Evguenia Beloroussets, Il est 15h30 et nous sommes toujours vivants

Paris, Éditions Christian Bourgois, 2022.

Une immersion dans l’invasion russe de l’Ukraine

Dès le déclenchement de l'agression de la Russie contre l'Ukraine, Evguenia Beloroussets demeure à Kyïv, où elle entame la rédaction d'un journal documentant jour après jour la vie à Kyïv. Comme elle le souligne lors d'un entretien : « Lorsque la guerre a éclaté, je n'avais pas prévu de rester à Kyïv, je suis devenue l'otage de mon propre journal. Dès le début, j'ai pensé qu'il était important de témoigner de ce qui se passait. J'ai accepté la proposition de Der Spiegel d'écrire chaque jour un petit texte sur ce qui se passait à Kyïv[1]. »

Peu de temps après, ce travail initial réalisé pour Der Spiegel donne naissance à un journal de guerre, intitulé Il est 15h30 et nous sommes toujours vivants (Anfang des Krieges: Tagebücher aus Kyjiw), paru en français le 7 mai 2022 aux Éditions Christian Bourgeois, dans une traduction depuis l’allemand. Il s'agit d'un journal intime que l'écrivaine a tenu pendant 41 jours consécutifs, du 24 février au 3 avril 2022. Ce journal relate la vie quotidienne des habitants de Kyïv, y compris l'écrivaine elle-même, qui sont confrontés à la réalité de la guerre, marquée par la terreur, la violence et un profond sentiment d’incertitude. La deuxième entrée du journal commence ainsi ; « Je me réveille le matin à sept heures au son des sirènes qui nous préviennent que des bombardements vont avoir lieu. » (Belorusets, éd. Bourgois, p. 15)

Cependant, à mesure que les jours passent, on comprend que la vie continue malgré tout. Elle s’affirme à travers des gestes du quotidien, très simples, tels qu'un rayon de soleil ou le fugitif sourire d'un passant, redonnant ainsi l’espoir. La terreur et l’impensable de la guerre se conjuguent donc avec le maintien d’activités très prosaïques, donnant lieu à des situations émouvantes ou parfois cocasses, mais qui toutes ensemble représentent une expérience totale de la vie en temps de guerre. C’est ce caractère complexe de la guerre, qui bouleverse tout sans pouvoir mettre à bas la vie elle-même, que Beloroussets veut rendre tangible pour son lecteur.

Evguenia Beloroussets documente cette situation ambivalente et les transformations visibles ou invisibles qu’elle produit. Elle conserve méticuleusement la trace de cette nouvelle réalité qui l'entoure, que ce soit en décrivant le silence glacial des rues dévastées de Kyïv, en retranscrivant les conversations qu'elle a eues avec d'autres personnes, ou encore en partageant ses propres réflexions sur les pages. Elle le fait non seulement par l'écriture, mais également grâce au support photographique qui accompagne chaque nouveau jour, chaque nouveau chapitre, de son journal de guerre. Les photos qui accompagnent le texte portent des légendes très personnelles. Elles racontent des histoires à part entière, en nous plongeant encore plus profondément dans la réalité de la guerre.

Le journal de guerre d'Evguenia Beloroussets, Il est 15h30 et nous sommes toujours vivants, oscille entre l'écriture auto-documentaire et l'écriture journalistique, explorant à nouveau l'interaction de deux médias, l'écriture et la photographie, qui non seulement s’accompagnent mutuellement, mais semblent se compléter l'un l'autre. Par ces médiums, en documentant le quotidien à travers ce témoignage à la première personne, l'écrivaine parvient non seulement à rendre compte de la guerre, mais aussi à l'accepter et à manifester sa forme de résistance de manière intime face à ce conflit, en faisant interagir à la fois la littérature et l'art.

En mars 2023, lors d'un discours au Bundestag à l’occasion du premier anniversaire de l'agression russe contre l'Ukraine, le chancelier allemand Olaf Scholz a cité des extraits du journal de guerre d’Evguenia Beloroussets. En mai 2023, le Mouvement européen d'Allemagne a décerné à l'écrivaine le prix Femmes d'Europe en reconnaissance de son travail qui « met en lumière les réalités quotidiennes de la vie des gens en Ukraine depuis plus de 10 ans[2] ».

Kateryna Tarasiuk - Université de Strasbourg

Bibliographie

  • Evgenia Belorusets, Il est 15h30 et nous sommes toujours vivants, Paris, Éditions Christian Bourgois, 2022.
  • Yevgenia Belorusets, Anfang des Krieges: Tagebücher aus Kyjiw, Berlin, Matthes & Seitz Berlin, 2022.

[1] « Когда началась война, у меня не было намеренного плана оставаться в Киеве — я стала заложницей собственного дневника. В самом начале мне показалось важным засвидетельствовать происходящее. Я приняла предложение журнала Der Spiegel каждый день писать небольшой текст о том, что происходит в Киеве. », ma traduction, in Life.nv.ua, « “Je reste”. Les habitants de Kiev qui sont restés dans la ville depuis le début de la guerre - l'histoire d'Evguenia Beloroussets » [« ”Ja ostajus”. Žiteli Kieva, kotorye s načala vojny ostalis' v gorode — istorija Evguenii Beloroussets »], op.cit.

[2] Voir l’article de Polina Gorlač, « Pys'mennycja Єvgenija Bєlorusec' stala laureatkoju premïi "Žinki Єvropy" 2023 roku », in Suspilne.media, le 9 mai 2023, en ligne (consulté le 22 novembre 2023).