Luba Iakymtchouk, Les Abricots du Donbas

Paris, Éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2023.

Les fruits poétiques de la guerre 

Avec le deuxième recueil poétique de Lubov Iakymtchouk, intitulé Les Abricots du Donbas (2015), paru en 2023 en français dans l’édition bilingue chez Éditions des femmes-Antoinette Fouque[1], traduit de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn et Agathe Bonin, nous pénétrons dans l’univers beaucoup plus personnel de la poétesse, marqué par le trauma et la volonté de témoigner à la fois des souffrances que connaît une région marquée près d’une décennie par un conflit meurtrier et de la révolution du langage poétique qu’une telle situation provoque.

Les Abricots du Donbas est un recueil dédié à la région natale de la poétesse, une région qui, depuis 2014, est occupée par les séparatistes pro-russes, soutenus par la Fédération de Russie, et où la guerre hybride qui frappe l’Ukraine a éclaté[2]. Depuis 2022, elle est officiellement sous occupation de l’armée russe[3]. Le recueil comprend d’ailleurs plusieurs cycles de poèmes, distinguant ceux qui ont été rédigés préalablement au déclenchement du conflit dans la région du Donbas, et ceux qui ont été écrits durant la période de l’ATO[4].

Dans ce recueil, la poétesse utilise un langage totalement différent afin de mettre en évidence la réalité brute de la guerre qui fait rage. Dans son chef-d’œuvre poétique intitulé « Décomposition », Iakymtchouk écrit : « il n’y a pas de poésie sur la guerre, il n’y a que de la décomposition dans la guerre[5] ». La décomposition, comme son titre l’indique clairement, est un élément structurel du poème : tout se délite au fur et à mesure de l’avancement du texte poétique, que ce soient les villes ou les paysages. À la fin du poème, l’héroïne lyrique subit le même processus en décomposant son propre prénom : Lu - ba. Ce poème frappe non seulement par sa violence textuelle et visuelle, mais aussi parce qu’il nous fait comprendre que la guerre détruit tout ce qui est vivant, ne laissant que des fragments, des bribes. La langue qui décrit la guerre ne peut pas par nature être poétique, mais elle peut néanmoins signifier la destruction par sa disparition même. Les Abricots du Donbas est une tentative d’étude poétique approfondie de la part de Lubov Iakymtchouk, centrée sur le langage et sa capacité à se dénuder et se déformer à cause de la violence et de la destruction engendrées par la guerre.

D’autre part, ce recueil est également une déclaration d’amour à sa région natale et témoigne d’une aspiration à présenter une image non stéréotypée du Donbas. Comme le souligne la poétesse elle-même, lors d’un entretien :

"Donbas" est une abréviation stalinienne, selon laquelle on imagine des machines, des mines et des usines, plutôt que des personnes. Jusqu’ici, je n’utilisais pas ce mot, puis j’ai commencé à le faire pour pouvoir travailler avec lui comme un terme porteur d’une signification précise, principalement négative. Je voulais montrer les personnes réelles qui existaient derrière ce terme, et peut-être un peu mythologiser l’espace en lui-même qui aurait des raisons d’être mythologisé mais qui ne l’est pas, donc il est perdant dans le récit, et en général dans la possibilité de construire un tel récit[6]

Dans la première partie du recueil, intitulée « Les Abricots du Donbas », Lubov Iakymtchouk joue avec les symboles forts de la région en les déconstruisant, en les personnifiant d’une certaine manière. Les symboles deviennent eux-mêmes vivants pour mieux faire apparaître les personnes qui se trouvent derrière eux. De nouveau, la poésie d’Iakymtchouk est imprégnée de la corporalité, notamment féminine : nous apercevons les femmes qui nettoient le charbon ; la mer qui se transforme en une mine dans les ventres féminins ; ou encore les mines qui sont de belles créatures à la peau foncée engloutissant les vies humaines. Les abricotiers qui poussent dans le Donbas apparaissent comme les derniers signes d’une vitalité ukrainienne susceptibles de marquer une frontière entre l’Ukraine et la Russie.

Les Abricots du Donbas est empreint à la fois d’un amour et d’une douleur extrêmes, réanimés par la force des mots. Ces mots réveillent des souvenirs nostalgiques, recréant cet espace où « les proches partagent la table et les tombes[7] ». La dimension mémorielle de cette poésie déchire le cœur des lectrices et des lecteurs, ainsi que de toutes celles et tous ceux qui connaissent le Donbas et ont goûté au moins une fois dans leur vie à ces abricots mûrs et sauvages, jaunâtres, qui poussent aux bords des rues industrielles, dans les cours des écoles où ils ou elles sont allés. Ces poèmes ressuscitent les moments où l’on disait que le Donbas était encore notre maison, aussi proche qu’une branche de l’abricotier.

 

Kateryna Tarasiuk - Université de Strasbourg

[1] Luba Yakymtchouk, Les Abricots du Donbas, Paris, Éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2023.

[2] Voir, par exemple, l’article de Christine Dugoin-Clément, « La guerre hybride en Ukraine », Revue Défense Nationale, 2016/8 (N° 793), En ligne, URL : https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2016-8-page-85.htm (consulté le 30 novembre 2023)

[3] Il s’agit principalement de l’oblast de Donec'k et de Lugans'k. L'armée ukrainienne mène des combats actifs à l'est de l'Ukraine, regagnant progressivement les territoires occupés.

[4] Zone d’opération antiterroriste

[5] « про війну не буває поезії, про війну є лише розкладання » ma traduction, Iakymtchouk, op.cit,  2015, p. 68.

[6] « Донбас — сталінська абревіатура, за якою уявляються машини, шахти й заводи, а не люди. До того моменту, я не вживала це слово, але почала, щоб працювати з ним як з певним смислом, який переважно негативний. Хотіла показати за ним людей, і, можливо, трохи міфологізувати простір, який має підстави для такої міфологізації, але не міфологізований, тому програє в оповіді, взагалі у можливості цієї оповіді », ma traduction, in Tat'jana Kysel'čuk, « Pravila žittja poeta : Lubov Iakymtchouk », in ARTMisto, 05/11/2015, en ligne (consulté le 29 novembre 2023)

[7] « із родичами ділимо стіл та могили », ma traduction, in « Niž » (« Ніж »), Iakymtchouk, 2015, op.cit., p.81.