Linor Goralik (1975-)

La guerre appelle les écrivains russes à s'interroger sur la forme et la possibilité même d'un engagement artistique. Pour les auteurs opposés à l'invasion, se positionner en tant résistant implique de réfléchir à leur appartenance à la culture du pays agresseur – mais aussi à la pertinence d'assimiler la création artistique à la lutte politique, quand d'autres moyens semblent plus efficaces, désintéressés et directs. Certains choisissent de mettre en sourdine l'écriture littéraire : ainsi la poétesse et journaliste Elena Fanaïlova se consacre à publier sur le site du média Radio Liberté des articles et des interviews, où le thème de l'invasion russe reste en filigrane. D'autres optent pour l'exil – comme Galina Rymbou, qui se distancie des cénacles littéraires russes après s'être installée en Ukraine en 2018. Dans la multiplicité des partis pris, la poétesse russo-israélienne Linor Goralik tranche en faveur de l'action plurielle – artistique, journalistique et rédactionnelle. En éditant la revue ROAR (Russian Oppositional Arts Review) depuis le 22 avril 2022, Goralik s'engage en tant que rédactrice pour rassembler et fédérer, sur une plateforme virtuelle, de multiples voix russes qui protestent contre l'invasion et le régime de Vladimir Poutine. Les poètes actuels les plus notoires (Lev Rubinstein, Alexandre Skidan ou Vera Pavlova) s'associent ici aux créateurs peu connus, anonymes – ou encore à ceux que la guerre incite à recourir pour la première fois à la pratique artistique. Aujourd'hui à son dixième numéro, la revue ROAR s'inscrit dans la tradition des journaux dissidents russes édités manuellement (le samizdat), auxquels elle reprend certains codes, dont la typographie, qui rappelle les revues littéraires des années 1970-1990 (L'Horloge [Часы] ou A-ÏA [A-Я]). Cependant, le support virtuel de ROAR permet à la revue de circuler plus vite et de s'ouvrir à un lectorat plus large. Le lecteur français peut d'ailleurs consulter la majorité des numéros en traduction, grâce au travail d'une équipe de bénévoles coordonnée par Sylvia Chassaing et Antoine Nicolle.

ROAR n'est que l'un des versants de l'activité de Goralik, qui administre la chaîne Telegram « Actualités-26 » [« Новости-26 »], dont la visée est d'expliquer l'actualité politique aux adolescents, et poursuit son travail d'écrivaine et d'artiste plasticienne, précédemment marqué par l'exploration de la relation de distance/correspondance entre la culture juive et russe. Les projets initiés depuis le début de la guerre font écho à un changement dans son écriture poétique, esquissé avant même le début de la guerre en Ukraine. La transition vers une énonciation plus directe et démonstrative – en somme, plus engagée – se dessine entre les recueils La Bête vespérale [Всенощная зверь] (2019) et le plus récent La Lumière sur Mogguédo [Свет над Моггедо] (2022). Dans le recueil de 2019, le thème de la continuité historique de la violence est déjà présent à travers le motif de la hache, symbole dont la signification pour la culture russe a été récemment commentée par André Markowicz (Et si l'Ukraine libérait la Russie ?, 2022) :

[...] décris-moi plus vite

le profil historiquement signifiant de la hache

et alors je crierai, en extase, à moi-même et à toi

Puisse goutter éternellement de nous ce qui est de poisse,

Ô, puissions-nous pour toujours

Nous sentir étranglés dans le souffle du vent mort,

Nous tourner en givre sur les bottes de soldat,

et en terre gelée, noire ! [...]

            « Mon ami, perçois-tu dans l'éclat matinal de l'aube…

[Друг мой, видишь ли ты в раннем блеске зари…] »

            Dans La Lumière sur Mogguédo, la réflexion sur la militarisation de la société russe acquiert cependant une nouvelle précision, puisque l'essentialisation abstraite de la violence et de la souffrance consenties (où se devinent les topoï sur le « destin » spécifique de la Russie) cède place à l'analyse de la mécanique concrète du dressage individuel :

            [...] Pendant un an, ils montraient à tout le monde que

            Tu y arrives si bien : tu fais ton lit, tu lis les syllabes.

Pendant un an, ils montraient à tout le monde comment

Tu fais toi-même les lacets, manges de l'avoine au petit-déjeuner.

Ils montraient à tout le monde comment, jusqu'à aujourd'hui,

Tu récites par cœur le règlement de ta division. [...]

« En vieillissant, la mémoire devient un palimpseste…

[Память, старея, становится палимпсестом…] »

Le travail actuel de Linor Goralik en tant qu'autrice russophone, qui, bien qu'installée à l’étranger, reste liée à la Russie via les réseaux éditoriaux, soulève la question délicate du droit de promouvoir la culture artistique russe à l'heure de l'invasion. L'existence même de la plateforme ROAR, qui rassemble les auteurs russophones plus ou moins reconnus (et qui augmente nolens volens leur visibilité), ne manque pas de susciter les critiques, à l'image de la controverse qui surgit en mai 2023 lors du festival littéraire Prima Vista à Tartu (Estonie). En pointant l'impossibilité de mettre en avant l'art russe, ainsi que l'engagement insuffisant de l'intelligentsia littéraire contre le régime, les poétesses ukrainiennes Anna Grouver et Oléna Gousseïnova n'acceptent alors de participer au festival qu'à condition de voir annulée l'intervention de Linor Goralik. Pourtant, si la valeur de la résistance artistique ne peut se comparer à un engagement de type militaire, l'initiative de Goralik, avec ROAR, est loin d'être nulle dans la perspective de la perpétuation des actions collectives en Russie actuelle. Au-delà des doutes éthiques qui accompagnent son existence, la Russian Oppositional Arts Review participe à la fragilisation de la mise en scène poutinienne du consensus social à la guerre, dont les événements publics de grande ampleur et les sondages sont censés attester l'existence, mais qui s'appuie, dans les faits, sur la répression de toute association contestataire à caractère politique.

Milena Arsich - Université de Strasbourg