« Comprendre, enseigner, transmettre la littérature du XIXe siècle », tel était le sous-titre de cette journée organisée par Victoire Feuillebois (GEO, UR 1340) et Bertrand Marquer (CERIEL, UR 1337). Son objectif était de faire face aux difficultés d’ordre idéologique posées par l’enseignement de la littérature du XIXe siècle aujourd’hui, difficultés mise en lumière par des controverses récentes, elles-mêmes prises dans le mouvement plus général du « tournant éthique » des études de lettres. Les différentes communications de cette journée ont offert un premier bilan des approches critiques et herméneutiques permettant de répondre à ces difficultés, tout en s’inscrivant dans une réflexion plus générale sur ce qu’enseigner (la littérature) veut dire.
Une première réponse, d’ordre historiographique, consiste à relativiser la spécificité du scandale que peuvent provoquer, pour le lecteur d’aujourd’hui, certaines théories ou représentations véhiculées par la littérature du XIXe siècle. Une telle démarche, proposée par Laure Murat à partir de l’affirmation d’Antonin Artaud (« Toutes les époques sont dégueulasses »), a l’avantage de rendre patent le paradoxe dans lequel se trouve piégée la littérature du XIXe siècle, certaines prises de position semblant être d’autant plus insupportables qu’elles continuent de participer de notre « modernité » – quand un éloignement chronologique ou culturel plus accusé peut spontanément tempérer l’écart axiologique éprouvé à la lecture. Mais l’enjeu de cette approche est aussi, et surtout, de désamorcer l’emprise potentiellement toxique de l’émotion, voire de l’identification, en rappelant que l’enseignement de la littérature n’a pas forcément pour fonction de prendre parti, mais de comprendre. Comprendre que la littérature est le produit d’une société historiquement donnée, et que la spécificité de son étude réside dans le décryptage des codes employés – étape indispensable à l’évaluation de l’idéologie mise en texte, et non son prérequis. C’est ce qui différencie, selon Alain Vaillant, l’enseignement de la littérature du « club de lecture », où l’engagement personnel et la place du jugement moral sont tout autre. S’il se retrouve au centre de l’enseignement, le jugement moral, rappelle Paolo Tortonese, menace en effet d’entretenir la confusion entre le fait et la fiction. Or, enseigner la littérature, de quelque siècle qu’elle soit, c’est aussi permettre l’apprentissage de l’illusion référentielle, et faire l’expérience d’une juste distance avec les émotions ressenties, qu’il convient d’apprivoiser pour les convertir en connaissance. Revenir aux théories de la fiction constitue donc une autre voie possible pour dépasser le point de blocage que peut constituer une axiologie restreinte au seul jugement moral, voire une réponse au risque que représente une telle réduction.
Comment, néanmoins, faire face concrètement aux agressions que peut véhiculer un texte, sans minimiser ou marginaliser la sensibilité qui est également au cœur de la lecture ? En envisageant cette dernière comme un sport de combat, ou plus exactement comme un art du self-defense utilisant la force de l’adversaire, pour Sophie Rabau : prenant l’exemple de Carmen, elle propose d’inventer, à partir du texte même, d’autres fins possibles que celle d’un féminicide, et invite ainsi à retourner le pouvoir de la fiction contre elle-même. La pratique d’une lecture active, capable de contrer toute sidération face au texte, peut également être aidée par un travail précis d’édition critique, montre Sarga Moussa à partir d’un chapitre du Voyage en Orient de Nerval : l’appareil critique a une fonction d’explicitation, mais aussi de « cadrage » éthique qui peut faciliter la lecture, en ne laissant pas celui qui la pratique seul face à un texte dont l’idéologie est problématique. Le « combat de notes » dont témoignent les différentes éditions de ce texte est aussi un combat contre les non-dits ou la sacralisation du texte littéraire, qui font indéniablement obstacle à sa bonne réception aujourd’hui – et par conséquent à sa pérennité.
Le danger serait en effet que la sacralisation se retourne en proscription, et que les mots d’un autre siècle ne puissent même plus être prononcés. Le « déminage » éditorial a de fait déjà lieu, rappelle Maxime Prévost, et « l’affaire Verushka Lieutenant-Duval », du nom de cette enseignante licenciée de son université (Ottawa) à la suite de plaintes d’étudiants s’étant sentis agressés par l’emploi en mention de mots considérés comme offensants, laisse entrevoir l’émergence d’une nouvelle forme de censure au cœur de l’enseignement lui-même. Cet usage politique de la littérature peut sembler nouveau en contexte démocratique. Victoire Feuillebois montre, à partir de l’exemple du « monument national » qu’est Pouchkine, que les mécanismes présidant à la constitution d’un canon servent en réalité toujours l’idéologie, et nourrissent une passion qui excède très largement le support littéraire qui la nourrit. Aussi serait-on bien avisé d’opérer avec prudence tout travail de sélection, voire d’épuration du canon, bien qu’il puisse apparaître comme une manière de résoudre les difficultés à enseigner des œuvres du passé. L’enseignement est aussi le reflet de la vision de la démocratie que l’on souhaite défendre, avance Bertrand Marquer en guise de conclusion : le succès remporté par Le Bal des folles de Victoria Mas (prix Renaudot des Lycéens en 2019) montre quoi qu’il en soit que c’est moins le XIXe siècle qui rebute, que ce qu’il dit des origines de notre société contemporaine. Établir des fractures artificielles ou rétablir une forme de censure morale risquerait de conduire à l’oubli de ce qui la fonde : pour le pire, comme pour le meilleur.
Bertrand Marquer - Configurations Littéraires