Une femme qui, on l’apprend plus tard dans la pièce, a perdu son conjoint au Donbass, l’ayant laissé partir sans oser lui dire qu’elle était enceinte. Une femme qui, cette fois, ne veut pas laisser passer l’occasion de faire entendre sa voix. Elle veut répondre.

Le titre La Riposte repose en fait sur un jeu de mots intraduisible en français : l’ukrainien otvetka désigne de manière parfaitement neutre une « réponse », mais en contexte guerrier le terme évoque aussi un tir de riposte. Or ici, on l’a vu, la guerre pénètre toutes les expériences etet transforme jusqu’au langage quotidien : le simple dialogue sur les réseaux sociaux entre les deux femmes se transforme en moment d’affrontement à distance, en réponse à la guerre « hybride » menée par la Russie sur tous les fronts et qui lui permet de saturer les espaces médiatiques et personnels de discours promouvant son point de vue. Dans ce monologue sous-titré « mono-bombe », la parole dramatique se charge de la violence des événements contemporains : elle se fait bien riposte, non pour faire mal à l’autre, mais dans un souci de se mettre enfin sur un pied d’égalité avec l’adversaire. Le spectateur européen entend ici des échos d’un certain théâtre d’intervention qui mêle intime et politique, comme celui de Sarah Kane – pourtant, il va rapidement être sorti de sa zone de confort. Car peut-on inverser le rapport de force sans se retrouver soi-même du mauvais côté ?

En effet, si cette riposte apparaît d’abord comme essentiellement artistique, fondée sur la force seule de la parole dramatique, la pièce évoque aussi le risque éthique qu’il y a à frayer sur ce chemin, qui ramène vers la vieille justice biblique du « œil pour œil, dent pour dent ». Car au fur et à mesure du texte, on comprend que la situation est plus dissymétrique que prévue : l’amie russe se prépare à épouser un soldat. Un sniper, plus précisément. Et par le miracle de Facebook, la voix de ce sniper permet à la protagoniste ukrainienne de l’identifier comme le responsable de la mort de son compagnon. Que doit-elle faire ? Se contenter de cette riposte par réseaux sociaux interposés ? Ou bien aller plus loin dans la recherche de l’égalité complète ? Le texte se fait ici profondément ambigu, grâce à un coup de fil dont on n’entend que la moitié et qui laisse le spectateur se faire sa propre idée de l’héroïne : a-t-elle commandité la mort du jeune Russe ? Assistons-nous à une riposte qui se joue uniquement dans l’espace de la voix théâtrale, ou bien d’une véritable opération de représailles ? Toujours est-il qu’à la fin de la pièce, les deux femmes sont bien à égalité parfaites : seules à Paris, veuves avant même d’avoir pu se marier, elles peuvent maintenant se revoir, mais uniquement pour pleurer ensemble sur le désastre similaire de leur existence.

La pièce, traduite par Victoire Feuillebois et Kateryna Tarasiuk, a été mise en voix dans une version réduite le 10 mai 2023 au TNS, dans le cadre du Festival Arsmondo et dans la belle interprétation et adaptation de Laure Werckmann. Un extrait en a été publié dans le numéro de 2023 de la revue Skén&graphie, dirigé par Julia Peslier.

Victoire Feuillebois - GEO