L’école d’automne Lethica 2024 "'Le Grand Dérangement' : enjeux éthiques et esthétiques du changement climatique" s’est tenue du 30 septembre au 2 octobre 2024 à la Misha à Strasbourg.
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Restitution des journées
En empruntant son intitulé à l’essai du romancier et essayiste indien Amitav Ghosh (The Great Derangement : Climate Change and the Unthinkable), publié en 2016 en anglais et traduit en français en 2021, cette quatrième École doctorale d’Automne entendait rendre compte du changement climatique comme d’une réalité indéniable, mais qui, à tous les sens du terme, « dérange ». Le roman graphique de vulgarisation d’Iris Amata-Dion et Xavier Henrion (Horizons climatiques : rencontre avec neuf scientifiques du G.I.E.C) montre ainsi que la prise de conscience de ce phénomène suscite une succession de réactions émotionnelles assimilable à une « courbe du deuil » où se succèdent le choc, le déni, la colère, la dépression, l’acceptation, l’expérimentation et la décision d’agir, selon la modélisation proposée par l’écopsychologue Joanna Macy.
L’objectif était de rendre compte de ce « dérangement » qui tient à la fois du malaise et de la révolution, sur le plan à la fois éthique et esthétique, en réfléchissant de concert aux inflexions que le changement climatique impose au « cercle de la moralité » (pour reprendre l’expression de James Garvey), et aux transformations nécessaires des pratiques artistiques et littéraires pour restituer un processus, qui fut, selon Ghosh, relégué à la marge par le roman réaliste occidental. En sollicitant les interventions de chercheurs en philosophie, en éthique, en droit, en glaciologie, en climatologie, mais aussi en littérature et en études théâtrales, en recueillant les avis d’écrivains, d’artistes et de créateurs de bande-dessinée, il s’agissait non seulement de prendre la mesure d’un phénomène global, dont l’ampleur ne fait désormais plus aucun doute, mais d’en mesurer également les échos et les retentissements dans le domaine des humanités. L’École doctorale d’Automne 2024 entendait à ce titre répondre à deux interrogations complémentaires.
La première portait sur le rôle que pourraient ou devraient jouer les humanités dans la prise en compte du changement climatique et, en dernier ressort, dans l’impulsion de ce que le philosophe Kwame Anthony Appiah nomme une « révolution morale », autrement dit un changement des mœurs et de la sensibilité, dont le point de bascule se situerait, non plus dans l’argumentation rationnelle ou scientifique, mais dans la naissance d’un sentiment de honte ou de rejet vis-à-vis de comportements devenus éthiquement insoutenables. Comme l’a plaisamment formulé Vincent Message, dans l’entretien qu’il nous a accordé au sujet de deux de ses romans (Défaite des maîtres et possesseurs, 2016 et Les années sans soleil, 2022), il s’agit de savoir quand il deviendra honteux d’être jet-setter et quand la sobriété écologique deviendra au contraire un titre de gloire. Les discussions menées dans le cadre de l’École d’Automne ont ainsi porté sur les ressources qu’offrent les arts et la littérature en la matière. Pourrait-on envisager que les rapports du GIEC, que plusieurs des participants (notamment Benjamin Sultan et Iris Amata-Dion) ont fréquenté de près ou contribué à établir, puissent intégrer un volet plus humaniste, qui porterait sur le rôle des imaginaires dans la représentation du climat, comme l’a suggéré Irène Langlet ?
Les travaux présentés par Frédérique Rémy (Le Changement climatique dans la littérature, 2022) ont permis de saisir l’ampleur d’un corpus fictionnel de plusieurs centaines de titres, qui, du XVIIe siècle à nos jours, s’emploie à imaginer les circonstances et les suites d’un bouleversement climatique susceptible de remettre en cause la survie de l’espèce humaine. En prêtant une attention scrupuleuse aux détails et aux décors d’œuvres cinématographiques et littéraires comme Stillwater (2021) et The Big Sleep (1946), Irène Langlet a quant à elle étayé l’hypothèse heuristique d’une « faute » pétrolière, qui viendrait précipiter la chute de personnages américains dont les actions n’ont en apparence rien à voir avec l’extractivisme. Dans le même panel, l’artiste hacktiviste Paolo Cirio s’interrogeait sur les modalités d’un « réalisme climatique », qui se manifesterait notamment dans des performances animées du souci de dénoncer publiquement et de dévoiler la réalité des responsabilités portées notamment par les entreprises pétrolières. Les discussions menées par les participants ont ici permis de mettre en question le rôle de la fiction, qui tend à cristalliser les attentes et les critiques des lecteurs, tout comme elle suscitait les analyses critiques d’Amitav Ghosh : lui incombe-t-il bien de proposer une quelconque solution au problème du réchauffement climatique ? N’induit-elle pas un biais catastrophiste problématique ? Faire d’elle un instrument de réflexion éthique et de prospective ne revient-il pas à la dépouiller d’une partie de sa singularité et de sa richesse, en la transformant en un répertoire d’hypothèses à éprouver et de scénarios à éviter ? Le rôle des spécialistes en littérature n’est-il pas de rappeler la complexité du texte littéraire, son irréductibilité à la seule fiction, et plus encore aux lignes nécessairement simplifiées d’un scénario catastrophiste ?
Refusant tout autre qualificatif que celui d’autrice de fiction, Céline Minard affirme pour sa part attendre de la littérature non seulement qu’elle la surprenne et qu’elle l’emmène ailleurs, mais qu’elle induise un réel décentrement, ou pour parler comme Ghosh, provoque un réel « dérangement », au risque d’égarer le lecteur : la comparaison de deux de ses textes (Le Dernier Monde, 2007 et Plasmas, 2021) met ainsi un évidence un éloignement progressif, qui la conduit d’abord à chercher des références extra-occidentales, puis à basculer dans des modes d’appréhension non-humains, qui font la part belle aux perspectives animales. L’expérience de pensée proposée par les étudiants du Diplôme Universitaire LETHICA dans le cadre de leur formation au scenario planning offrait ici un prolongement intéressant aux débats et discussions qui avaient précédé. Rassemblant une soixantaine de participants (chercheurs et étudiants), ce scénario, qui avait déjà été présenté une première fois dans une version de travail en avril 2024, permettait au public de se confronter à une expérience de crise climatique et de dérive politique autoritaire, en examinant les conséquences prises par les décisions d’une génération sur les modes de vie de celles qui la suivent. Étayé par des lectures à la fois philosophiques et fictionnelles (entre autres : Le Ministère du Futur de Kim Stanley Robinson), ce scénario participatif, présenté par Francesca Cassinadri (post-doc Lethica), Vittoria Dell’Aira (contrat doctoral Lethica) et Dimitri Corraze (étudiant du DU LETHICA), donnait corps à certains des questionnements formulés au cours des discussions, et permettait de mettre concrètement à l’épreuve les pouvoirs d’une fiction conçue ad hoc.
Le second chantier de l’École d’Automne résidait dans la quête d’une posture à la fois éthique et thymique, susceptible de répondre à ce qui constitue aujourd’hui un défi collectif essentiel : comment (se) sensibiliser aux enjeux de la crise climatique sans succomber à l’angoisse ou au découragement ? Quel vocabulaire utiliser pour l’évoquer ? Là encore, quelles ressources la littérature et les arts offrent-ils en la matière ? Faut-il céder à la nostalgie d’une esthétique de la ruine en voyant partir en miettes les reliquats, parfois monumentaux, du monde d’avant ?
Dans sa conférence inaugurale, la philosophe Catherine Larrère est revenue d’abord sur la notion philosophique et éthique de responsabilité, telle qu’elle fut élaborée par Hans Jonas dans Le Principe Responsabilité (« Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre »), puis sur ses applications pratiques comme la Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique (1992) ou les différents rapports du Groupe intergouvernemental d’Experts sur l’évolution du Climat. Elle a ensuite déconstruit les perspectives catastrophistes de la collapsologie comme une manifestation de l’impasse historique dans laquelle nous nous trouvons lorsque nous imaginons plus volontiers, dans nos fictions et nos rapports de prospective, « la fin du monde plutôt que la fin du capitalisme », selon une célèbre formule du penseur et critique marxiste Fredric Jameson. Catherine Larrère a enfin rappelé les propositions émises, un an plus tôt, dans « les entretiens d’EVA », un cycle de conférences sur les nouvelles manières d’habiter la Terre et d’imaginer un rapport respectueux avec l’environnement. Eliane Beaufils offrit le lendemain un bel écho à ces échanges en présentant à son tour des initiatives tant théâtrales qu’écologiques expérimentées en Allemagne par des collectifs d’artistes comme le Club Real et sa « démocratie des organismes » à Berlin, depuis 2019, ou encore le jeu de rôle Liquid Dependencies mis en scène par les artistes YIN Aiwen, Mengyang ZHAO et Yiren ZHAO en Chine et en Europe depuis 2021.
Tout en rappelant le statut exceptionnel de la France qui, de par ses territoires ultramarins et la mise en place précoce de politiques sociales ambitieuses, se révèle particulièrement bien placée pour mener des politiques écologiques de grande ampleur, la juriste Agnès Michelot a de son côté souligné les risques d’une pénalisation croissante des actions juridiques et militantes, et l’émergence d’un nouveau préjudice, lié à la montée d’une écoanxiété que les jeunes générations présentent comme un obstacle à toute projection dans le futur. Placée sous le signe des « paysages qui tombent », la table ronde qui permit d’entendre en écho les présentations du photographe Bertrand Stofleth et de l’autrice Sophie Poirier posait la question de notre rapport à ces territoires « usagés » et parfois voués à la destruction – comme l’immeuble « Le Signal », en front de mer, que les deux artistes ont en commun dans leurs travaux. Faut-il l’évoquer avec une distance documentaire ou avec l’émoi que suscite une histoire d’amour impossible ? S’agit-il, comme le demande Bertrand Guest, de faire peur, de faire rire, de provoquer le regret, l’élégie ou la fameuse « prise de conscience » que tant de publications scientifiques et médiatiques appellent de leurs vœux ? Entrant en écho avec les propositions de Marielle Macé qui évoque un « état pourri de la parole » autant que du climat pour défendre, à rebours, une solidarité foncière de tous les vivants dans le milieu commun où ils respirent, sa contribution conduit à formuler une réflexion nuancée sur la façon dont nous parlons du changement climatique et sur la charge des termes que, parfois inconsciemment, nous employons. Les humanités environnementales empruntent une voie erronée lorsqu’elles croient qu’ « on doit en rabattre sur la parole pour mieux entendre le monde » : il faut au contraire, selon l’autrice de Nos cabanes et Respire, « creuser la langue » dans laquelle on parle, tout en s’ouvrant à « d’autres systèmes de signes ». La crise de l’imaginaire que commente Ghosh est en effet aussi une crise des signes. Au risque du vertige, l’École d’Automne invitait ainsi à penser non pas une crise, mais un système de crises, ou plutôt un écosystème en crise, dans lequel chacun de nos gestes – et peut-être chacun de nos mots – est susceptible de peser dans la balance.
Ninon Chavoz - Configurations littéraires
Anthony Mangeon - Configurations littéraires
Vidéos des conférences
Conférence inaugurale de Catherine Larrère (Université Paris I) : "Habiter autrement la Terre"
Conférence d’Agnès Michelot (Université de la Rochelle) - "La justice climatique : inégalités et responsabilité"
NB : le début de la conférence n'a pas été enregistré