Oksana Zaboujko (1960-)

Écrivaine, poète, historienne littéraire, essayiste, publiciste, philosophe et intellectuelle, Oksana Zaboujko fait partie des figures les plus célèbres du champ artistique ukrainien contemporain. Professeure invitée à l'université de Pittsburgh et à l'université de Harvard, elle a reçu de nombreux prix ukrainiens et internationaux, dont, le prix Chevchenko en 2019 - plus haute distinction de l'État ukrainien dans le domaine de la culture et de l'art - et, en 2020, le prix du livre de l'année attribué par la BBC pour son recueil d'essais Планета Полин [Planète Absinthe].

Depuis le début de la nouvelle phase de la guerre russo-ukrainienne, et bien avant cela, Oksana Zaboujko n’a de cesse de s’exprimer lors de conférences ou à l’occasion d’articles afin de faire entendre la voix de l'Ukraine : selon ses propres termes, qui datent de 2014, sa fonction est d’être « le cri de l'Ukraine », témoignant d’un engagement croissant de l’écrivain en contexte de crise et d’agression.

La carrière d'écrivaine de Mme Zaboujko est inextricablement liée au développement national et culturel de l'Ukraine indépendante. Son livre Польові дослідження з українського сексу [Explorations sur le terrain du sexe ukrainien], publié en 1996, est devenu le premier scandale du champ littéraire ukrainien moderne, savamment orchestré par l’auteure par le choix même de son titre. Il a suscité de virulentes discussions sur le langage incendiaire de son auteure et l’écriture féminine plus généralement, ainsi que sur le tabou d’exprimer l’expérience sexuelle des femmes dans une société patriarcale et traditionaliste. Mais c’est surtout le premier best-seller portant sur l'Ukraine contemporaine, écrit en ukrainien et publié par une maison d'édition ukrainienne, à une époque où le paysage éditorial était dévasté après la chute de l’URSS et où le développement d’un marché du livre national était contrarié par la large diffusion de livres russes bon marché. Aujourd’hui, Explorations sur le terrain du sexe ukrainien est fermement entré dans le canon de la prose ukrainienne contemporaine en tant que l'un de ses premiers romans féministes, bien que pour l'écrivaine, le texte traite surtout des problèmes liés aux besoins de réinvention  de la langue ukrainienne et l’identité nationale, et est devenu un manifeste féministe malgré elle.

Au-delà de ce statut provocateur, Oksana Zaboujko joue dans l'Ukraine contemporaine un rôle primordial de gardienne et d'archéologue de la mémoire culturelle : elle est l’auteure de nombreuses biographies intellectuelles, d’essais, de correspondances qui ont fait date, comme celle avec le célèbre linguiste Yurii Chevelov. Ce rôle est fondamental dans un pays qui, longtemps après son accession à l’indépendance, demeurait une nation marquée par l’expérience coloniale : cette dernière avait produit une forme d'amnésie culturelle en raison de l’effacement de la mémoire historique nationale produit par la longue répression russe. Parfois, Oksana Zaboujko déterre des noms et des faits pour le lecteur, comme les enfants qui jouent aux « secrets » — réminiscence des pratiques bien réelles d’enfouissement des objets devenus proscrits par le régime soviétique comme les icônes de dévotion privée — décrits dans son roman Музей покинутих секретів [Le Musée des secrets abandonnés] (2009). Parfois, elle pousse les lecteurs à la redécouverte de grands noms de la culture ukrainienne, afin de mettre en lumière leur rôle, leur énergie subversive, leur originalité, leur puissance intellectuelle longtemps invisibilisés derrière à la fois la censure et le pathos du discours officiel soviétique. Ainsi, depuis de nombreuses années, Oksana Zaboujko cherche à conférer une dimension nouvelle à une figure fondamentale du modernisme littéraire ukrainien et européen, Lessia Ukrainka.

En fin de compte, c’est à un double geste qu’invite Zaboujko : d'une part, transmettre les connaissances acquises et retrouver les connaissances perdues – apprendre (learning) - et, d'autre part, réviser et remettre en question les vérités établies du point de vue de leur pertinence par rapport aux nouvelles connaissances et à une nouvelle compréhension de l'état des choses – désapprendre (unlearning). C'est cette action de désapprentissage qui caractérise les textes et les discours les plus puissants de Zaboujko comme celui qu'elle a prononcé en 2022 à la Sorbonne, déconstruisant le mythe et l'idée de l'Ukraine en tant qu'éternelle victime asservie par les pays voisins, dépourvue de subjectivité historique, et démontrant au contraire avec éloquence qu'un projet tel que l'Empire russe a été élaboré et mis en œuvre avec le concours actif d'intellectuels ukrainiens et d'officiers cosaques. L’année suivante, après avoir mis à nu le caractère artificiel de l’image féminine et sa persistance dans la culture ukrainienne à l’occasion de la table ronde à AWARE, elle a donné une nouvelle conférence à la Sorbonne, en exposant ses recherches opiniâtres des « mères » littéraires, invisibilisées et tombées dans l’oubli sous l’effet de la double discrimination sexiste et coloniale. À ce jour, le lecteur francophone bénéficie de deux traductions de ses textes : de la nouvelle Prof de tennis, publié dans le recueil collectif Nouvelles d‘Ukraine (Paris : Magellan & Cie / Courrier international, 2012) et de l’incontournable Explorations sur le terrain du sexe ukrainien (Paris : Intervalles, 2015) tous les deux traduits par Iryna Dmytrychyn.

Nadiia Bernard Kovalchuk - Sorbonne Université/Centre André-Chastel