Parmi les missions des enseignants-chercheurs, la diffusion et la vulgarisation des connaissances sont d’autant plus essentielles qu’elles touchent à des enjeux éthiques de premier plan. Il en va ainsi de la question du réchauffement climatique, dont les causes sont désormais bien connues, et dont les effets dévastateurs affectent déjà nos vies, mais impacteront plus considérablement celles des générations futures – sans oublier la multitude d’espèces vivantes condamnées à disparaître dans les décennies à venir. « Qui aurait pu prédire la crise climatique ? » s’interrogeait benoîtement le président de la République, Emmanuel Macron, dans son allocution télévisée du 31 décembre 2022. La réponse était pourtant simple : depuis sa création en 1988, à l’initiative du Programme des Nations unies pour l’Environnement et de l’Organisation météorologique mondiale, le Groupe international d’experts sur le climat (GIEC) n’a cessé d’alerter les représentants politiques, les médias et les populations humaines sur les réalités et les désastreuses conséquences du changement climatique, notamment à travers ses cinq rapports publiés en 1990, 1995, 2001, 2007 et 2014. Ces derniers ont certes engendré d’importantes décisions : en 1992, l’existence de ce changement fut reconnue par les États présents au Sommet de la Terre à Rio ; en 1997, le protocole de Kyoto marqua une autre étape décisive, avec l’accord international sur la nécessaire réduction des gaz à effet de serre ; après avoir été lauréat du prix Nobel de la Paix en 2007, le GIEC joua encore un rôle déterminant dans la signature de l’Accord de Paris en 2015, visant à limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré Celsius supplémentaire par rapport à l’ère préindustrielle. Depuis 1850 et l’exploitation des énergies fossiles (charbon, gaz puis pétrole), l’humanité n’a cessé d’extraire de la terre et de relâcher dans l’atmosphère des milliards de tonnes de dioxyde de carbone qui, couplés à d’autres gaz à effet de serre générés par ses activités comme la déforestation, l’agriculture intensive et l’élevage industriel et massif d’animaux pour la consommation de viande, engendrent un inéluctable réchauffement. Nous avons déjà atteint, à l’échelle globale, le seuil d’1,4 degré au-dessus des températures moyennes dans la seconde moitié du XIXe siècle et loin de ralentir, ce processus risque de s’emballer avec l’intensification actuelle des activités responsables du dérèglement climatique : ainsi l’entreprise française Total, récemment ciblée par l’artiste activiste Paolo Cirio dans sa campagne pour la justice climatique, prévoit-elle d’augmenter encore de 30% sa production d’hydrocarbures d’ici 2030 (p. 280). Nous sommes pourtant dans une décennie charnière : dès 1972, le rapport rédigé pour le Club de Rome par plusieurs économistes (dont les époux Dennis et Donella Meadows, qui lui donnèrent son nom) avait alerté les décideurs politiques sur « les limites à la croissance » démographique et économique humaine et sur leurs conséquences néfastes pour l’environnement, en identifiant les années 2020-2030 comme un point de bascule (p. 307). Tous les spécialistes du climat, et notamment les experts du GIEC, sont par ailleurs unanimes : cette décennie reste « la seule fenêtre d’opportunité pour mettre en place de véritables politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre » (p. 118) et tenter de contenir le réchauffement de notre planète. L’urgence est plus que jamais à la transmission et à l’action, pour provoquer un sursaut de conscience et de responsabilité des populations, face à l’inertie dominante chez les décideurs politiques qui souvent préfèrent l’ignorance et privilégient l’inaction (p. 37, 226, 281, 296).
C’est à cette fin que la climatologue Iris-Amata Dion, chargée de recherches au CNRS, s’est associée au dessinateur Xavier Henrion pour mettre en récit et en images leurs rencontres avec neuf scientifiques français ayant participé à la rédaction de plusieurs rapports du GIEC. Des spécialistes des climats du passé (Valérie Masson-Delmotte, Jean Jouzel) aux économistes de l’environnement (Céline Guivarch, Henri Waisman), en passant par les géographes (Virginie Duvat, Wolfgang Cramer) et les météorologues (Christophe Cassou, Hervé Douville, Roland Séférian) experts de l’influence humaine sur les systèmes naturels (atmosphère, biosphère ; cycle du carbone, de l’eau), toutes les compétences sont ici mobilisées, et leurs diagnostics convergent. « 100 % du réchauffement observé sur la dernière décennie est dû aux activités humaines » (p. 86) ; nous sommes donc « 100 % responsables des changements climatiques » (p. 256) mais, dans le même temps, nous incarnons aussi « 100 % de la solution » (ibid.). Grâce aux connaissances accumulées depuis les travaux de pionniers comme Claude Lorius, Roger Revelle et Charles Keeling dans les années 1950 (p. 106-107), c’est de fait « la première fois que l’humanité sait ce qui va lui arriver » et se trouve dès lors en mesure de « préparer notre futur 50 ans, voire un siècle à l’avance » (p. 225).
L’ouvrage revient ainsi à plusieurs reprises (p. 86, 116, 127, 248-250) sur les cinq grands scénarios ou « trajectoires socio-économiques partagées » (ou SSP pour shared socioeconomic pathways) qui se présentent à nous, selon qu’à l’horizon 2100 nous serons parvenus ou non à limiter le réchauffement climatique à moins de deux degrés (SPP1), à près de trois (SSP2 ou SSP4) ou, au contraire, à nous adapter à une augmentation de quatre (SSP 3) voire cinq degrés (SSP 5) au-dessus des températures préindustrielles. En présentant six « faisabilités » à mobiliser d’urgence pour respecter l’Accord de Paris, qui vont des « faisabilités géophysiques » et « environnementales » aux « faisabilités institutionnelles » et « culturelles et sociales », en passant par les « faisabilités économiques » et « technologiques » (p. 128), le livre montre également comment l’objectif d’un réchauffement maîtrisé sous les deux degrés reste « possible du point de vue géophysique, environnemental et technologique », mais se trouve dans le même temps compromis par les lenteurs des transformations économiques, institutionnelles, sociales, culturelles (p. 129). Virginie Duvat en appelle donc à « une véritable révolution territoriale, économique et culturelle » et notamment à un abandon de notre modèle de développement, le capitalisme (p. 227), pour réaliser ces deux piliers du futur que seraient « un environnement et une société plus viables », respectant le vivant (p. 228).
L’urgence tient au fait que parmi les neuf limites planétaires à ne pas dépasser pour conserver à l’humanité « les conditions favorables dans lesquelles elle a pu se développer », six seraient aujourd’hui déjà franchies. Si la présence des aérosols dans l’atmosphère, la question de l’ozone dans la stratosphère, celle de l’acidification des océans restent pour l’instant en dessous des seuils critiques, l’introduction d’entités nouvelles dans la biosphère, parallèlement à l’érosion de la biodiversité, le changement d’utilisation des sols parallèlement au changement climatique, et enfin la perturbation des cycles de l’eau parallèlement à l’extension des flux biochimiques (p. 180), menacent désormais très gravement la survie des espèces vivantes et parmi elles, à terme, celle de l’humanité elle-même qui, tout en ne représentant que 0,01 % des vivants, a provoqué la disparition de 20% des espèces en moins d’un siècle et décime toujours allègrement 85 % d’entre elles (p. 190). Sauver la planète devient dès lors notre mission à toutes et tous (p. 209), et pour cela de nombreuses solutions existent, qui peuvent s’envisager à une échelle collective autant qu’au niveau individuel, dans les domaines de l’agriculture, du bâtiment, de l’industrie comme dans nos habitudes de consommation, de déplacement, de logement qui doivent impérativement viser à plus de sobriété. L’enjeu est autant éthique qu’économique et politique : c’est avant tout celui d’une exigence d’équité, dans la mesure où plus d’un tiers des humains vivent déjà dans des contextes climatiques dangereux (p. 207), tandis que les pays surdéveloppés comme les États-Unis, ou encore, à l’échelle des diverses nations, les catégories sociales les plus riches, sont majoritairement et historiquement responsables du réchauffement climatique (p. 122, 246-247) dont pâtiront cependant en priorité les populations les plus pauvres et les plus vulnérables – celles vivant actuellement dans les zones tropicales appelées à devenir invivables avant la fin de ce siècle (p. 178). Des dizaines de millions de réfugiés climatiques (dont rien moins de cent cinquante d’ici vingt-cinq ans, p. 179) sont dès lors attendus au fil des décennies à venir,
Le tableau brossé dans ces Horizons climatiques est assurément sombre ; pourtant les auteurs choisissent de coloriser chaque chapitre de couleurs plutôt tendres (du bleu au mauve ou rose, avec diverses variations de vert) ou vives (du jaune à l’orange, dans trois tonalités), comme le faisaient déjà en 2019 les scénaristes de Soon, Thomas Cadène et Benjamin Adam. Cherchant également à construire « un récit positif » (p. 298) auquel on puisse adhérer et qui nous permette d’agir, Iris-Amata Dion et Xavier Henrion se mettent en scène comme un duo classique d’enquêteurs complémentaires, alliant rigueur scientifique et traits d’esprit, recherche implacable des faits et quête insatiable de nouveaux rêves. Ils ne cachent certes rien des phases de colère et de découragement ou de la dialectique continue entre angoisse et indignation qu’ils ont pu vivre en se mettant à l’écoute des neuf scientifiques du GIEC qui donnent tour à tour leurs noms aux chapitres de l’ouvrage. Mais ces derniers empruntent également leurs titres à diverses attitudes et humeurs qui dessinent elles-mêmes une trajectoire allant du choc et du déni à l’expérimentation et à la décision d’agir, en passant par la colère, la dépression et l’acceptation. Inspirée des travaux de l’écopsychologue américaine Joanna Macy, cette « courbe du deuil » d’un « monde sans fin », pour reprendre à Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici le titre de leur propre bande dessinée parue en 2021, se trouve elle-même exposée à deux reprises, à la fin du récit (p. 312) et en annexe (p. 316-317) – comme pour montrer aux lecteurs qu’ils ne seront pas seuls à suivre cette pente, puis à la remonter. « Voyons la question du climat comme une chance. Une chance de changer rapidement vers un monde plus juste » (p. 297) : c’est assurément ce message positif qui sert de véritable fil rouge à ce roman graphique, et sous-tend la révolution morale qu’il entreprend de susciter vis-à-vis du changement climatique.
Anthony Mangeon - Configurations littéraires