'Mothers' de Marta Górnicka : les guerrières de l'école de musique

Début octobre, le Théâtre du Maillon de Strasbourg a accueilli plusieurs représentations du spectacle Mothers, A Song for Wartime, créée par la metteuse en scène et musicienne polonaise Marta Górnicka, qui mêle depuis de nombreuses années chant choral, théâtre documentaire et déclarations politiques dans le cadre de son projet basé au Théâtre Maxim Gorki de Berlin. Elle est en particulier célèbre pour s’être réapproprié le modèle du chœur tragique, pour en faire un instrument de réflexion éthique sur les drames sociaux et les conflits militaires de notre époque.

Le spectacle présenté à Strasbourg est une réaction directe à l'agression militaire de la Russie contre l'Ukraine, qui a abouti à une guerre d’ampleur en février 2022. Sur une scène sans aucun décor se dressent plusieurs dizaines de femmes d'âges différents, accompagnées d’une fillette d'une dizaine d'années. Sur un roulement de tambours, elles commencent à entonner avec enthousiasme le Chtchedrik (Le Généreux), chanson traditionnelle ukrainienne chantée à Noël et devenue célèbre dans le monde entier au XXe siècle sous le nom de Carol of the Bells. La chanson appartient au genre des « koliadki », ces chants dont on gratifie ses voisins à Noël, pour féliciter tout le monde et partager la joie. Sourires, folklore et visages avenants  : le spectateur se retrouve face à l'image «  d'exportation  » de la femme ukrainienne, joyeuse, forte, aux joues roses et au verbe haut. Progressivement, le Chtchedrik laisse la place à un autre chant de Noël ukrainien  : « Une bonne soirée, une soirée généreuse, pour la bonne santé des bonnes gens ». Cette phrase musicale est répétée encore et encore, comme un disque rayé. Petit à petit, les sourires se transforment en une expression d'horreur et de désespoir qui fige les visages. La répétition obstinée, cadencée, autistique de la chanson sur les « bonnes gens » ne semble plus qu’une tentative désespérée de dissimuler dans l'éternel Noël la présence oppressante de la guerre. Qui sont ces bonnes gens ? Où sont-elles ? Sont-elles seulement encore en vie ?

Il est important de préciser que les mères que l’on découvre sur scène n’appartiennent pas à une troupe professionnelle. L'équipe du spectacle est composée de réfugiées d'Ukraine et de Biélorussie, ainsi que de Polonaises qui les ont accueillies. Ces mères de famille sont toutes musiciennes amatrices et professeures de musique dans les écoles. La vie de chacune d'elles était liée à la musique et au chant avant la guerre, mais ici, leurs voix harmonieuses sont réunies par quelque chose de plus que leur orientation professionnelle. Le spectateur pourra être touché de manière différente par cette caractéristique du spectacle, et certains objecteront que peu importe qu’il s'agisse de vraies femmes racontant leurs propres histoires ou d'actrices qui les jouent. C’est pourtant un trait fondamental de ce théâtre documentaire, qui cherche à faire cas des destins bouleversés par la guerre. Ces femmes ne travaillent pas comme actrices, elles jouent ici de manière bénévole. Cela fait que Mothers n'est pas seulement une œuvre de théâtre : c'est un théâtre d'action directe, héritier d'Augusto Boal, c'est une action politique avec un but précis, celui d’influencer le public pour déclencher chez eux des processus émotionnels spécifiques.

Durant le spectacle, chacune de ces mères parle un peu d’elle-même, donnant une dimension profondément testimoniale et documentaire à la pièce. Certaines se remémorent la façon dont elles ont fui les bombardements, d’autres se souviennent des plats qu’elles aimaient cuisiner autrefois. Les recettes de leurs friandises préférées constituent autant de « flashbacks » à moitié effacés rappelant cette vie paisible où elles étaient des «  bonnes femmes », des femmes simples. Le contraste n’est que plus frappant avec ce qui est montré sur scène, où l’on voit des guerrières dont les armes sont une discipline musicale impeccable, de belles voix, de rage et de douleur.

C’est ce qui explique le ton d’invective que prend parfois le spectacle. Ces mothers adressent des reproches directs à l’Europe et aux pacifistes européens qui cherchent coûte que coûte à mettre fin à la guerre : « L’Europe est fatiguée de la guerre, l’Europe est trop traumatisée par la guerre. L’Europe a besoin de thérapie, elle a besoin de repos. L’Europe ne peut pas être une meurtrière ! D’ailleurs, comment peut-on tuer la guerre ? L'Europe ne peut pas aller aussi loin ». La tonalité de la pièce devient clairement accusatrice et, franchissant le quatrième mur, elle s’adresse au spectateur qui devient un accusé : « Vous pouvez quitter la salle si vous ne voulez pas écouter ».

La dimension documentaire du spectacle est accentuée par la projection à l’écran de matériau factuel, qui vont de déclarations de médecins sur les mécanismes de protection du psychisme en temps de guerre à des extraits d'articles consacrés aux crimes de guerre commis par des soldats russes contre la population civile ukrainienne. Ces documents horribles envahissent littéralement la scène et contaminent le chant : les mothers commencent à entonner une mélopée constituée par les instructions données par un service de soutien psychologique pour les victimes de violences sexuelles en temps de guerre. La metteuse en scène n'épargne pas le public en présentant des images déchirantes : on voit la fillette avec sur son dos, écrits au marqueur permanent son nom, prénom et le numéro de téléphone de ses parents, au cas où son corps devrait bientôt être identifié à la morgue.

Cette confrontation avec le réel dans toute son horreur transforme le chœur tragique des mères en un clan de sorcières exerçant une magie à la fois impuissante et omnipotente. Les mothers tentent de ridiculiser l’ennemi en chantant une comptine pour enfants, qui est ici « rappée » : « Il est si lourd, si vieux, avec sec gros bras, avec ses grosses jambes, avec son gros nez, avec sa longue barbe, il est si effrayant ! Mais moi je n'ai pas peur ! » Le refrain « je n’ai pas peur » est censé leur assurer une protection contre l’agresseur – en tout cas, une protection intérieure.

Ce cycle de poèmes pour enfants a été écrita par Lessia Oukraïnka (de son vrai nom Larrisa Kosatch), poétesse ukrainienne, féministe et militante de gauche au tournant des XIXe et XXe siècles. C’est un symbole important de cette guerre et du lien douloureux entre deux peuples. Le monument à Lessia Oukraïnka à Moscou, érigé en 2006, année « pacifique », est devenu depuis 2022 un lieu de pèlerinage secret pour les Russes qui s’opposent à la guerre. Chaque fois qu'un missile russe frappe une cible pacifique et tue des civils, les Moscovites apportent des fleurs et des peluches devant le monument à Lessia Oukraïnka, risquant, ne serait-ce que pour des fleurs, d'être arrêtés par la police et accusés de « discréditer l'armée russe » (un crime passible de lourdes peines de prison depuis le début du conflit). Ils sont bien peu, parmi ces manifestants qui utilisent l’art pour manifester un dissensus éthique, à pouvoir dire comme dans la comptine : « Mais moi je n’ai pas peur ! »

On note que, dans le spectacle de Marta Górnicka, le mélange de langues polonaises et ukrainiennes se fait entendre depuis la scène. On ne sait pas dans quelle mesure tous les participants parlent polonais et l'utilisent dans la vie quotidienne, mais le polonais est désormais pour eux un territoire de sécurité et de répit. Il n'y a pas de russe, même si pour certaines, c’est peut-être la langue maternelle, d'autant plus que parmi elles se trouvent des réfugiées de Biélorussie. Aujourd’hui, la langue russe ne semble plus qu’un vecteur de souffrance. La capacité de le parler sans douleur est également confinée à un passé insouciant et paisible, comme les recettes de pâtisserie et les chants de bon voisinage.

Svetlana Gofman - Université de Strasbourg