« La littérature n’est pas constituée d’hommes et de femmes qui, dans une parfaite égalité, auraient exercé leur talent sans souci de genre, celui-ci les définissant dans un temps et une société donnés » (Reid, 2010 ; 16). Réduites à leur sexe, enfermées dans la loi du genre et soumises à des obstacles à la fois symboliques et réels, les femmes de lettres ont longtemps été stigmatisées, et leurs écrits souffrent encore aujourd’hui d’un manque de (re)connaissance. Pour tenter, autant que faire se peut, de pallier cette silenciation, Diane Sauvau, Margaux Gérard et Salomé Pastor ont choisi de laisser la parole aux femmes lors de la journée d’études « Elles par elles-mêmes : les écrivaines au travail ». À la fois inscrite dans la logique des études de genre, des women studies et des études féministes, cette journée a articulé différentes études de cas, lesquelles ont révélé des éthos d’écrivaines complexes et variables selon les époques et les zones géographiques.
Diane Sauvau a montré que ces variations pouvaient être dues aux modifications lexicales auxquelles est soumise la langue française. Au XVIIe siècle, le travail de sape des grammairiens entraîne la disparition du terme « autrice », alors remplacé par le substantif « auteur ». Par la suite, l’évolution de la lexicographie devient essentialisante : le nom composé de « femme auteur » se répandant, le genre prend le dessus sur la fonction, le sexe sur le travail, et en sourdine résonne que tota mulier in utero, et non in libro (« la femme est tout entière dans son utérus », et non « dans le livre ») ! Maria Pastica s’est justement penchée sur la question du lieu dans des romans épistolaires, mettant en évidence le rôle qu’il exerce dans le processus d’écriture et la relation que peut entretenir la femme de lettres avec ses écrits.
Alors qu’au cours du XIXe siècle s’affirment différents mouvements révolutionnaires (féminisme, socialisme, anarchisme, etc.), lesquels visent implicitement une forme de « révolution morale » en ce sens qu’ils cherchent à faire penser selon de nouvelles modalités, à partir d’un « comportement moral » nouveau (Appiah, 2012), quels discours les femmes de lettres tiennent-elles dorénavant sur elles-mêmes ? Parviennent-elles à s’affirmer en tant que femmes dans le monde littéraire ? Quelles relations entretiennent-elles avec la littérature et le métier de l’écriture ? Pour éclairer ces questions, Salomé Pastor a choisi d’interroger Rachilde. Autoproclamée « homme de lettres » et « littérateur de métier », elle met cependant son travail à distance, refusant de s’enfermer dans une fonction stricte. La littérature apparaît dès lors comme un moyen de ne pas se prendre au sérieux et une façon de déconstruire une morale bourgeoise vectrice d’un « discours social » (Angenot, 1984) catégorique. La notion de catégorisation semble bien être l’un des problèmes majeurs de cette époque. Selon Dina Khazaï en effet, des autrices surréalistes telles que Claude Cahun et Léonora Carrington ont utilisé la littérature pour briser la dichotomie du genre, laissant s’épanouir une figure d’autrice comme être hermaphrodite. Lou-Andreas Salomé, quant à elle, cherche à faire valoir le féminin et à annuler la masculinité hégémonique. Suivant un idéal paradoxal où la « réconciliation » suppose toujours une lutte, ainsi que l’a expliqué Ondine Arnould, l’autrice de Die Erotik (1910) développe une pensée qui lui est propre, offrant une autre voie que celle que commençaient alors à tracer les féministes égalitaristes.
Contre discours, la littérature est aussi pour les femmes un discours « écrit contre »… Comme l’a montré Julie Martz, les dramaturges chiliennes pensent la littérature comme un processus de création avant tout politique et par lequel elles s’érigent contre l’idéologie dominante. La littérature se fait alors acte de rébellion et l’écrivaine une militante en action qui, par ses mots, porte les voix des minorités. Porte-parole ou rapporteuse de voix passées sous silence, telle est également l’une des fonctions que confère Margaux Gérard à la mystérieuse écrivaine de The Note Books of a woman alone (1935). Cet énigmatique ouvrage de notes signé Evelyn Wilson semble avoir été écrit dans une visée éthique et mémorielle. Sorte de vadémécum, ce carnet donne à lire des fragments de livres de femmes qui risquent, toujours, d’être tues. Faire entendre une voix, mais aussi trouver sa voix, est aussi l’objectif d’Assia Djebar et Leïla Sebbar. Tiraillées entre l’Algérie et la France, leurs identités sont diffractées, et la figure tutélaire du père se pose comme un obstacle à la réparation. La littérature devient alors un remède, ainsi que l’a expliqué Léa Dumétier en revenant sur la notion clef qu’est celle de la « littérature du care ».
Plurielles, les identités d’écrivaines soulèvent bien plus que la seule difficulté que suppose le métier de l’écriture : elles dévoilent des problèmes sociopolitiques liés à des habitudes socioculturelles et racontent un combat identitaire encore d’actualité. Dans son témoignage, la poète Michèle Finck a en effet relevé la lutte qu’elle a menée et qu’elle mène toujours pour s’affirmer en tant que femme dans le monde des lettres, où les modèles à suivre ont longtemps été uniquement masculins. On comprend alors mieux pourquoi l’écrivaine Danièle Henky avoue avoir toujours préféré les héroïnes rebelles aux petites filles sages. Comme la chèvre de Monsieur Seguin, personnage symbolique pour elle, il faut parfois prendre le risque de désobéir pour goûter un peu au plaisir… d’écrire.
Salomé Pastor, doctorante en littérature française (CERIEL) et membre de Lethica ;
Margaux Gérard, doctorante en littérature comparée (Europe des lettres) ;
Diane Sauvau, doctorant.e en littérature française (CELAR) ;
membres de Configurations littéraires (UR 1337).
Cette journée d'études est un partenariat entre le CERIEL et l'Europe des Lettres.
Bibliographie :
- Marc ANGENOT, "Le discours social : problématique d’ensemble", Cahiers de recherche sociologique, 1984, 2(1), 19–44.
- Kwame Anthony APPIAH, Le Code d’honneur : comment adviennent les révolutions morales, Paris, Gallimard, 2012.
- Martine REID, Des femmes en littérature, Paris, Belin, 2010.