Compte-rendu par Matthieu Vincent, étudiant du master de littérature française, générale et comparée
Le 28 novembre 2023, la bibliothèque des langues du Portique et l’ITI Lethica ont eu la chance d’accueillir le professeur Georges Nivat, éminent spécialiste et traducteur de l’œuvre d’Alexandre Soljenitsyne, pour une conférence exceptionnelle à l’occasion du cinquantenaire de la publication de L’Archipel du Goulag. Georges Nivat est aussi de ceux qui ont connu personnellement l’auteur russe.
Au cours de cette conférence, accompagnée d’une exposition sur L’Archipel du Goulag et ponctuée de lectures d’extraits de l’œuvre par les étudiants de la faculté des lettres, le conférencier est revenu sur la genèse et la portée de L’Archipel, au cœur des thématiques de l’ITI Lethica.
Transparence et secret
Georges Nivat a rappelé l’ambiguïté du regard des historiens vis-à-vis de Soljenitsyne : s’il a participé à certains évènements historiques, il n’en reste pas moins romancier. L’historien ne travaille pas avec des souvenirs, mais des archives. Mais comment porter une parole de vérité quand les archives mentent ? « La victime ne laisse pas beaucoup d’archives : tout ce qui reste d’elle, c’est ce que ses bourreaux en ont dit », nous rappelle le conférencier. Par le roman, Alexandre Soljenitsyne a brisé l’omerta sur les camps de travail de l’Union Soviétique, et c’est bien la fiction qui lui a permis de faire émerger la vérité.
Triage
Cette vérité, c’est aussi celle de « l’omniraflant article 58 », selon l’expression de Soljenitsyne rappelée par Georges Nivat. Cet article 58 est le symbole de l’effroyable triage entre les bons citoyens et les « ennemis du peuple » en Union Soviétique. C’est l’article de loi au nom duquel l’auteur est condamné, en 1945, à passer huit ans dans les goulags soviétiques. C’est l’article au nom duquel des millions d’innocents ont été condamnés à mourir dans les camps.
Une révolution morale
La publication de L’Archipel du Goulag il y a cinquante ans a causé un véritable séisme : pour l’intelligentsia occidentale, il n’était plus possible de fermer les yeux sur ce qui se passait en Union Soviétique. Georges Nivat a rappelé que le jeune Soljenitsyne lui-même était un marxiste révolutionnaire convaincu. Mais le mirage soviétique a fini par se dissiper, Alexandre Soljenitsyne prenant conscience de la violence et de la corruption du régime. Le jeune révolutionnaire, en utilisant la littérature pour révéler au monde l’horreur des camps, est devenu l’un des acteurs les plus éminents de la chute de l’Union Soviétique.
Faire cas/prendre soin
À l’objection souvent faite au travail de Soljenitsyne (« à quoi bon raviver les plaies ? »), Georges Nivat nous rappelle la réponse de l’auteur : « Nos plumes russes écrivent à gros traits ». L’auteur souligne par là les difficultés du peuple russe à se confronter à son passé. Si Soljenitsyne fait cas de la vie des zeks dans les camps de travail, c’est pour faire face à la proportion d’amnésie dans la mémoire russe. Pour le conférencier, la question posée par l’œuvre de Soljenitsyne est avant tout celle du genre humain : qu’est-ce qu’être dans le genre humain, et comment en sort-on ? C’est cela que nous rappelle L’Archipel du Goulag.
Au cours de cet évènement, Georges Nivat a porté la parole de Soljenitsyne et le message de son œuvre. Mais il a également rappelé à chacun l’actualité de L’Archipel. Cinquante ans plus tard, le monde est toujours en proie aux mêmes violences, aux mêmes dérives autoritaires, et il nous faut continuer à lutter pour faire entendre le message d’Alexandre Soljenitsyne : que cela ne se reproduise plus.