Pour une grande partie d’entre nous, la relation des personnages de fiction avec les personnes réelles va de soi : bien que nous soyons parfaitement conscients de la différence ontologique entre les deux, pendant la lecture nous traitons les personnages de manière analogue aux êtres humains, en leur attribuant non seulement les mêmes vices et vertus, mais aussi le même fonctionnement. Comme le rappelle Seymour Chatman, l’attitude visant à considérer les personnages en fonction de « ce qu’ils font et non pas de ce qu’ils sont » (Story and Discourse, 1978, p. 116) remonte à Aristote et n’a été remise en discussion que récemment. En correspondance du tournant structuraliste, certains chercheuses et chercheurs ont insisté sur le fait que les personnages sont foncièrement différents des personnes : leur nature textuelle étant mise en avant par rapport à leur nature mimétique, cette tendance aurait encouragé ce que Rita Felski appelle une « orientation antihumaniste » (Character, 2019, p. 34) des études littéraires.
Un passage de Du côté de chez Swann de Marcel Proust offre un exemple de la difficulté qu’on rencontre devant un objet en apparence intuitif et pourtant aussi complexe que le personnage. Le Narrateur raconte avoir rencontré un jour, dans un livre de Bergotte (qui est son modèle d’écriture absolu), « à propos d’une vieille servante, une plaisanterie que le magnifique et solennel langage de l’écrivain rendait encore plus ironique, mais qui était la même que j’avais souvent faite à ma grand’mère en parlant de Françoise […] il me sembla soudain que mon humble vie et les royaumes du vrai n’étaient pas aussi séparés que j’avais cru, qu’ils coïncidaient même sur certains points, et de confiance et de joie je pleurai sur les pages de l’écrivain comme dans les bras d’un père retrouvé » (La Recherche, II, p. 95). Comment interpréter ce passage ? Est-ce que les personnages créés par le célèbre écrivain sont à un point tel admirés par Marcel que celui-ci s’inspire inconsciemment d’eux pour les siens (Françoise dans ce cas) ? Ou est-ce que, comme il semble le suggérer, ce sont les personnes qui lui sont chères à servir de modèle pour Bergotte ? Dans le sillage du self-begettingnovel (Steven G. Kellman, 1980), le roman autogame, Proustest constamment en train de brouiller les frontières entre le niveau diégétique occupé par le narrateur narrant (Marcel qui écrit la Recherche), et le narrateur narré (Marcel héros du roman).
La journée d’études Personnages et modèles. Admiration, imitation, subversions qui a eu lieu à l’Université de Strasbourg le 12 septembre 2024 proposait précisément d’interroger une telle complexité à l’aide à la fois de l’éthique et des approches interdisciplinaires. Elle s’est articulée en trois sessions, ouvertes par une conférence plénière de Caroline Julliot (Université Jean Moulin – Lyon 3), qui a interrogé la dialectique entre mythe et modèle dans une perspective qui croise les études juridiques, l’enquête historique et la lecture de près. Sa lecture des différentes manipulations fictionnelles et para-fictionnelles opérées sur des personnages comme le comte de Monte-Cristo a permis de poser quelques jalons utiles pour les échanges à venir, notamment en ce qui concerne la manière dont une figure littéraire peut faire l’objet d’un processus de modélisation et se prêter ainsi à des différents emplois (éthiques entre autres) au fil de sa réception.
La première session (Ethos du personnage, éthique de la lecture : perspectives théoriques) a été conçue comme un prolongement des réflexions menées par les chercheuses et les chercheurs de Lethica travaillant au sein de l’axe « Approches historiques ». Elle était consacrée à l’étude du personnage en littérature dans une perspective théorique. Valérie Stiénon (Université Sorbonne-Paris Nord - Pléiade et IUF) a notamment proposé de revenir sur le genre de la dystopie féminine et féministe pour identifier dans les récits d’anticipation des véritables réservoirs de pistes d’action, ainsi que des modèles aidant à penser le rapport entre progrès et régression. Dans son intervention, Ninon Chavoz (Université de Strasbourg – ITI Lethica) s’est penchée sur l’œuvre deMarcel Aymé avec l’intention de montrer comment, par le biais de stratégies métafictionnelles, l’auteur lui-même anticiperait, en s’y soustrayant, le modèle d’écrivain de droite auquel il est généralement reconduit. Elisa Russian (Université de Zurich) a offert une analyse comparée de trois autosociobiographies britanniques, en se demandant si les personnages sociologiques, par le fait d’être aussi et surtout des corps politiques, s’échappent ou bien sont pris par le double mouvement de généralisation et de réduction propre à la constitution d’un modèle littéraire.
Les travaux de la deuxième session (Le personnage sur scène : un modèle à travers les siècles ?) se situaient dans le prolongement de l’axe « Éthique et thérapeutique », ainsi que des thématiques « Révolutions morales » et « Faire cas, prendre soin ». Ils ont été consacrés à l’exploration des enjeux éthiques dans la construction du personnage-modèle, conçu à la fois comme réservoir de comportements humains et comme figure exemplaire (ou contre-exemplaire) encourageant les individus à l’exercice de certaines aptitudes psychologiques. Lucie Thévenet (Nantes Université) a en ce sens proposé de revenir sur le prologue de Médée afin de montrer comment l’héroïne euripidienne, tout en étant construite à partir des sources historiques et des connaissances partagées sur le mythe, se démarque aussi des personnages qui l’ont précédée et qui portent son même nom pour s’adapter au dispositif théâtral dans lequel elle est inscrite par son auteur. L’intervention d’Emmanuel Béhague (Université de Strasbourg – ITI Lethica), a permis de tracer une longue parabole dans l’histoire du théâtre et a offert un aperçu des nouvelles façons de construire (parfois en le déconstruisant) un personnage dramatique. Les pièces de Christoph Rüping ont servi de corpus pour l’avancement d’une hypothèse sur l’existence d’un « tiers personnage », figure intermédiaire conçue pour mettre en crise toute possibilité de tirer un modèle d’édification éthique ou épistémologique du personnage en scène.
La troisième session (Personnages en jeu, personnages joués) visait à interroger la question du rapport entre personnage et modèles dans d’autres sphères que celle de la fiction littéraire. On s’est ainsi intéressé aux jeux vidéo – et particulièrement aux NPCs, les Non-Player Characters – et aux jeux de rôle pour réfléchir à la fonction accordée au public dans la construction des personnages. Fanny Barnabé (Université de Namur) a présenté une étude sur les figures de guide non-humain dans les jeux vidéo, pour montrer comment la prise de décision morale des joueurs n’est pas infléchie par le fait qu’elles ou ils dialoguent avec des personnages (ou proto-personnages) pour lesquels il est impossible d’imaginer une « vie » pleine et entière et ne devraient donc susciter aucune reconnaissance ou empathie. Matthias Roick (Polish Academy of Sciences) a clôturé la journée par une réflexion sur la différence entre éthique de la vertu et expérience morale telle qu’elle s’articule dans la création et dans le recours aux jeux de rôle.
Matilde Manara - Configurations littéraires