ITI Lethica - Littératures, éthique & arts - MISHA - Maison Interuniversitaire des Sciences de l'Homme - Alsace - Université de Strasbourg https://www.misha.fr fr ITI Lethica - Littératures, éthique & arts - MISHA - Maison Interuniversitaire des Sciences de l'Homme - Alsace - Université de Strasbourg Wed, 20 Nov 2024 16:23:49 +0100 Wed, 20 Nov 2024 16:23:49 +0100 TYPO3 EXT:news news-17000 Sat, 23 Nov 2024 19:00:00 +0100 Milo Rau, le réalisme comme éthique /actualites/actualite/milo-rau-le-realisme-comme-ethique Avant-scène au Maillon par Emmanuel Béhague Dans le cadre du Paysage#4, 10 jours avec Milo Rau, présenté au Maillon, théâtre de Strasbourg, scène européenne, en amont de la représentation de Antigone in the Amazon, un avant-scène par Emmanuel Béhague, professeur de civilisation et d'histoire culturelle des pays de langue allemande (Université de Strasbourg) :

Milo Rau, le réalisme comme éthique

Artiste essentiel du paysage théâtral contemporain, Milo Rau déploie depuis plus de quinze ans un théâtre de l’expérience humaine, qu’elle soit intime ou collective, personnelle ou politique. Prônant une esthétique qui "arrache le réel de l'ombre des documents et d'une soi-disant actualité pour le ramener dans la lumière de la vérité et de la présence", il fait résonner dans le présent les lieux et les époques sous de multiples formes, du reenactment de moments historiques jusqu’à la relecture de matériaux tragiques. Jouant de la mince frontière entre réalité et représentation sur la scène, il renouvelle celle-ci comme lieu d’une réflexion éthique.

Entrée libre

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news-17006 Thu, 21 Nov 2024 09:00:00 +0100 Sujets « sensibles » en littératures : réceptions empiriques, nouvelles épistémologies, nouvelles pratiques d’enseignement /actualites/actualite/sujets-sensibles-en-litteratures-receptions-empiriques-nouvelles-epistemologies-nouvelles-pratiques-denseignement Journée d'études organisée par Anne-Claire Marpeau, Philippe Clermont, Marianne Hillion et Marie-Jeanne Zenetti. Inscription obligatoire avant le 6 novembre 

 

Argument

Depuis quelques années, les controverses et vifs débats au sujet des violences sexistes et sexuelles dans les textes littéraires1 témoignent d’une interrogation éthique grandissante dans le champ littéraire français. De manière générale, les études culturelles, de genre et post-coloniales ont favorisé une (re)lecture des textes littéraires à l’aune de problématiques éthiques et sous l’angle de sujets que l’on pourrait qualifier de « sensibles » : sensibles car ils engagent des expériences subjectives liées à l’intimité et l’affectivité, sensibles parce qu’ils éveillent des questionnements politiques sur les façons de vivre ensemble, d’entrer en relation et de faire monde, sensibles enfin parce qu’ils impliquent d’interroger la sacralisation des textes et de la critique littéraires ainsi que les méthodes et pratiques de lecture et de réception des textes.
La nomination et l’interprétation des discriminations et des violences dans les textes littéraires suscitent en effet des questionnements épistémologiques cruciaux puisqu’elles obligent à « réfléchir aux relations entre littérature et morale » mais aussi « aux rapports qu’entretient la littérature avec la réalité »2. À l’aune du tournant affectif et éthique des sciences humaines, il s’agit donc de penser les méthodes de l’herméneutique littéraire, en interrogeant la place de la subjectivité et de l’ethos dans l’interprétation littéraire et plus largement, les enjeux éthiques de la critique contemporaine.
Il s’agit peut-être tout particulièrement de s’interroger sur le lien qu’entretiennent sujets sensibles, pratiques de lecture et réceptions empiriques : la lecture ou relecture des oeuvres qui relève le racisme, le sexisme, la violence sexuelle, la violence coloniale ou encore l’agression du vivant dans ces textes littéraires tient-elle à un positionnement nouveau du sujet-lecteur ou lectrice, appartenant à une communauté interprétative davantage « sensible » à ces enjeux ?
Il s’agit de se pencher également sur ce que la prise en compte de ces sujets sensibles fait à l’enseignement littéraire à tous les niveaux : les corpus, les pratiques, les dispositifs didactiques se modifient-ils face à la perception et la résonance de ces sujets sensibles ?

1 Voir à ce sujet les textes de ce qu’on peut appeler l’« affaire Chénier » sur le carnet de recherche intitulé Malaises dans la lecture et la publication de l’ouvrage d’Hélène Merlin-Kajman intitulé La Littérature à l ’heure de #MeToo, Paris, Ithaque, 2020.

2 Lise Wajeman, “Lire le viol”, Écrire l’histoire, n°20-21, 2021. URL : https://journals.openedition.org/elh/2971. Consulté le 18 janvier 2023.

 

Programme

Jeudi 21 novembre 2024

9h15 : Accueil, boissons chaudes et gourmandises
9h45 : Ouverture des journées. Accueil institutionnel. Ouverture des travaux : Vers une tentative de cartographie des sujets sensibles en littérature ?

10h30-12h00 : Comment les textes sont ou deviennent « sensibles » : relectures éthiques de corpus canoniques
Dina KHAZAI (Université de Strasbourg), Le sujet sensible et le surréalisme : regard contemporain
Isabelle POULIN (Université Bordeaux Montaigne), La lecture par-dessus l’épaule : Lolita lu par Neige Sinno, en traduction

12h00-13h00 : Déjeuner (Buffet)

13h00 -14h00 : Sujets sensibles et violences historiques
Gabriela VIERU (Université de la Sorbonne Nouvelle), Corps, violence et Mai ‘68. La poétique de la cruauté dans Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq
Kateryna TARASIUK (Université Grenoble-Alpes & Université de Strasbourg), Poésie féministe contemporaine ukrainienne face à la guerre : cartographie, réaffirmation, réappropriation

14h00-14h15 : Pause

14h15-15h15 : Sujets sensibles et tabous : violences intra-familiales et sexuelles
Aimée-Luce PONZA (Université de Strasbourg), Les gouzgouz, ou « la confusion des langues » : représentation de l’inceste en littérature de jeunesse avec Les Longueurs de Claire Castillon
Anne-Claire MARPEAU (Université de Strasbourg), Ce que l’inceste fait au corps : poétiques et éthique de l’album de jeunesse

15h15-15h30 : Pause

15h30-16h30 : Sujets sensibles et lectures post-coloniales
Rocio MUNGUIA AGUILAR (Université de Guyane), L’identité guyanaise comme sujet « sensible » : la trilogie de jeunesse Mes romans de Guyane de Marie George Thébia ou les enjeux éthiques de la production d’un corpus « local »
Présentation par les étudiant.e.s de Philippe CLERMONT (Université de Strasbourg), à partir de leur programme de littérature de jeunesse « Colonialisme, esclavagisme : lectures éthiques en question »

Vendredi 22 novembre 2024

9h30-10h30 : Sujets sensibles et médiations : quels enjeux pour les passeurs et passeuses de textes ?
Teona FARMATU (Université Babeș-Bolyai de Cluj-Napoca, Roumanie), La « traduction raciste » de poèmes de Charles Baudelaire et Jean Richepin en Roumanie à la fin de XIXème siècle
Ida IWASZKO (Institut national des études territoriales - Strasbourg), Les sujets « sensibles » en littérature dans les bibliothèques et les réseaux de lecture publique des collectivités territoriales : quelles réceptions et quelles tendances en France ?

10h30-10h45 : Pause

10h45-12h00 : Théoriser la réception et l’interprétation des textes sensibles
Anne GRAND d’ESNON (Université de Lorraine), Les autres de la réception : peut-on lire avec n’importe qui ?
Marie-Jeanne ZENETTI (Université Lumière-Lyon 2), Textes sensibles, lectures sensées

12h00-13h00 : Déjeuner (Buffet)

13h30-15h00 : Sujets sensibles et réceptions : lire, enseigner, situer
Tatiana CLAVIER (Université de La Rochelle), Écritures de soi au féminin et violences de l’intime : résonance traumatique et repositionnement critique de lectrices
Arnaud GENON (Université de Haute-Alsace & Université de Strasbourg), Jeunes lectrices et lecteurs de dark romance : enquête sur comment se lit la violence ?
Débat par les étudiant.e.s d’Arnaud GENON : « à propos de la dark romance »

14h00-14h15 : Pause

15h15-16h15 : Le coût et le gain : qu’apporte la lecture des textes sensibles ?
Aline LEBEL (Université Paris Nanterre), Le coût des révolutions morales : une violence juste faite aux lecteurs et lectrices sensibles ? Le cas de Svetlana Alexievitch
Christine LEMAÎTRE (Aix-Marseille Université), Les sujets sensibles : une matière première pour éveiller le futur citoyen à l’expérience morale. Nussbaum de la théorie à la pratique

16h15 : Conclusions

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news-17095 Thu, 21 Nov 2024 08:00:00 +0100 Académie des écrivain·es sur les droits humains /actualites/actualite/academie-des-ecrivaines-sur-les-droits-humains Lectures, rencontres et conférences Du 21 au 30 novembre 2024, l’Eurométropole et l’Université de Strasbourg organisent une Académie d’écrivain.es sur les droits humains. Cette académie est composée de neuf membres : Jean D’Amérique, Roja Chamankar, Hawad, Alberto Manguel, Carole Mesrobian, Serge Pey, Pinar Selek et Luba Yakymtchouk. Originaires d’Haïti, d’Ukraine, d’Argentine, d’Afrique, de Turquie ou d’Iran, ils et elles se réunissent à Strasbourg pour « Relier notre monde ». Durant dix jours, les membres de l’Académie iront à la rencontre des publics dans divers lieux strasbourgeois à travers des conférences, des lectures, des performances accompagnées d’artistes. Ces événements sont ouverts à toutes et tous.

L’Académie qui se crée à l’occasion de Strasbourg Capitale Mondiale du Livre 2024 a un double objet : les drames humains qui se jouent dans le monde et sur lesquels la littérature pose un regard aigu, mais aussi les droits d’expression et de création des écrivain·es. Témoignage sur les guerres, sur l’oppression, sur la privation de liberté, la littérature est aussi un art d’action et d’intervention, capable de défendre les droits et de réaffirmer le nécessaire respect des personnes humaines dans toute leur diversité.

Les différents événements organisés au cours de l’Académie seront l’occasion d’évoquer plusieurs situations brûlantes sur le plan des droits humains, passées ou actuelles, autant que des questions transversales comme le genre, la guerre, la liberté d’expression, le droit à la lecture ou le droit à la langue. Les membres de l’Académie se réuniront au fil de trois séances plénières, dans le but de doter l’Académie d’un manifeste et de réfléchir à des actions pérennes, qui feront de Strasbourg un des laboratoires pour penser et manifester la puissance de résistance de la littérature.

En partenariat avec l'Eurométropole de Strasbourg, Strasbourg Capitale Mondiale du Livre, l'Université de Strasbourg et l'ITI Lethica.

Consulter les notices portant sur les membres de l'Académie sur le Lethictionnaire

 

Programme :

Jeudi 21 novembre 2024 :

  • Ouverture de l’Académie : 12h30, salle 001, Présidence, 20A Rue René Descartes, Campus Esplanade (sur invitation uniquement)
  • Première réunion plénière de l’Académie : 14h, salle 322, Présidence, 20A Rue René Descartes, Campus Esplanade (fermée au public)

Vendredi 22 novembre 2024 :

  • Lecture-rencontre avec Roja Chamankar ”Voix de la poésie iranienne d’aujourd'hui” : 18h30, Librairie des Bateliers, 5 Rue Modeste Schickelé, Strasbourg Centre. En partenariat avec La Maison de la poésie de Strasbourg

Samedi 23 novembre 2024 :

  • Table ronde 1 « Littérature et guerre », avec Roja Chamankar, Carole Mesrobian et Serge Pey : 16h, salle In Quarto, Le Studium, 2 Rue Blaise Pascal, Campus Esplanade

Lundi 25 novembre 2024 :

  • Lecture-conférence de Luba Yakymtchouk : 12h, Salle de conférence, Maison interuniversitaire des sciences de l'homme - Alsace (MISHA), Allée du Général Rouvillois, Campus Esplanade
  • Lecture-rencontre avec Jean D’Amérique, « Entre la blessure et l'espoir », suivie d’une séance de dédicaces : 17h, Librairie Kléber, 1 Rue des Francs-Bourgeois, Strasbourg Centre

Mardi 26 novembre 2024 :

  • Lecture-rencontre avec Pinar Selek : 14h, Club de la presse, 10 Place Kléber, Strasbourg Centre
  • Conférence et Lecture de Hawad : “Sueur d’acier”, 16h, salle In Quarto, Le Studium, 2 Rue Blaise Pascal, Campus Esplanade
  • Performance de Serge Pey et Chiara Mulas : “Dernier bombardement”, 20h, salle d'Évolution, Le Portique, 14 Rue René Descartes, Campus Esplanade

Mercredi 27 novembre 2024 :

  • Seconde réunion plénière de l’Académie : 10h, Bibliothèque d’histoire, Palais Universitaire, 9 Place de l'Université, Campus Historique (fermée au public)
  • Table ronde 2 « Littérature et droit des femmes », avec Pinar Selek, Carole Mesrobian, Roja Chamankar et Luba Yakymtchouk : 17h, Temple-Neuf, Place du Temple Neuf, Strasbourg Centre
  • Table ronde 3 « Droit de dire et droit de lire », avec Roja Chamankar, Jean d’Amérique, Hawad, Alberto Manguel et Serge Pey : 18h30, Temple-Neuf, Place du Temple Neuf, Strasbourg Centre

Jeudi 28 novembre 2024 :

  • Table ronde 4 « Littérature et politique », avec Pinar Selek, Hawad, Jean D’Amérique : 12h, salle In Quarto, Le Studium, Campus Esplanade
  • Conférence « Tenir langue » d’Alberto Manguel : 16h, amphithéâtre Beretz, Présidence, Campus Esplanade
  • Conférence « Voix féminines de la poésie contemporaine ukrainienne » avec Luba Yakymtchouk : 18h30, Bibliothèque nationale et universitaire, 6 Place de la République, Strasbourg

Samedi 30 novembre 2024 :

  • Troisième réunion plénière de l’académie : 10h, Hôtel de Ville, 9 Rue Brûlée, Strasbourg (fermée au public)
  • Conférence de presse : 12h, Hôtel de ville, Strasbourg Centre (réservé aux journalistes)
  • Clôture de l’Académie : 12h30, Hôtel de Ville, Strasbourg Centre (sur invitation uniquement)
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news-17098 Wed, 20 Nov 2024 18:30:00 +0100 La littérature derrière les barreaux : une irréductible liberté /actualites/actualite/la-litterature-derriere-les-barreaux-une-irreductible-liberte Soirée littéraire consacrée aux écrivains biélorusses emprisonnés Ales Bialatski, juriste biélorusse et auteur de romans historiques, est emprisonné depuis 2021. Lauréat du prix Nobel de la Paix en 2022 pour son combat en faveur des droits fondamentaux des citoyens, il continue depuis sa prison à écrire, notamment contre la peine de mort qui a été appliquée en Biélorussie à plusieurs défenseurs des libertés ces dernières années.

Maxime Znak, écrivain et auteur de nouvelles, est emprisonné en Biélorussie depuis 2020. De ses observations depuis la prison, il tire une « Zekologie » dans l’esprit de l’œuvre d’un Soljenitsyne.

Leur œuvre et leur combat seront présentés par Taciana Niadbaj et Iryna Kozikava, universitaires et membres du Pen Club Biélorusse, en alternance avec des lectures par des étudiants du Master LFGC et du DU Lethica d’extraits de leurs écrits récents.

Cette soirée, en partenariat avec l’UR « Configurations Littéraires », le SUAC et les Bibliothèques des Langues, accompagne l’exposition aux Bibliothèques du Portique et du Studium de portraits de prisonniers politiques réalisés par l’artiste Biélorusse Ксіша Анёлава (Xenia Anielava). Ces portraits, simples mais expressifs, rendent un visage et une personnalité à des individus que le régime a mis au secret, les coupant parfois de tout contact non seulement physique mais épistolaire avec leurs proches, tentant d’effacer leur mémoire dans la société.

Soirée animée par Volha Aleinuk, membre du think tank « Institut pour le développement et le marché social en Biélorussie » et Tatiana Victoroff, MCF HDR en littérature comparée et membre de Lethica.

 

Lien Zoom pour rejoindre la conférence en ligne

 

Exposition "Le dragon installé dans notre maison" du 19 au 21 novembre 2024

  • 19/11/24 à 18h30 : Vernissage de l'exposition (Portique)
  • 20/11/24 à 18h30 : Soirée littéraire (salle In Quarto du Studium)
  • 21/11/24 à 14h : Visite guidée de l'exposition (Portique)

 

Evénements organisés par le service des bibliothèques, Configurations littéraires, et la faculté des lettres de l'Université de Strasbourg.

Porteur du projet : Tatiana Victoroff, MCF (HDR) en littérature comparée, membre de l'ITI Lethica.

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news-17124 Wed, 20 Nov 2024 15:14:00 +0100 Guillaume Lachenal, Céline Lefève, Vinh-Kim Nguyen (dir.), La médecine du tri. Histoire, éthique, anthropologie /actualites/actualite/guillaume-lachenal-celine-lefeve-vinh-kim-nguyen-dir-la-medecine-du-tri-histoire-ethique-anthropologie Cahiers du Centre Georges Canguilhem, no. 6, éd. PUF, Paris, 2014. Rédigé sous la direction de Guillaume Lachenal, Céline Lefève et Vinh-Kim Nguyen, ce cahier propose une réflexion stimulante sur le triage en médecine au fil de quatorze contributions. À travers des approches variées offertes par différents auteurs – des médecins, des historiens, des anthropologues ainsi que des littéraires et des philosophes – l’ouvrage parvient à rendre compte de la variété et de la multiplicité des enjeux liés aux procédures de sélection et/ou de priorisation dans le domaine sanitaire. Les directeurs de l’ouvrage qualifient d’emblée le triage de « routine d’exception » (p. 1), soulignant le caractère perturbant de cet acte à la fois indispensable mais insupportable, qui confronte le médecin « trieur » à une grande tension éthique : sauver certaines vies implique en effet d’en sacrifier d’autres. Or, si le revers évident de la sélection est l’exclusion, au sein de la pratique du triage se cache aussi une « possibilité émancipatrice » : la promesse d’une « décision médicale rationnelle et égalitaire, affranchie des déterminations sociales de la valeur différentielle des vies – en commençant par les hiérarchies de race et de classe » (p. 3-4).

L’ouvrage s’organise en quatre parties : « Généalogies » (p. 27-77), « Les théâtres du triage : médecine humanitaire, catastrophes et pandémies » (p. 79-157), « Les sujets du tri : logiques médicales et sociales » (p. 159-237), « Triage et éthique dans les pratiques cliniques contemporaines » (p. 239-298). Cette structure donne à voir les perspectives autour desquelles le discours se développe. D’une part, en parcourant un laps de temps qui va du XIXe siècle au XXIe siècle, l’ouvrage rend compte du contexte et des évolutions historiques de la notion du triage. D’autre part, en se plaçant au plus près de ses différentes pratiques, le volume montre comment les enjeux, les critères et les modalités du tri médical changent selon les contextes : des théâtres différents engendrent dès lors des questionnements spécifiques. Il en résulte un ouvrage présentant une théorie et une critique du triage en médecine à travers l’étude de cas-exemples donnant ainsi « l’occasion de mettre en récit et en débat la pratique médicale, ordinaire ou exceptionnelle, et les choix implicites et explicites sur lesquels elle se fonde » (p. 12).

La première grande distinction se fait entre un triage ordinaire ou « banal », pour le dire avec Frédérique Leichter-Flack (p. 69), et un triage de catastrophe. Si les deux sont régis par un critère d’efficience, ils semblent répondre toutefois à des logiques opposées. Là où le premier laisse patienter ceux qui le peuvent pour donner la priorité aux plus gravement blessés, le deuxième fait l’inverse : il traite ceux qui ont une chance plus grande de survie. Les différentes contributions parviennent à rendre compte de ces deux situations à travers la présentation de cas d’étude : listes d’attente de greffes, triages routiniers dans les salles d’urgences, distribution de traitements contre le cancer, répartitions de vaccins, situations de guerre ou de catastrophe (environnementale ou sanitaire).

Le lecteur parcourt et constate les différentes facettes qui peuvent exister au sein d’une même discipline – la médecine – par rapport à une même pratique – celle de l’allocation de ressources limitées. Des situations d’urgences sanitaires sont retracées : le séisme en Haïti, la guerre de Bosnie-Herzégovine, le génocide au Rwanda ou le cas d’une famine en Ouganda au début des années 1980. Ce dernier exemple nous semble particulièrement intéressant car il montre à quel point les critères de triage dépendent de valeurs socio-culturelles. L’auteur, Peter Redfield, explique que l’organisation humanitaire Médecins Sans Frontières (MSF), face à une pénurie d’approvisionnement de nourriture, avait ciblé en priorité les enfants en bas âge et les femmes enceintes. Toutefois, les opérateurs s’étaient rapidement rendu compte que la nourriture était détournée vers les anciens des villages, qui, au sein de la population, constituaient le groupe à protéger pour des raisons de « cohésion de la société, autorité sociale, et normes sociales décentes » (p. 96-98).

À côté de ces contextes extraordinaires, d’autres réalités relevant des politiques publiques de santé sont aussi traitées. C’est le cas de la prise en charge des personnes sans domicile fixe, de la prescription de médicaments de substitutions aux opiacés de la part de médecins généralistes, de l’accès aux soins des sans-papiers en France ou encore, de la possibilité d’accéder à la procréation médicalement assistée en Afrique du Sud. Sans entrer dans le détail de tous les cas susmentionnés, soulignons que l’ensemble des contributions parvient à rendre compte des logiques médicales, économiques et sociales sous-jacentes à la pratique de triage. De plus, grâce à la présence d’entretiens et d’observations ethnographiques, de nombreux articles affichent le fardeau émotionnel du choix (du point de vue des soignants) tout en donnant la parole aux sujets-patients.

Nombreuses sont ainsi les tensions éthiques du triage dans le domaine médical : chaque approche – qu’elle soit utilitariste, égalitariste ou prioritariste – comporte des avantages et des inconvénients puisque finalement, « aucune d’entre elles n’est en effet éthiquement satisfaisante » (p. 293). Reste néanmoins l’impératif de continuer à mener une réflexion collective pour limiter, dans la marge du possible, l’application de choix arbitraires en faveur toujours d’une attention portée sur les personnes triées et de la recherche d’une éthique du soin. En effet, en mettant en avant la relation de soin et la nécessité de s’interroger sur les protocoles de triage, l’ouvrage invite finalement à faire cas.

Enfin, nous reportons les trois pistes de réflexions ouvertes par les directeurs de ce riche travail : 1) « le tri “juste” est irréalisable » ; 2) « la médecine du tri constitue une routine d’exception en constante tension avec la vocation universalisante de la médecine moderne » ; 3) « les éthiques du triage partent du fait, c’est-à-dire [...] de la position de valeurs selon laquelle les ressources dévolues à la santé sont limitées voire se raréfient » (p. 23-24). Cette dernière piste, il nous semble, est la plus intéressante car en questionnant les causes ultimes de la rareté des ressources, elle pousse à s’interroger sur les choix « économiques et politiques » conduisant aux dites pénuries. Pour le dire avec Tom Koch, à la suite d’un naufrage, la question à se poser n’est pas tant qui aurait dû passer en priorité mais plutôt, « pourquoi les canots de sauvetage étaient en nombre insuffisant » (p. 25).

Francesca Cassinadri - Configurations littéraires

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- Lethictionnaire - Triage Faire cas / Prendre soin Recension
news-17102 Wed, 13 Nov 2024 16:30:27 +0100 Alberto Manguel (1948-) /actualites/actualite/alberto-manguel-1948 Né en 1948 à Buenos Aires, Alberto Manguel est romancier, critique et traducteur. Récompensé par de nombreux prix internationaux, il est notamment l’auteur d’une célèbre Histoire de la lecture (1996, Actes Sud) qui explore la passion du livre à travers les siècles et les continents. Car écrire, pour Manguel, c’est tout d’abord lire, et le souffle de l’écriture chez Manguel provient du voyage du lecteur à travers le monde : Argentine, Italie, Israël, États-Unis, Angleterre, France, Tahiti, Canada. Si le lecteur authentique est un anarchiste dans « l’exercice de la liberté absolue », le polyglotte Manguel lit en tous sens, sans ordre établi, et de sa plume aux teintes espagnole et anglaise — lui qui maîtrise aussi l’allemand et le français —, il donne une vision du monde ouverte et riche des mémoires et légendes qui le composent. 
Il a aussi « ses bibliothèques », concrètes et océaniques, de la Bibliothèque Nationale d’Argentine où il a succédé à Jorge Luis Borges, écrivain à qui Manguel faisait la lecture lorsqu’il est devenu aveugle, à sa bibliothèque personnelle de 40 000 ouvrages, dont il a fait don à la ville de Lisbonne en 2020 et qui a inspiré Je remballe ma bibliothèque : une élégie et quelques digressions (2019, Actes Sud). 
Véritable humaniste contemporain, il réinvestit la lecture comme une conversation à travers le temps et l’espace : celle-ci devient l’occasion d’une conversation de nature éthique, qui invite à se pencher sur la pensée et la vie de l’autre, même éloignées de nous sur le plan historique et géographique. Car si le lecteur est un anarchiste, il n’a pas de pays, non plus. Comme l’indiquait Sénèque, le lecteur choisit ses ancêtres, c’est « une redécouverte de ce(ux) que nous n’avons pas connu(s) ». Dans Journal d’un lecteur (Actes Sud, 2004), Manguel passe en revue ainsi ses aïeux littéraires tels Adolfo Bioy Casares, H. G. Wells, Rudyard Kipling, Chateaubriand, Conan Doyle, Goethe, Kenneth Grahame, Cervantès, Dino Buzzati, Sei Shônagon ou Machado de Assis. La bibliothèque est le cœur d’où émanent les écrits de Manguel. Convoquer et invoquer ses lectures, ses auteurs font alors de l’acte de lire un acte d’écrire en conversation permanente. L’auteur est un lecteur se racontant lire.
Lors de sa leçon inaugurale au Collège de France du 30 septembre 2021, Europa, le mythe comme métaphore, Alberto Manguel part sur la trace des grands récits fondateurs de la civilisation européenne en rapprochant l’Histoire et l’imaginaire collectif : celle-ci apparaît comme une Pangée où les œuvres formeraient un patrimoine commun. Lire, traduire, écrire : Manguel est un passeur de cultures, un écrivain de l’autre. Tantôt auteur, tantôt traducteur, il est éternellement critique et avant tout lecteur. 

David Gondar - Institut d'Etudes Romanes
 

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- Lethictionnaire - Faire cas / Prendre soin
news-17101 Wed, 13 Nov 2024 15:43:34 +0100 Appel à projets 2025-2027 /actualites/actualite/appel-a-projets-2025-2027 Lethica publie un nouvel appel à projets (date limite de dépôt : 28 février 2025) Calendrier

Date limite de dépôt : 28 février 2025. La candidature est à déposer sous la forme d’un seul document Word envoyé par courrier électronique à Anthony Mangeon, coordonnateur de l’ITI LETHICA (amangeon[at]unistra.fr), et Suzel Meyer, ingénieure de recherche (suzelmeyer[at]unistra.fr).

Délibérations du comité d’orientation : avril-mai 2025.

Résultats : mi-juin 2025.

Principaux attendus et critères d’évaluation

  • le projet portera a minima sur une des quatre thématiques et il s’inscrira a minima dans l’une des quatre approches de l’ITI Lethica
  • le caractère interdisciplinaire : croisement disciplinaire et association de chercheurs et chercheuses du périmètre de LETHICA
  • le caractère structurant ou d’amorçage du projet. Le financement contribuera à faire exister ou renforcer des réseaux de chercheurs autour d’un objet ou une thématique de recherche
  • la dimension de formation à la recherche : association de projets développés dans le cadre d’un doctorat ou post-doctorat existant, relation avec un séminaire doctoral, implication possible des étudiants dans le projet, dans sa réalisation ou dans ses retombées
  • le caractère innovant en proposant des avancées méthodologiques et conceptuelles. La description des sources, des méthodes, des terrains ou des corpus sera essentielle de ce point de vue. Chaque projet/titulaire de programme doit coordonner l'interface numérique du projet, en utilisant des moyens en "science ouverte" (saisie de nouvelles notions dans le LETHICTIONNAIRE, diffusion des résultats publiés via la plate-forme UNIVOAK)
  • il intègrera des doctorant·e·s et / ou des mastérisant·e·s

 

Montant maximum de la subvention possible : 8000€

Types de projets susceptibles d’être soutenus : Colloque, journée d’étude, école doctorale d’été ou d’hiver, conférence de prestige, manifestation culturelle, projet de recherche avec mission, projet de recherche-création, résidence d’artiste ou d’écrivain, cycle de conférences, publication, invitation d’un chercheur, action dirigée vers la formation…

 

 

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Actualités de l'ITI Lethica
news-17099 Wed, 13 Nov 2024 14:19:16 +0100 Raison d’État /actualites/actualite/raison-detat Appartenant aux sciences politiques, la notion de raison d’État caractérise une action illégale accomplie en des circonstances exceptionnelles au nom d’impératifs jugés supérieurs par celui qui gouverne, et ce quel que soit le régime à la tête duquel il se trouve. La démocratie de même que la monarchie autorisent en effet de telles initiatives que justifie toujours une situation d’extrême urgence et dont l’enjeu est de maintenir un ordre social immédiatement menacé. Dans le cas d’une guerre ou d’une crise qui met en péril l’existence même d’un pays ou la vie de ceux qui y résident, le chef d’état est conduit à prendre une décision qui certes enfreint le droit en restreignant les libertés individuelles, mais qui du moins assure la cohésion du territoire et la sécurité de la population – avant un retour à l’organisation antérieure dès que les conditions en sont réunies. Surgit toutefois le risque d’un usage excessif voire systématique de ces prérogatives, qui débouchent alors sur un exercice tyrannique du pouvoir d’autant plus pernicieux qu’il se cache derrière un voile de vertu. Aussi est-il souvent difficile d’établir en la matière une distinction nette entre ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas. C’est pourquoi la raison d’État donne lieu à des discussions et à des réflexions intenses relatives aux rapports complexes du politique à l’éthique. Selon la lecture développée par Louis Marin (1989) à propos des Considérations sur les coups d’État de Gabriel Naudé (1639), l’opacité qui par essence entoure une telle action s’accompagne in fine et paradoxalement de la compréhension de ses mécanismes, grâce au regard pénétrant d’un philosophe qui a également exercé les fonctions de secrétaire-bibliothécaire auprès du cardinal Bagni à Rome. À partir de la réflexion que formule l’historien et sociologue Marcel Gauchet (1994), Jean-Pierre Cavaillé (1998) souligne toutefois l’ambiguïté consubstantielle à ce qui est ouvertement mis au jour, ne serait-ce qu’à travers le processus de publication compris au sens propre. La question problématique de la transparence et du secret se pose donc ici avec acuité.

Une longue histoire

Le concept de raison d’État s’inscrit dans une histoire européenne de la pensée politique, dont il convient de retracer les grandes lignes afin de mieux saisir le sens de l’expression. Les Italiens Nicolas Machiavel (Le Prince ; voir en particulier le chapitre XVII, « De la cruauté et de la clémence, ou s’il vaut mieux inspirer l’amour ou la crainte ») et Giovanni Botero (De la raison d’État) s’en emparent, avant que les Français Jean Bodin (Six Livres de la République) et Gabriel Naudé (Considérations sur les coups d’État) ne le fassent à leur tour. Dans ce contexte, l’État désigne le pouvoir ainsi que l’espace et la communauté qui en font l’objet. D’autres théoriciens quant à eux préfèrent le terme de république, à entendre au sens étymologique (du latin res publica, littéralement « chose publique »), et qualifient la gestion des affaires collectives dans la mesure où elle implique la domination d’un seul. Mais le mot même d’ « état », compris dans son acception première (« manière d’être fixe et durable », indique le Dictionnaire de l’ancienne langue française de Godefroy), souligne aussi l’importance de la stabilité et de la fermeté pour garantir la puissance d’un État, avec encore une fois les dérives possibles qui en résultent et que Giuseppe Ferrari (1860) résume par une double recommandation : « la douceur contre les forts » et « la terreur contre les faibles » (p. 404).

Friedrich Meinecke (1924) en vient à la conclusion selon laquelle, comme l’explique un traducteur et commentateur récent, « les diverses formes théoriques prises par la raison d’État depuis Machiavel jusqu’au xxe siècle sont les figures d’une lutte principielle entre éthos et kratos » (Descendre dans Botero, p. 34). De là découle la vision schématique d’un pouvoir sinon machiavélique du moins machiavélien (voir Tyrannie) fondé sur l’utilisation de la force brutale et arbitraire – une représentation que nuance l’idée d’une inévitable et relative violence installée au cœur même de l’appareil d’État et de celui qui est à son sommet. « [L’État] passe pour la source unique du “droit” à la violence », écrit Max Weber (p. 119). Cette observation conduit le sociologue protestant à s’interroger sur la possibilité pour l’action politique de se conformer à des lois éthiques. Si l’objectif que se fixe le « chef » est souvent vertueux, les moyens déployés ne le sont en revanche pas toujours (la guerre est parfois l’étape indispensable au rétablissement de la paix). De ce constat se dégage « une opposition profonde entre l’action qui se règle sur la maxime de l’éthique de la conviction (en termes religieux : “le chrétien agit selon la justice, et il s’en remet à Dieu pour le résultat” [référence à Luther]), et celle qui se règle sur la maxime de l’éthique de responsabilité selon laquelle l’on doit assumer les conséquences (prévisibles) de son action » (p. 192). L’idéal serait donc que le pouvoir soit confié à un homme à la fois « chef » et « héros » (p. 206), capable de régner sur un territoire et de diriger ses concitoyens avec un mélange d’audace et de lucidité.

La notion de « coups d’État » chère à Naudé est très éclairante sur le sujet. Ce sont, dit-il, « des actions hardies et extraordinaires que les princes sont contraints d’exécuter aux affaires difficiles et comme désespérées, contre le droit commun, sans garder même aucun ordre ni forme de justice, hasardant l’intérêt du particulier, pour le bien du public » (p. 101). Ces actions ponctuelles exécutées hors du cadre juridique s’expliquent par la nécessaire préservation du corps social et politique, et c’est donc en termes de hiérarchie que les conçoit l’auteur qui, se réclamant de Charron, affirme : « pour faire droit en gros, il est permis de faire tort en détail » (p. 76). Juste Lipse en ses Politiques est également brandi comme un argument d’autorité afin d’expliquer les rouages d’« un conseil fin et artificieux qui s’écarte un peu des lois et de la vertu, pour le bien du roi et du royaume » (p. 87). Les règles d’une telle pratique sont ensuite précisées, qu’il s’agisse de l’art de la dissimulation que le souverain est invité à cultiver ou du choix de conseillers mis dans la confidence et avec la prudence requise. La révélation des ressorts d’une action résolument fondée sur la ruse et le mensonge n’intervient qu’au moment de sa réalisation. La nature incertaine et le caractère volatile du peuple conduisent également selon Naudé à la mise en œuvre d’une stratégie pour laquelle toutes les ressources sont bonnes, à l’instar de la religion et de l’instrument de persuasion qu’elle constitue. Issus de l’Antiquité ou de périodes moins lointaines, les exemples fournis sont autant de preuves qui assoient une argumentation située au confluent de la théorie et de l’historiographie. Orchestré à la suite d’événements déjà terribles par Charles IX en vue de réduire à néant le camp des huguenots, le massacre de la Saint-Barthélémy (1572) fait ainsi figure d’étalon. Non que soit niée la part d’« injustice » et de souffrances « sujettes par conséquent au blâme et à la calomnie » (Naudé, p. 92) ; mais, au regard des impératifs absolus liés au maintien et à l’ordre du royaume, que menacent gravement les guerres civiles, les entorses à la loi sont approuvées voire encouragées.

À l’héritage du machiavélisme se joint celui du tacitisme, qui prône lui-même un rationalisme empreint d’un « libertinage politique » (Thuau, p. 42) construit à rebours des valeurs chrétiennes de mansuétude et d’équité puisque la méthode de gouvernance décrite par l’historien latin, notamment à propos de l’empereur Tibère, repose sur un usage autoritaire du pouvoir et des « intrigues du cabinet » (Thuau, p. 44) qui, dans le contexte de l’Ancien Régime, seuls garantiraient l’efficacité de la monarchie.

L’ensemble de ces préceptes dessine les contours d’une doctrine qui s’exprime sous la forme de « maximes d’État », dont Naudé considère qu’elles sont la version française des italiennes « raisons d’État » ; et de plaider à nouveau en leur faveur : elles « ne peuvent être légitimes par le droit des gens, civil ou naturel ; mais seulement par la considération du bien, et de l’utilité publique, qui passe assez souvent par-dessus celles du particulier » (p. 98).

La tragédie comme le creuset d’une idéologie

Parce que le genre tragique se saisit de sujets inextricablement politiques et personnels, ceux qui incarnent le pouvoir y brandissent volontiers l’argument de la raison d’État pour faire valoir leur autorité à des fins morales ou non. C’est ainsi que Créon, dans le mythe d’Antigone (à de nombreuses reprises porté à la scène), refuse d’offrir à la dépouille de Polynice la digne sépulture réclamée par sa sœur car, aux yeux du roi, la rébellion du jeune homme ne saurait être admise, pas plus que celle de la jeune femme. Par les sévères punitions qu’il leur inflige, le monarque se targue en effet d’être le gardien du droit qui seul permettrait la conservation du corps social. Le sort de l’héroïne, condamnée à mort après une lutte empreinte de courage et de ténacité, l’illustre en montrant le conflit insoluble entre la loi des hommes et celle des dieux, que la protagoniste estime préférable au nom de la soumission du politique à l’éthique. Le recours à la raison d’État et aux coups de force qu’elle implique contrarie ce qu’a d’universel, et donc de plus puissant, un droit humain ancré dans une nature qu’affermit une autorité divine insurpassable. La confrontation des deux personnages imaginée par Robert Garnier (Antigone, ou la Piété, 1580) met ainsi en lumière l’opposition des deux systèmes de valeurs qu’ils représentent respectivement : au défi orgueilleux de la jeune fille (« Je mourrai contre droit pour chose glorieuse ») répond l’intransigeance d’un roi prêt à faire mourir quiconque lui désobéirait, y compris sa propre nièce (« Vous mourrez justement comme une audacieuse ») (Antigone ou la Piété, IV, v. 1864-1865, p. 135).

Quoique l’utilisation du vers sentencieux y soit beaucoup moins fréquente qu’à la Renaissance, les tragédies politiques de l’âge classique, et notamment celles de Corneille, résonnent de « maximes d’État » assimilables au machiavélisme tel qu’il se diffuse tout au long des xvie et xviie siècles. Dès son avis au lecteur, l’auteur de Nicomède (1651) par exemple attire l’attention sur le rôle à cet égard décisif joué par l’ambassadeur Flaminius, soucieux de faire taire toutes les voix dissonantes qui affaibliraient le pouvoir central, la Bithynie, dont le personnage éponyme est l’héritier, étant alors placé sous l’égide de Rome : « Mon principal but a été de peindre la Politique des Romains au-dehors, et comme ils agissaient impérieusement avec les Rois leurs alliés, leurs maximes pour les empêcher de s’accroître, et les soins qu’ils prenaient de traverser leur grandeur quand elle commençait à leur devenir suspecte à force de s’augmenter et de se rendre considérable par de nouvelles conquêtes » (« Au lecteur », éd. Berrégard, p. 1033). À ces déclarations d’intention font écho plusieurs des vers acerbes prononcés par un Nicomède qui ironise sur l’impérialisme romain et son « grand art de régner » (V, 9, v. 1788, p. 1124). à Attale, épris d’une reine étrangère qui n’est autre que la maîtresse de son demi-frère, il reproche d’avoir « oublié les maximes » (I, 2, v. 168, p. 1047) que son éducation curiale lui a pourtant apprises et qui théoriquement le contraignent dans le choix de ses amours. C’est ensuite au tour de la princesse Laodice d’utiliser le terme disant à Flaminius au sujet du roi : « Tout son peuple a des yeux pour voir quel attentat / Font sur le bien public les maximes d’état » (III, 2, v. 849-850, p. 1079). Mais, plus tard, Nicomède confère au mot une connotation méliorative en se référant au modèle d’indépendance et de résistance que représente à ses yeux le général carthaginois : « Trop du grand Hannibal [j’ai] pratiqué les Maximes » (IV, 2, v. 1159, p. 1094). L’anachronisme que commet le dramaturge, compte tenu de la bonne cinquantaine d’années qui sépare les deux personnages historiques, n’enlève rien à la pertinence du raisonnement : une attitude hétérodoxe est la meilleure réponse aux abus de pouvoir et à un autoritarisme contraire à l’éthique la plus élémentaire.

Le concept de raison d’état et l’usage qui en est fait au cours du temps montrent donc qu’il relève à la fois de la philosophie politique et d’un pragmatisme qui conduit à la formulation de conseils pratiques ou à l’examen de cas effectifs. Doté de connotations mélioratives ou péjoratives selon l’angle de vue choisi, le mot implique une approche essentiellement utilitariste du pouvoir qui subordonne les moyens à la fin et les enjeux particuliers aux enjeux collectifs.

Sandrine Berrégard - Configurations littéraires

 

Bibliographie :

  • Bodin, Jean, Six Livres de la République [1576], éd. Mario Turchetti et Nicolas de Araujo, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque d’histoire de la Renaissance », 2013-2022 (pour les trois premiers livres, les seuls à ce jour à avoir été publiés dans cette nouvelle édition).
  • Botero, Giovanni, De la raison d’État [De la ragion di stato], 1589-1598, éd. Pierre Benedittini et Romain Descendre, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 2014.

  • Cavaillé, Jean-Pierre, « Destinations et usages du texte politique », Miroirs de la Raison d’État, Cahiers du Centre de recherches historiques, n° 20, 1998 : https://doi.org/10.4000/ccrh.2539.

  • Corneille, Pierre, Nicomède [1651], éd. Sandrine Berrégard, p. 989-113 dans Théâtre complet, t. IV, dir. Liliane Picciola, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2024.

  • Ferrari, Giuseppe, Histoire de la raison d’état, Paris, Michel Lévy frères, 1860.

  • Garnier, Robert, Antigone ou la Piété [1580], éd. Jean-Dominique Beaudin, Paris, Classiques Garnier, 2022 [1997].

  • Gauchet, Marcel, « L’état au miroir de la raison d’État » [1994], p. 205-260 dans La Condition politique, Paris, Gallimard, « Tel », 2005.

  • Machiavel, Nicolas, Le Prince [Il Principe 1532], éd. Jean Anglade, Paris, Le Livre de poche, 1972.

  • Naudé, Gabriel, Considérations sur les coups d’État [1639], avec un essai de Louis Marin « Pour une théorie baroque de l’action politique », Paris, les éd. de Paris, « Le temps et l’histoire », 1989.

  • Meinecke, Friedrich, Die Idee der Staatsräson in der neueren Geschichte, München-Berlin, R. Oldenbourg, 1924.

  • Thuau, Étienne, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, Athènes, Presses de l’institut français d’Athènes, 1966.

  • Weber, Max, Le Savant et le politique, éd. et trad. Catherine Colliot-Thélène, Paris, « La Découverte / Poche », 2003.

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- Lethictionnaire - Transparence et secret
news-17076 Thu, 07 Nov 2024 18:30:00 +0100 Conférence avec Jean D'Amérique : "Poésie, langue-révolte" /actualites/actualite/conference-avec-jean-damerique-poesie-langue-revolte dans le cadre de sa résidence Écrire l'Europe Jusqu'au 20 novembre 2024, la résidence Écrire l’Europe accueille l’écrivain haïtien Jean D’Amérique. Il donnera un cycle de conférences intitulé "Littérature pour réveiller le monde" lors duquel il abordera la littérature comme manière d’être au monde, comme moyen d'y agir et de le transformer. À partir de son parcours personnel et d’auteurs qui l’ont inspiré, Jean D’Amérique présentera, à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg et au Studium de l'Université de Strasbourg, une littérature pour réveiller le monde en trois moments.
L’auteur est également parrain du Prix Louise-Weiss de littérature 2025, qui encourage l’écriture littéraire et la lecture chez les étudiant·es.

Rendez-vous jeudi 7 novembre pour la conférence "Poésie, langue-révolte" : Une mise en lumière du mouvement singulier de la poésie à l’intérieur de la langue et traversée des grandes voix de la poésie qui ont porté une parole de secours pour l’humanité


 Entrée libre et gratuite, ouvert à tous·tes.

 

Le programme complet de la résidence littéraire Écrire l'Europe, conférences, lectures et rencontres avec Jean D’Amérique, est disponible sur : ecrire-europe.unistra.fr

Proposé par la Faculté des langues et la Faculté des lettres de l’Université de Strasbourg, avec la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, Écrire l’Europe - Prix Louise Weiss est porté par le Service universitaire de l’action culturelle avec le soutien de la Drac Grand Est et de la Maison d'édition scientifique - Presses Universitaires de Strasbourg, en collaboration avec le Service des Bibliothèques de l'université, l’Institut européen des métiers de la traduction (IEMT), l'Institut Thématique Interdisciplinaire Lethica et les Musée et Ville de Saverne.

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Agenda de l'ITI Lethica
news-17022 Wed, 16 Oct 2024 17:30:00 +0200 Les mains rouges /actualites/actualite/les-mains-rouges Spectacle de et par Jean-Christophe Vermot-Gauchy Entrée gratuite sur inscription : suzelmeyer[at]unistra.fr

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Agenda de l'ITI Lethica
news-16886 Wed, 16 Oct 2024 09:00:00 +0200 Faut-il imaginer Sisyphe heureux ? Idéologies, postures, représentations de l'éthique du travail en littérature /actualites/actualite/faut-il-imaginer-sisyphe-heureux-ideologies-postures-representations-de-lethique-du-travail-en-litterature Journée d'études organisée par Nicole Siri, postdoctorante à Lethica À l’occasion de la tenue de l’exposition multi-médiale « Faut-il imaginer Sisyphe heureux ? » (30 septembre-18 octobre 2024, ITI Lethica, MISHA, Université de Strasbourg), une journée d’études, elle-même intitulée « Faut-il imaginer Sisyphe heureux ? », vise à explorer les discours et les postures qui émergent des textes littéraires au fil des siècles (XVIe-XXIe siècles) autour de l’éthique du travail depuis 1543 : l’année de publication de la troisième édition de l’Institution de Calvin constitue en effet, pour Max Weber, la date de naissance de l’éthique du capitalisme. Pendant l’Antiquité, et, de manière plus nuancée, au long du Moyen Âge, le travail est considéré comme une activité dégradante, indigne des hommes libres. Même les textes qui encouragent le travail, tels que Les Travaux et les Jours d’Hésiode (VIIIe siècle av. J.-C.) ou la Règle de Saint-Benoît (VIe siècle), ne le conçoivent pas comme une activité noble en soi, mais plutôt comme une forme de discipline religieuse : le travail agricole est pour Hésiode une manière de se soumettre à la volonté des dieux (Vernant 1996) ; pour les moines bénédictins, le travail manuel est un moyen de mortifier la chair, et, par le biais de la fatigue, d’éloigner les tentations (Fossier 2012). Ce n’est qu’avec l’avènement de la bourgeoisie qu’une révolution morale s’opère : devenant la classe dominante, la bourgeoisie s’oppose à l’aristocratie en revendiquant le fait de travailler, à l’inverse de cette dernière (Elias 1991). Le travail est ainsi, depuis le XVIe siècle, progressivement investi d’une portée éthique, et il est associé, au niveau idéologique, à l’idée de bonheur. Aujourd’hui encore, dans la lignée d’un débat qui dure au moins depuis le XVIIIe siècle (Sennett 2000), deux conceptions antagonistes du travail s’affrontent : d’un côté l’idée de travail comme expérience aliénée et aliénante, vidée de toute signification ; de l’autre, l’idée de travail en tant que source d’épanouissement personnel et de bonheur.

Au cours de la journée d’études, nous souhaitons interroger cet enjeu, en nous demandant : le travail est-il, comme le souhaitait Primo Levi dans La Clef à molette, « […] la meilleure approximation concrète du bonheur sur terre » ? Est-il, au contraire, un « temps infernal » vidé de toute valeur expérimentale, comme le suggérait Walter Benjamin dans son essai Sur quelques thèmes baudelairiens (1939) ? Quand et à quelles conditions cesse-t-il d’être l’un pour devenir l’autre ? Pourquoi cette expérience est-elle pensée de manière si diamétralement opposée par différents auteurs ? Quelles sont les idéologies qui émergent des œuvres littéraires ? Quelle est la place, dans ce débat, du travail invisibilisé des femmes, du travail du « care » longtemps conçu comme un acte d’amour, et non pas comme du « vrai » travail ? De Robinson Crusoe à Annie Ernaux, il s’agira, par une série d’études de cas, d’entrer, au fil des siècles, dans les plis de l’intériorité des personnages représentés, mais aussi de mettre en question la perspective et les postures des narrateurs, ainsi que des autrices et des auteurs (qui parfois, surtout avant le XXe siècle, pensent et représentent le travail sans en avoir fait l’expérience) : nous souhaitons, en somme, nous plonger dans l’ambivalence des textes littéraires.

 

Programme

9h00 : Accueil des participant·es

9h15 : Remerciements et introduction

 

9h30-10h15 : Séance plénière de Corinne Grenouillet (Université de Strasbourg). La question du bonheur ouvrier dans Les Mémoires de l’enclave de Jean-Paul Goux (1986

10h15-10h30 : Discussion

 

Première session - Travail et profession dans la première modernité. Modération : Emanuele Cutinelli-Rendina

10h30-10h50 : Tiziana Faitini (Université de Trente). Representing the “profession” in early-modern Italy. The self-authenticating rhetoric of Baldessar Castiglione

10h50-11h10 : Camila González Aliaga (Université Paris Cité). Jean-Jacques Rousseau, l'apprenti greffier devenu écrivain

11h10-11h25 : Discussion

 

Deuxième session - Perspectives de genre. Modération : Nicole Siri

11h45-12h05 : Natasha Belfort Palmeira (Université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle, Université de São Paulo). Charlotte Brontë and the novel of "something unromantic as a Monday morning"

12h05-12h25 : Federico Bellini (Université Catholique de Milan). "I was to have perfect rest and all the air I could get" : Gender, Work and Health in the Late Nineteenth Century

12h25-12h45 : Margaux Gérard (Université de Strasbourg). Nettoyages de fond en comble et ménages de printemps : pour une scénographie du travail domestique dans quelques œuvres de Colette et de Virginia Woolf

12h45-13h00 : Discussion

 

14h00-14h15 : Carlo Baghetti (CNRS-LEST) [en distanciel]. Quelques pistes pour un chantier OBERT (Observatoire Européen des Récits du Travail) sur les "éthiques du travail"

 

Troisième session - Éthique(s) du travail ouvrier, éthique(s) du travail de la terre. Modération : Corinne Grenouillet

14h15-14h35 : Victoria Pleuchot (Université d’Artois) et Louise Bernard (Université Paris-Nanterre). Fantasmer la campagne : une opposition éthique entre le travail paysan et ouvrier dans des récits du premier XXe siècle

14h35-14h55 : David Nicolai (Université de Strasbourg). Travail et condition ouvrière dans La Maison du peuple (1927) et Les Muets (1957)

14h55-15h15 : Elisa Veronesi (Université de Nice - Côte d’Azur). Jardiner et écrire. Le travail de la terre entre non-action et apprentissage de la vie dans l'oeuvre de Pia Pera

15h15-15h30 : Discussion

 

15h50-16h35 : Séance plénière de Maria Chiara Gnocchi (Université de Bologne). Bien connaître pour bien faire son travail. Pierre Hamp et ses émules dans les premières décennies du XXe siècle

16h35-16h50 : Discussion

 

 Entrée libre à la journée d'études

La journée sera clôturée par une visite de l'exposition, ainsi qu'une représentation du spectacle Les Mains Rouges de et par Jean-Christophe Vermot-Gauchy (17h30 à 18h30, salle Europe à la Misha), tiré de son expérience d’homme de ménage. Spectacle sur inscription uniquement : écrire à suzelmeyer[at]unistra.fr

 

Organisée par Nicole Siri et l’ITI Lethica de l’Université de Strasbourg, la journée d’études est labellisée par le projet OBERT (Observatoire Européen des Récits sur le Travail)

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news-17021 Tue, 15 Oct 2024 15:31:43 +0200 Rimini Protokoll /actualites/actualite/rimini-protokoll Le collectif artistique germano-suisse Rimini Protokoll, fondé par Helgard Haug, Stefan Kaegi et Daniel Wetzel, développe depuis 2000 des projets et performances collaboratives qui visent à interroger la société et ses mécanismes à partir de dispositifs scéniques originaux et ludiques. Formés à l’Institut für angewandte Theaterwissenschaft de Gießen, qui est devenu sous la houlette de Hans-Thies Lehmann la forge en actes du théâtre postdramatique (Wahl, 2021, 27), ils privilégient, tout comme leurs collègues du collectif féministe She She Pop, une pratique théâtrale qui hybride la performance, les arts de la scène, le théâtre du réel, les arts conceptuels et immersifs en faisant appel à des personnes de la société civile en guise de « spécialistes du quotidien » (Dreysse/ Malzacher, 2007).

Règles, jeu et éthique

Le questionnement éthique sous-tend leur démarche créative (Mumford, 2013) qui associe à une réflexion sur les éléments constitutifs du théâtre une recherche documentaire et une expérimentation sociale (Haug/Kaegi/Wetzel, 2012, « PHYSIK » 151 et Birgfeld, 2012, 283) afin de mettre en lumière, par une technique de recadrage, les différents systèmes de représentation (politique, économique, esthétique, idéologique, mémoriel ou scientifique) qui organisent nos sociétés. Les trois membres fondateurs se définissent en tant qu’auteurs et « régulateurs de jeu » (Haug/Kaegi/Wetzel, 2012, 14), ils créent le spectacle à partir d’un travail de recherche (commun ou individuel) ouvert ensuite sur diverses collaborations, le plus souvent avec des non-professionnels. Dans les leçons de poétologie de Sarrebruck, l’entrée « ETHIK » touche à la relation aux actants engagés dans leur processus créatif :

ÉTHIQUE : petit choix de questionnements éthiques : « Ne serait-il pas préférable pour les personnes qui participent, si les histoires des experts étaient racontées par des acteurs et actrices ? », « N’y a-t-il pas un risque que les personnes qui participent à vos projets se sentent moins bien après leur participation parce qu’alors quelque chose leur manquera ? », « Que faites-vous si les participants sur scène sont perçus autrement qu’ils ne voudraient l’être ? » (Haug/Kaegi/Wetzel, 2012, 51-52[1] )

Les questions posées par les critiques et le public se substituent à une définition et ouvrent sur un champ dialogique. On trouvera les réponses pour partie dans le protocole développé pour chaque spectacle, destiné à garantir l’intégrité des personnes qui se présentent sur scène et à faciliter le retour à leur vie après le spectacle. Cette prise de conscience tient évidemment à la double nature des « spécialistes du quotidien » auxquels Rimini Protokoll fait appel : ils sont à la fois objet (matériau) et sujet (articulation) du spectacle (Wihstutz, 2012). Être rendu audible et visible sur scène a un prix, ce dont le collectif, qui, à de très rares exceptions près, n’apparaît jamais sur scène, a tout à fait conscience (Roselt, 2007). Leur questionnement touche alors tant au rythme de travail qu’aux modalités du casting ; et ce, en particulier dans les projets destinés à être reproduits à travers le monde, comme 100% Stadt. Eine statistische Kettenreaktion (depuis 2008). La transparence préside à l’élaboration commune d’un pacte de participation. Ce qui ne signifie d’ailleurs pas que les biais de représentativité ou d’auctorialité soient évités, mais que ceux-ci sont donnés à voir au public et aux participants en début de projet, au cours de la performance et à travers les programmes de salle (100% Karlsruhe). Plus qu’une pratique décrite d’emblée comme éthique, ce qui du point de vue du collectif n’est qu’illusoire, c’est un questionnement sur ces pratiques et leurs limites dans les arts de la scène et dans la société qui est au centre de chacun de leurs projets, conçus comme un théâtre narratif et ludique « de la rencontre, du respect et du rapprochement » (Birgfeld, 2012, 289), un théâtre expérimental sur les modalités et les limites de nos actions.

Ce questionnement se déploie toutefois différemment selon la nature du projet. On pourra distinguer entre les projets ancrés dans un souci de visibilisation et de transparence des règles sociales, politiques et économiques et ceux qui interrogent les constructions de norme et d’altérité à travers une réflexion sur le souci de soi et de l’autre (Malzacher 2007). La page internet du collectif fait office d’éditorial, de présentation, d’espace publicitaire et de base de données ouverte. Ces archives sont un espace hybride qui associe l’éthique de transparence propre au collectif et leur art de la médiation culturelle. Rappelons que Rimini Protokoll se définit comme un « label », une marque déposée qui abrite différents « produits » ou « formats », c’est-à-dire différentes constellations auctoriales selon les projets, élaborés à trois ou séparément (« Label », p. 111) et consolidés à travers une forme (parfois minimale) d’écriture de plateau.

Théâtre et transparence

Les projets qui travaillent sur la visibilisation des règles tacites de nos sociétés partent tous d’une réflexion parallèle sur la société et sur l’espace théâtral. Plusieurs projets investissent les lieux publics, sous forme de happening néo-dadaïste ou de reenactment, afin de révéler au public leur théâtralité, qu’il s’agisse par exemple du Bundestag (Deutschland 2, 2002), de l’ONU (Welt-Klimakonferenz, 2015) ou du monde de la justice (Zeugen! Ein Strafkammerspiel, 2004). Pour Hauptversammlung (2009), le billet d’entrée consistait en une part des actions de Daimler-Benz donnant ainsi accès à l’assemblée générale des actionnaires de la société. Le « spectacle » était constitué d’une documentation et contextualisation (mise à disposition dans le programme) de l’assemblée à laquelle assistaient les spectateurs, devenus partie prenante en tant « qu’actionnaires ». 50 Aktenkilometer – ein Stasi-Hörspiel (2011) proposait une visite audioguidée à travers des comptes rendus de surveillance passés dans le Berlin de 2011. À l’inverse, le projet 100% Stadt, décliné depuis 2008 à travers le monde, convoque sur scène 100 personnes, choisies en fonction des données statistiques de chaque ville, pour représenter à travers différentes modalités de vote un instantané (forcément biaisé) de leur ville au moment de la représentation. Visibilisation des précaires et des minorités, réflexion sur les limites démocratiques du vote, transparence des modalités de sélection de la citoyenneté, interculturalité et communauté sont au cœur de ce jeu « de plateau » qui se déploie depuis 2008 dans le temps et dans l’espace.

Théâtre, action et empathie

Si la déambulation à travers la ville procède dans 50 Aktenkilometer d’une distorsion perceptive entre le son et la vue, Call cutta (2005), « pièce de théâtre intercontinentale », utilise une autre forme de distanciation : le public, équipé de téléphones mobiles, est téléguidé à travers Berlin par une personne « externalisée » travaillant dans une centrale d’appel à Calcutta. Le jeu interactif porte le regard sur les pratiques économiques mondialisées, qui forcent ces voix indiennes à renoncer à leur nom de naissance dans un jeu de rôle où ils font corps avec une identité « occidentalisée » jusque dans leur quotidien. Situation rooms - ein Multi Player Video Stück (2013) plonge les participants dans une installation immersive (Baillet, 2021) : une tablette guide leur découverte des quinze salles qui ouvrent sur les récits de vingt personnes dont la biographie est marquée par les armes (avocat, réfugiés, enfant-soldat, activiste, fabricant d’armes, ouvrier d’une usine de munitions, champion de tir, médecin sans frontières, photographe et journaliste de guerre, hacker, etc.). Grâce au système numérique interactif, chaque spectateur suit le récit filmé des différents intervenants et leur prête son corps : ainsi chaque spectateur incarne tour à tour, à travers des actions simples (se coucher sur un brancard, ouvrir un tiroir, regarder des documents), les personnes qui témoignent. L’incarnation est double : le spectateur rejoue les actions vues sur la tablette, mais il est aussi entrevu par le spectateur qui le suit et qui reprendra son rôle après lui. L’installation documente sous forme de kaléidoscope les interactions mondiales entre le commerce d’armes et la violence, et elle fait ressentir à chaque participant le vertige et les limites de l’incarnation et de l’identification : le dispositif garantit ainsi un équilibre entre implication et distance, destiné à éviter la posture voyeuriste, tout en mettant en évidence les nombreux biais de médiation auxquels chaque récit et chaque participant sont soumis (Dreysse, 2021, 172).

Au moment de la crise du Covid-19, le collectif réactualise ces dispositifs pour réfléchir aux modalités de réappropriation et de présence : The Walks (2021) permet aux participants confinés de se réapproprier les espaces publics de leur ville par application interposée, et Konferenz der Abwesenden (2021) prête le corps et la voix du public présent aux « conférenciers » qui, distanciation sociale et empreinte écologique obligent, n’ont pas fait le déplacement. L’expérience immersive s’appuie cette fois sur la recherche scientifique dans le projet élaboré pour le Festival de Salzbourg en 2024 avec la troupe Sasha Waltz & Guests : Spiegelneuronen. Ein dokumentarischer Tanzabend mit Publikum. L’expérience collective est fondée sur une recherche interdisciplinaire à laquelle le collectif et ses invités ont associé une réflexion sur la discipline du corps dans l’histoire de la danse : dans la salle, public et danseurs sont assis sur des gradins face à un miroir, une bande-son diffuse les récits de spécialistes en neurosciences, en psychologie de la perception et en intelligence artificielle, comme de membres du comité d’éthique. Qu’est-ce que l’empathie ? Pourquoi regarder et agir peuvent-ils générer les mêmes émotions ? Qu’est-ce que l’imitation ? Qui décide de mes mouvements ? Voilà les questions centrales (y compris des arts de la scène et de la représentation) que le spectacle explore et expérimente en acte avec le public.

Théâtre des invisibles

À la visibilisation des rouages sociétaux et à la réappropriation de l’espace public répond une autre forme de projet qui met au centre de la scène un questionnement éthique fondamental. Qualitätskontrolle (prix du public à Muhlheim en 2014) met face au public Maria-Cristina Hallwachs, une jeune femme tétraplégique, et sa petite sœur Isabel, handicapée mentale. Le « contrôle de qualité » est ici in fine celui d’une société qui décide, en fonction d’un triage normatif, quelles vies valent d’être vécues ou non ; dépendance, diagnostic prénatal, eugénisme, euthanasie sont replacés dans leur cadre d’émergence historique et économique, puis confrontés au double récit de vie des participantes. Dans la continuité de cette réflexion sur les contraintes économiques et politiques de la « vie bonne » (Butler, 2014), on trouve les pièces sur la disparition et ses traces, All right good night (2021) et Nachlass – Pièces sans personnes (2017), qui mettent en jeu d’autres « opérateurs d’altérité » (Baillet, 2021, 146). Cette même question est renouvelée par leur collaboration avec la troupe de théâtre suisse Theater HORA, pour revisiter en 2023 à Salzbourg la pièce de Brecht Der kaukasische Kreidekreis. Partant de cette réactualisation politique du jugement de Salomon, les acteurs et actrices déficientes mentales et atteintes de trisomie 21 de Theater HORA posent au centre de la scène un tabou fondamental : qui décide de la valeur d’une vie, la société a-t-elle le droit de décider de la fertilité des personnes handicapées à leur place ? Le collectif HORA, connu notamment pour sa participation au Disabled Theatre (2012) de Jérôme Bel (Zimmermann, 2017, 8), renouvelle la pièce en laissant cette fois choisir l’enfant qu’ils ont été et que certains aimeraient avoir. Plus qu’un travail thérapeutique (HORA est intégré à la fondation Züriwerk depuis 2003 et vise à l’autonomisation des actants), le spectacle s’appuie sur le professionnalisme des performeurs et performeuses qui sont dans ce projet les spécialistes d’un quotidien invisibilisé par notre société, parce qu’il ne correspond justement pas aux notions dominantes de performance et d’utilité. Le changement de perception s’applique au public, mais aussi, comme le montre le journal de répétitions publié dans le programme, aux membres de Rimini Protokoll. Le collectif, ayant changé ses habitudes de travail en fonction de celles des invités suisses, adapte depuis l’accessibilité de ses spectacles aux différents publics (version simplifiée, version audio, version pour malentendants).

Rimini Protokoll a conscience des écueils que constitue chaque situation de représentation, parmi lesquelles le voyeurisme, la fausse commisération et les hiérarchisations relatives à l’autorité (et l’auctorialité) qui sont liées au processus créatif. Le collectif les déconstruit et les intègre à leur processus créatif, dont les projets mentionnés ici ne sont qu’une illustration lacunaire.

Sylvie Arlaud — REIGENN (Sorbonne Université)

 

[1] 51-52 abcd : ETHIK – Knappe Auswahl der Ethikfragen: „Wäre es nicht besser für die Menschen, wenn Schauspieler die Geschichten der Experten erzählen würden?“, „Ist es nicht riskant, dass es den Menschen nach der Teilnahme an euren Projekten schlechter geht, weil ihnen dann etwas fehlt?“, „Wie geht ihr damit um, dass die Teilnehmer auf der Bühne anders gesehen werden könnten, als ihnen recht ist?“

Bibliographie :

  • BAILLET Florence, « Toucher et être touché au sein de pratiques théâtrales immersives : perception, empathie et distance dans Nachlass de Rimini Protokoll », in Études théâtrales, 2021/2-3 (N° 69-70), pp. 139-148.
  • BIRGFELD Johannes, GARDEN Ulrike, MUMFORD Meg (éd.), Rimini Protokoll Close-Up : Lektüren, Hannover, Wehrhahn, 2015.
  • BIRGFELD Johannes, « Nachwort », in : HAUG Helgard, KAEGI Stefan, WETZEL Daniel, Rimini Protokoll : ABCD, Berlin, Theater der Zeit, 2012, pp. 168-172.

  • BUTLER Judith, Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, Paris, Payot, 2014.
  • DREYSSE Miriam, MALZACHER Florian (éd.), Experten des Alltags. Das Theater von Rimini Protokoll, Berlin, Alexander Verlag, 2007.
  • DREYSSE Miriam, « Situation Rooms de Rimini Protokoll, entre immersion et distance », in Études théâtrales, 2021/2-3 (N° 69-70), pp. 167-175.
  • GARDE Ulrike, MUMFORD Meg (éd.), Theatre of Real People. Diverse Encounters at Berlin’s Hebbel am Ufer and Beyond, London, Bloomsbury, 2016.
  • HAUG Helgard, KAEGI Stefan, WETZEL Daniel,  Rimini Protokoll. ABCD. Saarbrücker Poetikdozentur für Dramatik, Berlin, Theater der Zeit, 2012.
  • MALZACHER Florian, « Dramaturgien der Fürsorge und der Verunsicherung Die Geschichte von Rimini Protokoll », in DREYSSE Miriam, MALZACHER Florian (éd.), Experten des Alltags. Das Theater von Rimini Protokoll, Berlin, Alexander Verlag, 2007, pp. 14-45.
  • MUMFORD Meg, « Rimini Protokoll's Reality Theatre and Intercultural Encounter: Towards an Ethical Art of Partial Proximity », in Contemporary Theatre Review, 23/2013, pp. 158-170.
  • PEWNY Katharina, Das Drama des Prekären. Über die Wiederkehr der Ethik in Theater und Performance, Bielefeld, transcript, 2011.
  • ROSELT Jens, « In Erscheinung treten Zur Darstellungspraxis des Sich-Zeigens », in DREYSSE Miriam, MALZACHER Florian (éd.), Experten des Alltags. Das Theater von Rimini Protokoll, Berlin, Alexander Verlag, 2007, pp. 46-63.
  • SCHIPPER Immanuel,  Rimini Protokoll : 2000-2020, Köln, König, 2021.
  • SCHIPPER Immanuel (éd.),  Rimini Protokoll : Staat 1-4- Phänomene der Postdemokratie, Berlin, Theater der Zeit, 2018.
  • WAHL Christine (dir.),  Rimini Protokoll. Welt proben, Berlin, Alexander Verlag, 2021.
  • WAHL Christine, « Das Theater von Rimini Protokoll », in WAHL Christine (dir.), Rimini Protokoll. Welt proben, Berlin, Alexander Verlag, 2021, pp. 22-74.
  • WIHSTUTZ Benjamin,  Der andere Raum : Politiken sozialer Grenzverhandlung im Gegenwartstheater, Zurich, Diaphanes, 2012.
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- Lethictionnaire - Révolutions morales Triage Transparence et secret Faire cas / Prendre soin
news-17012 Mon, 14 Oct 2024 16:47:46 +0200 Savoirs situés /actualites/actualite/savoirs-situes Le concept de savoirs situés (situated knowledges) est proposé en 1988 par la théoricienne et historienne des sciences Donna Haraway. Dans un article célèbre, intitulé dans sa traduction française « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle », elle défend l’idée d’un privilège épistémique lié aux perspectives partielles et développe l’idée selon laquelle l’objectivité scientifique ne peut être définie simplement en termes de neutralité axiologique (Donna J. Haraway, 2007, p. 107-142). L’objectivité, pour Haraway, suppose au contraire la multiplication de savoirs situés, c’est-à-dire rapportés à des visions partielles et soumis à un examen critique rigoureux, suivant une démarche attentive aux rapports de pouvoir en jeu dans les processus de production de connaissances. Haraway défend ainsi l’hypothèse d’un avantage épistémologique à articuler des perspectives partielles, mais lucides quant à leur partialité.

Cette réflexion s’inscrit dans une discussion avec les épistémologies du point de vue ou positionnement féministe (feminist standpoint), notamment avec un ouvrage de la philosophe Sandra Harding, qui propose en 1986 de rassembler sous le nom de feminist standpoint theory les travaux de chercheuses issues de différentes disciplines des sciences humaines et sociales, dont la politologue Nancy Hartsock, la sociologue des sciences Hilary Rose et la sociologue Dorothy Smith (Sandra G. Harding, 1986, p.24-sq.). Harding y définit le problème épistémologique posé par le féminisme comme un paradoxe : « comment une recherche politisée peut-elle augmenter l’objectivité d’une recherche ? ». Haraway s’inscrit dans le prolongement de ces réflexions, en proposant de redéfinir l’objectivité depuis un engagement féministe. Biologiste de formation, elle disqualifie d’emblée l’idée d’« objectivité scientifique désincarnée ». Cette « vue d’en haut », surplombante, efface ses propres conditions de production et prétend à la neutralité, alors qu’elle dissimule, selon Haraway, un point de vue tout à fait spécifique (masculin, blanc, hétérosexuel, humain) qu’elle prétend universaliser. Une telle vision discrédite ainsi toutes les autres perspectives au nom de leur partialité et de leur subjectivité, jusqu’à nier les expériences et les phénomènes dont ces perspectives alternatives rendent compte. Pourtant, il s’agit pour Haraway de refuser avec la même fermeté le relativisme, qui évacue la question de l’objectivité en posant toutes les opinions comme également subjectives et dépositaires d’une valeur de vérité équivalente. Haraway entend au contraire défendre, et même affermir, la prétention à l’objectivité des discours de savoir. La solution au problème formulé par Harding (concilier objectivité et engagement) consiste selon elle à définir une « objectivité féministe », c’est-à-dire une vision responsable, attentive aux rapports de pouvoir en jeu dans les processus de production de connaissance et perpétuellement soumise au réexamen critique.

Une telle « perspective partielle », et qui s’assume comme telle, ne peut se suffire à elle-même. Elle doit en permanence critiquer et articuler entre elles différentes perspectives, en s’intéressant tout particulièrement aux perspectives émergeant dans les luttes politiques ou issues des groupes marginalisés. Pour Haraway, aucun point de vue ne peut suffire à décrire le monde ou à le connaître. Il ne s’agit donc pas d’endosser un standpoint unique, forgé au sein d’une expérience collective de lutte contre la domination, mais de viser un « positionnement mobile », qui résiste à la fixation pour multiplier les points de vue partiels. Haraway ne renonce donc pas à l’idée de privilège épistémique. Toutefois, les points de vue depuis les marges que valorise la standpoint theory ne sont jamais pensés par la théoricienne comme des points d’ancrage définitifs du discours scientifique. C’est ce qui explique l’usage du pluriel dans l’expression « savoirs situés ». Il est plus sensible dans l’expression en anglais, « Situated knowledges », dans la mesure où « knowledge » est dans cette langue un indénombrable. La marque du pluriel, qui transforme de fait « knowledge » en dénombrable, est politiquement signifiante : elle sert à contester une conception traditionnelle du savoir, en insistant sur la nécessité, pour garantir effectivement l’objectivité scientifique, de pluraliser les points de vue sur un même objet.

Marie-Jeanne Zenetti - Université Lyon 2

 

Bibliographie sélective :

  • Dorlin, Elsa et Rodriguez, Eva (dir.), Penser avec Donna Haraway, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Actuel Marx », 2012.
  • Haraway, Donna J., « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle » dans Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes, Anthologie établie par Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, traduit de l’anglais par Denis Petit en collaboration avec Nathalie Magnan, Paris, Exils Éditeur, 2007, p. 107-142. Article original: « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism as a Site of Discourse and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, 14/3, 1988, p. 575-599.
  • Harding, Sandra G., The Science Question in Feminism, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1986.
  • Harding, Sandra G. (dir.), The Feminist Standpoint Theory Reader, NY, Routledge, 2003.
  • Puig de la Bellacasa, María, Les Savoirs situés de Sandra Harding et Donna Haraway. Science et épistémologies féministes, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2014.
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- Lethictionnaire - Révolutions morales
news-17011 Mon, 14 Oct 2024 15:30:23 +0200 Polémiques littéraires /actualites/actualite/polemiques-litteraires Les manifestations de conflictualité dans le champ littéraire font l’objet, depuis une vingtaine d’années, d’importants travaux croisant des approches disciplinaires variées. De l’histoire littéraire à la sociologie et de l’analyse de discours à l’histoire culturelle, ils rappellent que le rapport aux œuvres et la construction du champ littéraire évoluent à la faveur d’affrontements et de débats variables dans leur ampleur et leur intensité, et ils témoignent de l’intérêt que représente l’étude de ces échanges dissensuels pour éclairer le fonctionnement de la littérature comme institution.

Même si les termes de « débat », de « polémique » et de « controverse » sont parfois employés comme synonyme dans la presse (Plantin, 2003), la polémique se distingue, conformément à l’étymologie du terme, par la dimension ouvertement conflictuelle et parfois violente des échanges engagés, ainsi que par sa capacité à engager, sur une question donnée, une variété d’acteurs, qu’ils soient polémistes (professionnels) ou « polémiqueurs » (ordinaires) (Kerbrat-Orecchioni, 1980). Par rapport à la « dispute », à la « controverse » ou à la « querelle », souvent limitées à un public de spécialistes, la polémique implique ainsi une visibilité accrue, dans le cadre de débats qui se diffusent sur la scène publique (Rennes, 2016). Elle se distingue aussi par son caractère clivant et par un effet de polarisation des camps en présence. D’autres termes proches, comme ceux de « scandale » ou d’« affaire », accentuent l’importance de la réaction publique, l’amplification sociale des positions engagées et la dimension émotionnelle des débats. La controverse et la polémique partagent souvent une rhétorique de l’indignation, entendue comme « une émotion politique » « inséparable d’un jugement opéré au nom de valeurs partageables et partagées » par une communauté (Régent-Susini et Grinshpun, 2021). Mais, là où la controverse concerne davantage un débat raisonné, fortement structuré au plan argumentatif et centré sur des enjeux intellectuels, la polémique se caractérise par une intensité affective (Quemener, 2018) qui tend à rendre les positions inconciliables et le différend irréductible. D’où un risque d’appauvrissement argumentatif, lié au temps de réaction réduit et à l’espace parfois restreint alloué au discours.

Parmi les « modes de gestion du conflictuel », la polémique a donc souvent mauvaise presse, en raison de la virulence qui lui est associée. Ruth Amossy souligne néanmoins que la polémique remplit aussi des fonctions sociales et qu’elle joue un rôle dans la gestion du dissensus au sein des sociétés démocratiques, notamment en permettant la coexistence d’opinions divergentes dans une communauté déchirée par des positions et des intérêts contradictoires (Amossy, 2014). Les polémiques littéraires peuvent ainsi être considérées comme les révélateurs de conflits de valeurs (Thouret, 2021) : en dramatisant certains clivages, réseaux et positions, elles rendent plus visibles les tensions qui structurent la vie sociale et leur analyse permet d’observer comment ces conflits deviennent des objets de conversation publique.

Mais les débats et controverses participent aussi à la transformation du champ littéraire, des conceptions de la littérature et des procédures d’interprétation des œuvres. Certaines approches, axées sur la dimension performative des polémiques, invitent ainsi à les envisager comme des moments où les acteurs sociaux remettent en question des rapports de force établis et redistribuent les positions de pouvoir. En cela, la polémique peut être vue comme une force instituante (Lemieux, 2007), capable de transformer les normes sociales, de redéfinir les imaginaires et les valeurs littéraires. Les polémiques sont en effet des lieux où se configurent les relations entre la littérature et le politique. Elles permettent d’observer comment se définit le rôle des lettres dans une société́ donnée, ainsi que le rapport que la littérature entretient avec la réalité extra-littéraire. Il s’agit alors de mettre en lumière ce que ces conflits produisent de nouveau, que ce soit en termes de réaffirmation des valeurs transgressées ou de démonstration de leur obsolescence. Certaines polémiques littéraires et artistiques surgissent ainsi à la faveur de l’évolution de normes ou à la suite de la réévaluation de jugements sur des œuvres du passé en fonction de l’actualité des luttes politiques et sociales. En témoignent les relectures polémiques de textes canoniques qui mettent au jour des stéréotypes racistes, antisémites ou homophobes, ou la représentation de violences sexuelles que les interprétations antérieures passaient sous silence. Certains observateurs, dans et hors du champ académique, prennent part à ces débats, dénonçant ce qu’ils perçoivent comme une menace sur la liberté des artistes et comme une lecture orientée par des enjeux militants, laquelle serait inappropriée aux objets esthétiques.

En termes méthodologiques, l’étude des polémiques invite à déplacer l’analyse littéraire vers la réception et à considérer la variété des acteurs qui participent à la constitution du sens des textes (Thouret, 2021). Elle favorise ainsi une perspective discursive et une approche fondée sur l’étude de cas, dans laquelle il s’agit d’identifier les acteurs en présence, les normes esthétiques, morales, politiques ou religieuses qui justifient le désaccord, les stratégies déployées par les camps opposés, les formes et manifestations de conflictualité. Le déroulement temporel d’une polémique, du déclenchement à l’emballement et à l’essoufflement, comme les espaces physiques, médiatiques et socio-politiques de circulation des discours polémiques, constituent autant de dimensions à articuler dans l’analyse. Parce qu’elles jouent un rôle clé dans la construction et la transformation du champ littéraire, dans la redéfinition des normes culturelles et des conceptions de la littérature, les polémiques, leur fonctionnement et leur histoire offrent un éclairage précieux sur la manière dont la littérature, en tant qu’institution sociale, se négocie et se reconfigure constamment à travers ces moments de conflit.

Marie-Jeanne Zenetti - Université Lyon 2

Bibliographie sélective :

  • Amossy Ruth, Apologie de la polémique, Paris, PUF, 2014.

  • Fabiani Jean-Louis. « Disputes, polémiques et controverses dans les mondes intellectuels. Vers une sociologie historique des formes de débat agonistique », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2007/1 n° 25, p.45-60.

  • Lemieux Cyril, « À quoi sert l’analyse des controverses ? », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2007/1 n° 25, 2007. p.191-212.

  • Plantin Christian, « Des polémistes aux polémiqueurs », dans Declercq, Gilles, Michel Murat & Jacqueline Dangel (éds), La Parole polémique, Paris, Champion, 2003, p.377-408.

  • Quemener Nelly (2018), « ‘‘Vous voulez réagir ?’’ L’étude des controverses médiatiques au prisme des intensités affectives », Questions de communication, n° 33, p. 23-41.

  • Régent-Susini Anne et Yana Grinshpun (éds), L’Indignation entre polémique et controverse, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2021.

  • Rennes Juliette, « Les controverses politiques et leurs frontières », Études de communication, langages, information, médiations n°47, Presses de Lille 3, 2016, p. 21-48.

  • Thouret Clotilde (dir.), Littérature et polémiques, Nîmes, Lucie Éditions, 2021.

 

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- Lethictionnaire - Révolutions morales Faire cas / Prendre soin
news-17008 Mon, 14 Oct 2024 10:41:10 +0200 Nouvelle revue : Soin, Sens et Santé – An International Journal of the Health Humanities https://preo.u-bourgogne.fr/revue3s/ Première revue française d’humanités médicales ; premier numéro : "Le diagnostic comme fiction" Actualités de l'ITI Lethica news-16928 Fri, 11 Oct 2024 17:00:00 +0200 Des machines à vapeur à l'IA : révolutions industrielles, vers quel bonheur ? /actualites/actualite/des-machines-a-vapeur-a-lia-revolutions-industrielles-vers-quel-bonheur Rencontre / débat avec Camilla Colombo, chercheuse en éthique appliquée, et Nicole Siri, chercheuse en littérature et éthique Les visions les plus optimistes de l’intelligence artificielle permettent d’imaginer un futur sans travail, où les femmes et les hommes seront libres de consacrer leur temps aux activités qu’ils préfèrent. 

Cette vision, cependant, soulève de nombreux dilemmes éthiques. Comment distribuer le revenu dans une société où personne ne travaille ? Que faire de notre temps, comme se demandait Hannah Arendt, une fois que nous nous retrouverons à vivre dans une société de travailleurs sans travail ? Et dans quelle mesure l’intelligence artificielle peut-elle remplacer les humains, en particulier dans des tâches comme celles du travail du care, qui nécessitent de sensibilité et d’empathie ? 

À travers la technique du scenario planning, Nicole Siri, chercheuse en littérature et éthique à l’ITI Lethica, et Camilla Colombo, chercheuse en éthique appliquée à l’Université Polytechnique d’Aix-La-Chapelle en Allemagne, présenteront au public un scénario où ces problèmes seront posés. Vous serez invités à voter et à discuter avec elles des différentes possibilités pour les résoudre.

 

 Entrée libre ; tous publics, dans le cadre de la Fête de la Science

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Agenda de la MISHA Agenda de l'ITI Lethica
news-17001 Thu, 10 Oct 2024 14:32:33 +0200 Appel à communications : "Littératures africaines, transferts et appropriations culturelles" /actualites/actualite/appel-a-communications-litteratures-africaines-transferts-et-appropriations-culturelles Congrès de l'APELA du 4 au 6 novembre 2025 à Strasbourg Congrès de l’Association pour l’étude des littératures africaines (APELA), Université de Strasbourg, Misha, 4-6 novembre 2025.

 

La notion d’appropriation culturelle, initialement développée aux États-Unis dans le cadre des revendications des droits des minorités, s’impose aujourd’hui en Europe et en Afrique dans de nombreux débats sur la culture, la littérature et les arts. Elle désigne généralement des phénomènes de transferts culturels effectués sous la pression d’une forme de domination, le dominant s'appropriant, sans droit ni légitimité, le patrimoine culturel de celui qu’il domine (voir entre autres Young 2010). De la réinterprétation du primitivisme (Le Quellec Cottier & Rodriguez, 2023) aux fictions d’identités scripturales étudiées par Christopher Miller (Miller 2018), les débats sur l’appropriation culturelle se sont multipliés ces dernières années.

Le « travail de mémoire » effectué sur le passé colonial de la France et, au niveau culturel, le débat sur la restitution du patrimoine africain (cf. Sarr / Savoy 2018) ont ouvert la voie à de nouveaux questionnements et mènent à un renouvellement des lectures et des interprétations, qui intègrent désormais une interrogation éthique sur la responsabilité de l’artiste ou de l’écrivain dans son rapport à la culture de l’autre ou du dominé. Dès lors, l’idée d’appropriation culturelle tend, dans certains cas extrêmes, à se substituer aux concepts d’intertextualité, de transfert culturel (Espagne 2013) ou de « branchements » (Amselle 2001), jusqu’à nourrir des discours critiques et politiques qui prétendent invalider les approches strictement esthétiques de certaines œuvres.

Ces nouvelles tendances trouvent un écho d’autant plus important que les identités se radicalisent (Amselle 2011, Bancel / Blanchard 2017, Dubreuil 2019). Par ailleurs, la contestation des modèles postcoloniaux (hybridité, mimétisme, créolisation, etc.) par l’émergence de formes radicales du décolonialisme, concevant culture et identité en termes d’authenticité, de propriété, de limites, d’espace clos, contribue à nourrir le débat sur la légitimité de la prise de parole culturelle, au risque parfois d’une atteinte à la liberté d’expression. Enfin, la marchandisation croissante de la culture dans nos sociétés globalisées pose le problème de la spoliation économique par la reproduction et commercialisation d’artefacts (voir également Root, 1996), comme le révèle entre autres le débat autour du boomerang de Chanel en 2017.

Ce congrès de l’APELA, organisé dans le cadre d’une coopération entre l’Université de Strasbourg et l’Université Johannes Gutenberg de Mayence, portera sur les enjeux des définitions contemporaines de l’identité et de leurs relations à l’expression culturelle : l’authenticité peut-elle être une revendication ou un critère d’évaluation des œuvres ? Sur quoi reposerait-elle ? Quelle réception induit-elle ? Et quelles conséquences à terme sur la création ?

Les interventions pourront porter sur :

  • Des études de cas ;
  • Les constructions littéraires et artistiques de l’authenticité culturelle : pastiches, détournements, pseudonymies, postures et impostures ;
  • Des approches théoriques et critiques des notions d’appropriation, de transfert, d’authenticité
  • Les apports et les limites de la notion d’appropriation culturelle dans le domaine des études africaines
  • Les variations de la réception des œuvres en fonction des déplacements et des décalages contextuels ;
  • L’appropriation symbolique et la marchandisation, la critique de la « dérive capitaliste » ;
  • La relation entre éthique et esthétique. 

 

Veuillez adresser vos propositions avant le 1er décembre 2024 à :
Ninon Chavoz (chavoz[at]unistra.fr)
Anthony Mangeon (amangeon[at]unistra.fr)
Véronique Porra (porra[at]uni-mainz.de)

 

Les frais de déplacement et d’hébergement sont à la charge des participants ou de leur laboratoire de recherche. La restauration sera prise en charge, en fonction des subventions obtenues.

Cet événement bénéficiera du soutien de l’institut thématique interdisciplinaire Lethica et de l’unité de recherches Configurations littéraires (Université de Strasbourg)

 

Bibliographie sélective :

  • Amselle, Jean-Loup. Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001.
  • Amselle, Jean-Loup. L’ethnicisation de la France, Fécamp, Éditions Lignes, 2011.
  • Amselle, Jean-Loup. Critique de la raison animiste, San Giovanni, Mimésis, 2023.
  • Appiah, Kwame Anthony. The Ethics of Identity, Princeton, Princeton University Press, 2005.
  • Appiah, Kwame Anthony. Cosmopolitisme. Paris, Odile Jacob, 2008.
  • Ben Lakhdar, Khémaïs. L’appropriation culturelle : histoire, domination et création : aux origines d’un pillage occidental, Paris, Stock, 2024.
  • Blanchard, Pascal / Bancel, Nicolas / Thomas, Dominic (dir.). Vers la guerre des identités ? De la fracture coloniale à la révolution ultranationale, Paris, La Découverte, 2016.
  • Brown, Michael Fobes. Who Owns Native Culture ?, Cambridge, Harvard University Press, 2003.
  • Coleman, Elizabeth Burns. Aboriginal Art, Identity and Authenticity, Aldershot, Ashgate, 2005.
  • Dubreuil, Laurent. La dictature des identités, Paris, Gallimard, 2019.
  • Espagne, Michel. « La notion de transfert culturel », in Revue Sciences / Lettres 1, 2013, URL : http://journals.openedition.org/rsl/219
  • Hahn, Hans Peter. « Antinomien kultureller Aneignung: Eine Einführung », Zeitschrift für Ethnologie, 136, 2011, p. 11–26.
  • Hurka, Thomas. « Should Whites Write About Minorities? » in Hurka, Thomas (dir.): Principles: Short Essays on Ethics, Toronto: Harcourt Brace, 1994, p. 183-186.
  • Keeshing-Tobias, Lenore. « Stop Stealing Native Stories », in Ziff, Bruce, Rao, Pratima V. (dir.): Borrowed Power: Essays on Cultural Appropriation, New Brunswick, Rutgers University Press, 1997, p. 71-73.
  • Le Quellec Cottier, Christine et Rodriguez, Antonio (dir.). Le primitivisme des avant-gardes littéraires, Paris, Classiques Garnier, 2023.
  • L’Estoile, Benoît de. Le goût des autres. De l’exposition coloniale aux arts premiers, Paris, Flammarion, 2007.
  • Luste Boulbina, Seloua. Les miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs (arts, littérature, philosophie), Paris, Les Presses du réel, 2018.
  • Miller, Christopher L. Impostors. Literary Hoaxes and Cultural Authenticity, Chicago, University of Chicago Press, 2018.
  • Root, Deborah. Cannibal Culture: Art, Appropriation, and the Commodification of Difference, Boulder, Westview Press, 1996.
  • Sarr, Felwine/ Savoy, Bénédicte. Restituer le patrimoine africain, Paris, Éditions Philippe Rey/ Éditions du Seuil, 2018.
  • Savoy, Bénédicte. Le long combat de l’Afrique pour son art : histoire d’une défaite postcoloniale. Paris, Éditions du Seuil, 2021.
  • Savoy, Bénédicte.  À qui appartient la beauté ? Paris, La Découverte, 2024.
  • Young, James O. Cultural Appropriation and the Arts, Oxford, Wiley- Blackwell, 2010.
  • Young, James O. & Brunk, Conrad G. (dir.). The Ethics of Cultural Appropriation, Oxford, Wiley- Blackwell, 2012.

Consulter l'argumentaire et l'appel à communications sur Fabula

Télécharger l'argumentaire et l'appel en PDF

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Actualités de l'ITI Lethica
news-16882 Tue, 08 Oct 2024 17:00:00 +0200 Alberto Prunetti : "Fierté de classe et résistance au patron" /actualites/actualite/alberto-prunetti-fierte-de-classe-et-resistance-au-patron Discussion autour des romans 'Amianto', 'Odyssée lumpen' et 'Troncamacchioni' Alberto Prunetti est un écrivain, essayiste, traducteur et activiste italien. Parmi ses romans, Amianto. Une histoire ouvrière (l'histoire de son père, Renato Prunetti, mort de mésothéliome à la suite de son exposition à la poussière d'amiante sur son lieu de travail) et Odyssée Lumpen (roman autobiographique) ont été traduits en français. Son dernier roman, Troncamacchioni, sur la résistance en Toscane à l'aube du régime mussolinien, a paru en italien le 17 septembre 2024.

L'écrivain sera en discussion avec Nicole Siri. Des extraits des romans seront lus par l’auteur en italien, et par des étudiants de l’Université de Strasbourg en traduction française.

Evénement organisé en partenariat avec l'Istituto Italiano di Cultura de Strasbourg.

 

Lire la recension d'Amianto dans le Lethictinnaire

Lire la recension d'Odyssée lumpen dans le Lethictionnaire

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Agenda de l'ITI Lethica
news-16787 Mon, 30 Sep 2024 09:00:00 +0200 Ecole d'automne Lethica | "Le Grand Dérangement" : Enjeux éthiques et esthétiques du changement climatique /actualites/actualite/ecole-dautomne-lethica-le-grand-derangement-enjeux-ethiques-et-esthetiques-du-changement-climatique du 30 septembre au 2 octobre 2024 coordination : Ninon Chavoz & Anthony Mangeon (Entrée libre) Argumentaire

Consacrée aux enjeux éthiques et esthétiques du changement climatique, l’École doctorale d’automne 2024 rassemblera des chercheurs issus de disciplines diverses - philosophie, droit, littérature, glaciologie, climatologie – ainsi que des artistes et des écrivains dont l’œuvre s’attache directement à traiter de la crise écologique. Si celle-ci est de longue date devenue une réalité scientifique incontestable, documentée par les rapports successifs du GIEC (repris et illustrés dans l’ouvrage de vulgarisation dirigé par Iris Amata-Dion, Horizons climatiques, 2024), les actions tardent à venir et la prise de conscience d’une responsabilité individuelle, mais surtout collective et politique apparaît plus que jamais aujourd’hui comme une pressante nécessité. L’objectif de cette rencontre interdisciplinaire n’est pas de céder à la tentation du catastrophisme, mais bien de penser, sous le patronage de Catherine Larrère, que « le pire n’est pas certain » (2020) et d’envisager les possibilités d’action qui nous demeurent ouvertes.

Face à ces défis de société contemporains, la révolution morale telle qu’elle est définie par Anthony Appiah (Le Code d’honneur, 2012) se présente comme l’un des derniers leviers, susceptibles de provoquer un changement radical et durable de nos comportements. Là où les arguments scientifiques ne sont pas parvenus à infléchir les manières d’être de nos contemporains, comment penser l’avènement d’une mutation de la sensibilité, qui conduirait, dans les termes de James Garvey, à « réinventer le cercle de la moralité » (Éthique des changements climatiques : le bien et le mal dans un monde qui se réchauffe, 2010) ? Quel rôle les humanités ont-elles à jouer dans cette prise de conscience ? Quels « lieux de mémoire », quels « paysages à la dérive » (Sophie Poirier) ou « usagés » (Bertrand Stofleth) sont susceptibles de nous aider à penser l’évolution du climat et l’empreinte de l’homme sur son environnement ? Comment la science-fiction parvient-elle à échapper à l’emprise de notre présent (Irène Langlet, Le temps rapaillé, 2020) pour imaginer le monde qui vient et inventer une nouvelle éthique du futur (Yannick Rumpala, Hors des décombres du monde, 2018) ? Doit-elle se situer à la croisée de la fiction et de la prospective (Kim Stanley Robinson, Le Ministère du futur, 2023), de l’anticipation et de la rétrospective (Thomas Cadène & Benjamin Adam, Soon, 2019) ? La méthode du scenario planning, mise en œuvre par les étudiant.e.s du DU LETHICA, constitue-t-elle un outil pertinent pour sensibiliser le public aux risques et aux enjeux d’une dégradation de notre milieu de vie ? Peut-on, comme le fait le romancier et essayiste indien Amitav Ghosh (Le Grand dérangement : d’autres récits à l’ère de la crise climatique, 2021), tenir grief à la littérature européenne de ce qu’elle n’aurait pas suffisamment pris en compte le monde non-humain, et aurait ainsi contribué à occulter les prémisses du changement climatique ? Quelles nouvelles formes littéraires conviendrait-il d’inventer pour rendre compte d’une crise à l’envergure inédite, qui transforme le « dernier homme », imaginé en 1973 par Richard Routley pour poser les fondements d’une éthique de l’environnement, en le « dernier monde » décrit par Céline Minard ?

Les questions abordées dans le cadre de cette École d’Automne croiseront les thématiques de l’ITI LETHICA :

  • Penser le changement climatique implique en effet de se confronter aux enjeux souvent dramatiques du triage lorsqu’il s’agit de choisir, dans les termes de Frédérique Leichter-Flack, « qui vivra et qui mourra » dans un contexte où les ressources disponibles se réduisent drastiquement. Élaboré à partir de la lecture d’œuvres littéraires et critiques, le scénario conçu en 2024 dans le cadre du Diplôme universitaire LETHICA permettra aux participant.e.s de l’École d’Automne de se confronter directement aux prises de décision que suppose un tel contexte de crise.
  • Parce qu’il a longtemps constitué une transformation graduelle invisible, largement occultée par les responsables politiques nationaux et internationaux, le changement climatique pose aussi la question de l’articulation entre transparence et secret, et plus largement, celle d’une responsabilité morale et juridique (Agnès Michelot) qui ne repose pas exclusivement sur le lien tangible entre cause et conséquence. La résidence de Paolo Cirio, artiste invité de Lethica en 2024, permet ainsi de poser la question des responsabilités en matière de justice climatique, en incriminant notamment l’industrie fossile.
  • Se montrer sensible aux enjeux du changement climatique implique enfin de faire cas de l’autre, en particulier de celui qui ne nous ressemble pas, ou de celui que nous ne connaissons pas encore. Les textes de Vincent Message (Défaite des maîtres et possesseurs, 2016, Les Années sans soleil, 2022) et de Céline Minard (Le Dernier Monde, 2007, Plasmas, 2021) invitent ainsi le lecteur à se projeter dans une altérité radicale – qu’elle soit animale, extraterrestre ou tout simplement intergénérationnelle. Le récit que Sophie Poirier consacre à l’immeuble « Le Signal » à Soulac-sur-mer, menacé d’effondrement et finalement détruit en février 2023 par les pouvoirs publics, constitue à la fois un exercice d’empathie et une réflexion sur les mutations de nos paysages à l’heure du changement climatique : l’exemple paradigmatique du front de mer français ne doit pourtant pas faire oublier que les premiers espaces touchés seront aussi les plus pauvres, comme le soulignent les travaux du climatologue Benjamin Sultan sur le changement climatique en Afrique.


En intégrant le discours sur le changement climatique dans un contexte international, pluriséculaire (grâce notamment aux travaux de la glaciologue Frédérique Rémy) et interdisciplinaire, l’École d’Automne Lethica vise à constituer un forum de discussion, de réflexion, mais aussi de « respiration » (Marielle Macé, Respire, 2023) ouvert à toutes et à tous.

 

Lire les notices du Lethictionnaire autour du thème

 

Programme prévisionnel

30 septembre (Amphi du CDE)

17h00-18h30 : Conférence inaugurale de Catherine Larrère - "Habiter autrement la Terre"

 

1 octobre (Misha)

9h00-10h30 : Conférence d’Agnès Michelot - "La justice climatique : inégalités et responsabilité"

Pause

11h00-11h30 : Benjamin Sultan - "Les conséquences du réchauffement climatique en Afrique: un exemple d'injustice climatique"

11h30-12h00 : Frédérique Rémy - "Le changement climatique dans la littérature du XVIIe siècle à nos jours"

Pause

14h00-15h00 : "BD et changement climatique : rétrospective, prospective et science-fiction" - Table ronde avec Thomas Cadène et Iris-Amata Dion (modération : Anthony Mangeon)

Pause

15h30-17h30 : "Le Parlement des Générations" présenté par les étudiant·es du DU LETHICA

 

2 octobre (Misha)

9h00-9h30 : Marielle Macé - "Parole et respiration" (en ligne)

9h30-10h00 : Eliane Beaufils - "Mises en jeu éthiques-esthétiques dans des théâtralités participatives du Chthulucène" (en ligne)

10h00-10h30 : Bertrand Guest - "Ce que 'la' langue fait au climat, et réciproquement. Rétro- et inter-actions dans l'atmo-bio-sémio-sphère"

Pause

11h00-12h00 : "Paysages qui tanguent" - Table ronde avec Sophie Poirier et Bertrand Stofleth (modération : Ninon Chavoz et Emmanuel Béhague)

Pause

13h30-14h30 : "Après l’Anthropocène" - Discussion avec Céline Minard (modération : Ninon Chavoz)

Pause

15h00 -15h45 : Irène Langlet - "Crimate fiction - une si séduisante marée noire"

15h45-16h30 : Paolo Cirio - "Climate Realism"

16h30-17h30 : "Écrire dans les années sans soleil" - Discussion avec Vincent Message (en ligne) (modération : Ninon Chavoz)

17h30-18h00 : clôture et discussion avec les étudiants

 

Plus de détails sur l'image modélisant le changement climatique (Ed Hawkins)

 

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Agenda de l'ITI Lethica
news-16881 Mon, 30 Sep 2024 08:00:00 +0200 Exposition multimédiale : "Faut-il imaginer Sisyphe heureux ?" /actualites/actualite/exposition-multimediale-faut-il-imaginer-sisyphe-heureux Labellisée Fête de la Science, l’exposition « Faut-il imaginer Sisyphe heureux ? » est conçue comme une « promenade philosophique » visant à parcourir l’évolution de l’éthique du travail au fil des siècles, tout en réfléchissant sur quelques uns des enjeux éthiques posés par le travail et le progrès technique. Par l’exposition de reproductions de dessins, illustrations, gravures, romans illustrés, livres, extraits, affiches qui ont fait l’histoire de ce débat, nous visons à mettre en question les différentes idéologies du travail, ainsi qu’à réfléchir sur la portée que le travail peut — ou ne peut pas — avoir au sein d’une vie. Deux autres enjeux éthiques cruciaux, celui du travail des femmes, et celui du rapport entre travail et écologie, seront aussi explorés au long du parcours de l’exposition.

Commissariat : Nicole Siri, chercheuse en littérature et éthique, postdoctorante à l'iti Lethica

 Entrée libre et gratuite du lundi au vendredi

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Agenda de l'ITI Lethica
news-16936 Wed, 25 Sep 2024 11:48:43 +0200 Changement climatique : « imaginer des solutions en nous tournant vers nos ressources imaginaires » https://savoirs.unistra.fr/societe/changement-climatique-imaginer-des-solutions-en-nous-tournant-vers-nos-ressources-imaginaires Article du magazine Savoir(s) sur l'école d'automne 2024 Actualités de l'ITI Lethica news-16924 Tue, 24 Sep 2024 09:11:46 +0200 Catherine Larrère & Raphaël Larrère, Penser et agir avec la nature, une enquête philosophique /actualites/actualite/catherine-larrere-raphael-larrere-penser-et-agir-avec-la-nature-une-enquete-philosophique Paris, éditions La Découverte, 2015, 334 p. Les travaux conjointement publiés par Catherine et Raphaël Larrère, respectivement philosophe et ingénieur agronome, se caractérisent par leur approche résolument interdisciplinaire, qui met en dialogue les sciences humaines et les sciences naturelles pour aborder la question environnementale dans ses divers aspects théoriques, pratiques et éthiques. Faisant suite à un précédent ouvrage (Du bon usage de la nature défendait un « nouveau naturalisme » en replaçant l’humanité au sein de la nature, au lieu de la définir par sa capacité à s’en arracher), cette enquête philosophique explore à nouveaux frais des pensées écologistes produites depuis une trentaine d’années, ainsi que les initiatives concrètes prises sur le terrain, dans divers contextes locaux, pour construire des rapports inédits avec l’environnement. Le cheminement historique et critique s’organise en trois grandes étapes.

Dans une première partie (« Respecter la nature »), les deux auteurs reviennent sur une série d’oppositions dualistes (nature/culture, nature/artifice, sauvage/domestique) pour déconstruire certaines conceptions historiquement et culturellement ancrées, comme l’idée de Wilderness – ce monde sauvage vierge de toute influence humaine prisé des défenseurs de la nature en Amérique du Nord ou dans les divers parcs naturels créés dans les espaces coloniaux, à l’instar du continent africain. Dans le droit fil de la « Convention sur la diversité biologique » issue du Sommet de la Terre à Rio, en 1992, la notion de biodiversité a permis en revanche de mieux valoriser les interactions entre nature et culture, et de reconnaître notamment le fait que « la nature des uns » (les Occidentaux) est souvent « la culture des autres » (ou les peuples dits indigènes, p. 71). L’étude des écosystèmes a de son côté remis en question les idées d’autochtonie ou de naturalité, en montrant que des espèces considérées comme locales ont pu autrefois venir d’ailleurs, ou prospérer à la suite de brusques changements, tandis que celles dites « invasives » ne le deviennent, en réalité, que dans des communautés biotiques déjà fortement fragilisées par les activités humaines. On ne saurait donc jamais revenir à une « nature originelle ».

La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse dès lors aux « techniques » mises en œuvre pour « agir avec la nature, et non contre elle ». Une importante distinction est proposée entre deux conceptions de la technique, le « savoir-faire » et le « faire-avec » dont la fécondité se manifeste bien dans l’écomimétisme.

Il ne s’agit pas tant d’obtenir un résultat qui imite la nature (par exemple, la wilderness ou un écosystème de référence), que de s’inspirer des processus naturels et de les utiliser pour aboutir à un résultat, qui peut s’approcher d’un écosystème de référence, mais peut tout aussi bien être inédit pourvu qu’il soit résilient. (p. 213)

En écho aux films documentaires de Coline Serreau (Solutions locales pour un désordre global, 2010) ou de Cyril Dion et Mélanie Laurent (Demain, 2015), l’ingénierie écologique et l’agroécologie sont mises en valeur, et les travers de « la révolution verte » (ou l’exportation de l’agriculture productiviste dans les pays émergents) clairement exposés sans qu’on renonce pour autant à ses objectifs (« alimenter une population mondiale qui atteindra en 2050 entre huit et neuf milliards d’individus », p. 225). Pour cela, un changement de stratégie autant que d’échelle s’impose : il convient de développer désormais une agriculture écologiquement intensive, qui s’apparente très largement à un « pilotage des processus naturels », à partir d’une connaissance fine des écosystèmes locaux.

La question se pose dès lors, du niveau où doivent se situer l’action écologique et l’éthique qui la sous-tend. La troisième partie, « du local au global et vice versa » s’ouvre précisément sur le constat de nouvelles tensions, entre l’humanité et son environnement, d’une part, et d’autre part entre les diverses échelles d’actions :

Le premier sommet de la Terre, qui s’est tenu à Rio de Janeiro en 1992, a manifesté publiquement la dimension mondiale, ou planétaire, des questions environnementales et, en 1997, la conférence de Kyoto a fait du changement climatique le phénomène le plus marquant de la crise environnementale. Changement global par excellence, puisque les gaz à effet de serre ont le même impact d’où qu’ils soient émis, le changement climatique n’est pas la seule manifestation de cette crise : l’érosion de la biodiversité, l’acidification et la pollution des océans, la pénurie d’eau potable et l’érosion des sols arables ont aussi atteint une dimension planétaire.

Or la globalisation de la crise environnementale remet l’humanité au centre des préoccupations, y compris morales. […] L’humanité, dans son ensemble, étant la victime potentielle du changement climatique, y faire face ne relève pas seulement de la prudence politique : c’est un devoir moral. Si la globalisation de la crise environnementale exige que l’on globalise en même temps l’éthique, cette éthique globale est inévitablement anthropocentrique. […] Se recentrer sur les soucis humains, c’est passer de l’homme aux hommes, c’est se rendre compte que la relation de l’homme à la nature, que les éthiques environnementales envisagent dans sa généralité, n’est identique ni dans les différentes sociétés ni au sein de chacune d’entre elles. La question de la justice environnementale surgit ainsi du constat des “inégalités dans la distribution du fardeau environnemental”. (p. 235-236)

Le catastrophisme, auquel Catherine et Raphaël Larrère ont consacré un récent ouvrage (Le pire n’est pas certain, 2020), s’immisce précisément dans cet écart entre une dimension globale (« une même humanité sur une même Terre ») et des initiatives ou des solutions prioritairement locales qui, en dépit de leurs atouts et de leurs bénéfices avérés, s’avèrent probablement insuffisantes pour « éviter une calamité au niveau planétaire » (p. 258) comme le réchauffement climatique et son corollaire, l’extinction massive des espèces vivantes. Pour éviter cette tentation défaitiste, il faut donc tout ensemble « penser globalement et agir localement », « selon la formule classique de l’écologisme » nous disent les auteurs, qui s’emploient à mettre en œuvre cette double exigence dans la suite de leur ouvrage, consacré à la biodiversité comme un monde commun (chapitre 9), puis à la justice environnementale (chapitre 10) et enfin aux dynamiques entre « diversité culturelle et environnement » (chapitre 11). Aux logiques strictement financières qui sous-tendent certaines idées comme celles de « bien commun » ou de « dette écologique » (où la valeur prêtée à la biodiversité devient nécessairement marchande, tandis que les dégâts infligés à l’environnement, et notamment à l’atmosphère planétaire par les pays du nord, peuvent finalement être « compensés » par des transferts technologiques ou des remises sur d’autres dettes économiques, entretenant ainsi le système néolibéral et permettant à des situations dissymétriques de se perpétuer entre pays pauvres et pays riches), Catherine et Raphaël Larrère proposent de substituer une logique plus politique fondée sur le contrat, comme Le contrat naturel promu en 1990 par le philosophe français Michel Serres, ou comme « la citoyenneté Gaïa » défendue par le philosophe canadien James Tully, dans le sillage de « l’éthique de la terre » théorisée par les penseurs environnementalistes états-uniens Aldo Leopold (Almanach d’un comté des sables, 1949, trad. fr. de 1995) et John Baird Callicott (Éthique de la terre, 1989, trad. fr. de 2010). Pluralistes, ces voies permettent non seulement de reconnaître la nature et le vivant comme des sujets de droit, envers lesquels l’humanité a des devoirs, mais également d’envisager d’autres visions et d’autres savoirs écologiques comme ceux des peuples indigènes ou des victimes au premier chef de dommages environnementaux. On passe dès lors d’une exigence de justice à une éthique de la sollicitude (care), telle qu’elle fut développée dans les travaux des penseuses américaines Carol Gilligan (In a Different Voice, 1982, tr. fr. de 1986) et Joan Tronto (Un monde vulnérable. Pour une politique du care, 1993, tr. fr. de 2009), et l’enquête philosophique menée dans cet essai prend ainsi, dans ses dernières pages, une tonalité résolument écoféministe qui préfigure la stimulante synthèse de ce courant de pensée que Catherine Larrère a depuis publié en son seul nom.

Anthony Mangeon - Configurations littéraires

 

 

 

 

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- Lethictionnaire - Faire cas / Prendre soin Recension
news-16894 Fri, 20 Sep 2024 09:34:25 +0200 Catherine Larrère, L’Écoféminisme /actualites/actualite/catherine-larrere-lecofeminisme Paris, La Découverte, 2023. Tout comme la congruence entre écologie et démocratie, étudiée par Joëlle Zask (Écologie et démocratie, 2022) et par Catherine Larrère elle-même dans un récent ouvrage (Démocratie et écologie, 2024), la compatibilité entre écologie et féminisme ne va pas de soi. Fondé sur le constat d’une domination croisée de la femme et de la nature, également soumises à une logique d’oppression capitaliste, l’écoféminisme se trouve notamment confronté à un soupçon récurrent d’essentialisme ou de régression primitiviste. Sa propension à se réclamer de modèles anciens ou à réhabiliter les « outils de la magie pour agir sur le monde » (par exemple en devenant « sorcières ») renforce cette défiance en suscitant une forme de « malaise ». De même, l’assimilation de l’écologie aux tâches ingrates et subalternes de l’entretien heurtent certaines sensibilités féministes, qui se voient mal brandir derechef la serpillère, fût-ce pour la bonne cause :

Dans sa façon de célébrer l’oïkos, le foyer, d’en appeler à Gaïa, l’écoféminisme est souvent accusé d’enfermer les femmes dans leurs rôles traditionnels, donc subalternes. Les femmes auraient vocation à s’occuper de la Terre comme elles prennent en charge le ménage : il faut bien nettoyer les saletés que les hommes laissent après eux. […] Retournement du stigmate : le ménage, cette tâche décriée, toujours recommencée, jamais créative, emblématique de la routine et de l’ennui des activités féminines, en vient à être reconsidéré comme une condition de la durabilité, de l’inscription dans le temps, de l’insertion dans ce « filet serré et complexe dont la destination est de maintenir la vie », dont parle Tronto [1993, trad. 2009, p. 143]. 

La résistance est particulièrement forte en France, « pays de l’universalisme des droits » où se développe spontanément un « féminisme d’antinature » et où, « qu’il s’agisse des femmes, ou de tout autre objet, la dénaturalisation est un préalable de leur étude par les sciences sociales ». Si sa première occurrence remonte au milieu des années 1970, où il apparaît sous la plume de l’autrice française Françoise d’Eaubonne (Le Féminisme ou la mort, 1974), c’est surtout aux États-Unis et dans les pays du Sud que l’écoféminisme a pris son essor depuis quelques décennies, souvent en lien avec les pensées décoloniales. Paradoxalement, et quoiqu’il commence à connaître une diffusion accrue dans les cercles militants et académiques (voir notamment Émilie Hache, dir., Reclaim : anthologie de textes écoféministes, 2016), il est toujours traité avec une suspicion qui rendait indispensable un travail de mise au point conceptuelle et contextuelle.

Combinant approche historique et analyse philosophique, la présente étude constitue à ce titre un outil extrêmement précieux : non contente de rendre compte de la pensée de figures essentielles, telles que Carolyn Merchant, Sylvia Federici, Karen Warren, Val Plumwood, Starhawk, Vandana Shiva (Inde) et Wangari Muta Maathaï (Kenya), elle éclaire des termes centraux qui intègrent désormais notre vocabulaire conceptuel –  notamment ceux de care (défini comme « éthique de la responsabilité, contextuelle ou particulariste, qui, attentive à l’étude des cas, fait appel au récit et à la description plutôt qu’à l’énoncé de règles abstraites » et comme une « éthique qui fait place aux sentiments sans les opposer à la raison ») et de reclaim (qui, selon Émilie Hache, « signifie tout à la fois réhabiliter et se réapproprier quelque chose de détruit, de dévalorisé, et le modifier comme être modifié par cette réappropriation »). Elle propose enfin une réponse circonstanciée aux critiques adressées à l’écoféminisme : le troisième chapitre établit ainsi une distinction fondamentale entre la « naturalisation » de la femme, présentée comme le « déguisement d’un rapport social en une donnée naturelle », établi et renforcé au xvie et au xviie siècle lors des fameuses chasses aux sorcières, et son rapport à la « nature » elle-même. De fait, « une fois que, en critiquant le dualisme, on a dénoncé la naturalisation des femmes, le lien entre femmes et nature reste un problème : on ne peut se contenter ni de le nier ni de l’affirmer, sans critique » et une grande partie de la réflexion demeure à mener. C’est dans cette brèche demeurée béante que viennent s’insérer les mouvements écoféministes contemporains et les formes variées du reclaim, parfois indûment perçu comme un néo-primitivisme :

Le reclaim, cette façon militante de se réapproprier une nature oubliée ou dévalorisée, se distingue du simple renversement (reversal) de l’opposition dualiste que critique Plumwood. C’est le renversement qui est essentialiste, car, en inversant les signes de valeur du dualisme, sans en examiner les termes, il fige et essentialise une nature tronquée, qui n’est qu’un produit du dualisme. Le reclaim est une exploration dynamique qui révèle les potentialités ignorées d’une nature oubliée ou occultée. Aussi ne s’agit-il jamais d’un retour en arrière, à une nature qui aurait l’authenticité de l’origine. Il n’y a, dans ces pratiques écoféministes, aucune nostalgie d’une unité perdue dans laquelle il faudrait revenir se fondre. Qu’il s’agisse de la nature ou des femmes, on ne se débarrasse pas du dualisme pour revenir à l’un.

Catherine Larrère développe à ce titre une réflexion essentielle sur la puissance des images dans le discours écologique (que s’emploie à étudier le projet ECOPROP) : selon elle en effet, « accuser l’écoféminisme d’essentialisme (les femmes sont la nature), c’est confondre identité et analogie ». Évoquant « la force normative de l’image », elle souligne que « les métaphores ne sont pas seulement descriptives, elles indiquent ce qui peut, ou doit, être fait » et sont, par conséquent « des programmes d’action ». Ces derniers ne sont pas nécessairement négatifs et placés au service d’une logique de domination : ainsi, pour Merchant, Gaïa est une « puissante métaphore permettant de mieux comprendre et de mieux respecter la vie sur Terre », et qui peut « convenir aussi bien à la science qu’à nos relations générales avec l’Univers ». Après avoir rappelé, à la suite de l’historienne des sciences Mary Midgley que beaucoup de scientifiques – et au premier chef Albert Einstein – « n’hésitent pas à se référer à Dieu », Catherine Larrère avance que « condamner sans examen ces références spiritualistes ou religieuses comme nécessairement obscurantistes, voire essentialistes, serait passer à côté d’une importante tentative pour articuler positivement les femmes et la nature ».

Tout en développant une argumentation philosophique rigoureuse, qui restitue les analyses de Val Plumwood sur les enjeux d’une déconstruction des « dualismes de la modernité », l’ouvrage de Catherine Larrère invite donc à ne pas faire fi de propositions plus spiritualistes, au risque « d’académiser » l’écoféminisme et de le priver ainsi de ses racines les plus vivaces et de son terreau originel. On aurait tort d’oublier que ces mouvements, ancrés dans le local, ressortissent d’abord d’un « féminisme de la subsistance » et des luttes menées par les femmes « pour la justice reproductive et environnementale » (chapitre IV). L’un des atouts les plus remarquables de cet essai est dès lors de traiter aussi bien d’un écoféminisme social et constructiviste (dont les tenantes voient dans la domination des femmes et de la nature des phénomènes historiques surgis dans un contexte donné) que d’un écoféminisme culturel, qui vise à « changer non seulement les mentalités mais aussi les attitudes et les façons de faire » et se fonde parfois sur des postulats essentialistes.

 On comprend dès lors que l’objectif de l’essai n’est pas de rendre compte d’une réalité unique et nettement définie : l’écoféminisme n’est résolument pas un existentialisme. Ainsi que le note l’autrice dès l’introduction, « les mouvements écoféministes sont trop dispersés géographiquement, varient trop dans leurs objectifs comme dans leurs pratiques pour qu’on puisse les considérer comme l’application d’une unique doctrine préexistante qui pourrait faire l’objet d’un exposé séparé ». L’adjectif « écoféministe » peut ainsi s’appliquer aussi bien à un essai philosophique qu’à une réunion militante (par exemple à la Women’s Pentagon Action qui réunit deux mille femmes à Washington en novembre 1980 « dans une manifestation colorée et ludique, joignant l’affirmation politique à la performance artistique d’une façon qui montre les capacités d’invention créatrice de ce mouvement ») ou à une œuvre d’art (par exemple au roman d’Annie Lulu, Peine des faunes).

Il faut donc prendre au sérieux la mise en garde liminaire que nous adresse Catherine Larrère : on se tromperait en considérant « l’écoféminisme comme un objet d’étude » et mieux vaut, pour le comprendre, « se mettre à l’écoute de sujets » qui contribuent à l’incarner. Cette posture critique est aussi, on le voit, une prise de position politique et le dernier chapitre de l’essai s’emploie à démontrer comment l’écoféminisme est porteur d’une inflexion de notre conception du pouvoir. À la suite de Starhawk, Catherine Larrère distingue en effet le « pouvoir-sur », caractéristique des logiques de domination violentes, du « pouvoir-du-dedans », défini comme « le pouvoir qui vient de l’intérieur de nous-mêmes ; notre capacité d’oser, de faire et de rêver, notre créativité ».

Là où le « pouvoir-sur » sépare et met à distance, le « pouvoir-du-dedans » réunit, sans limiter. Lutter contre la domination, c’est ainsi passer d’un pouvoir à l’autre, se déprendre du « pouvoir-sur » et se reconnecter au « pouvoir-du-dedans » de façon « à transformer les structures de domination et de contrôle » en changeant « de manière radicale la manière dont le pouvoir est conçu et dont il opère » [p. 150]. Telle est l’originalité des politiques écoféministes : elles ne s’insèrent pas dans une stratégie de prise du pouvoir politique et étatique, elles développent un autre type de pouvoir qui permet de se soustraire à la domination, non de remplacer ceux qui l’exerçaient.

Préférant « ouvrir les possibles » par des « expériences de rupture » utopique plutôt que de « prendre le pouvoir », l’écoféminisme substitue ainsi à la révolution politique ce qu’on pourrait considérer comme une forme de révolution morale. En renonçant à faire de l’écoféminisme une théorie stable pour restituer plutôt un réseau d’échanges où le global s’articule au local, Catherine Larrère se montre fidèle à l’éthique de la conversation qui caractérise ces mouvements :

La diversité des positions est réelle et il faut que place soit faite à toutes les voix qui veulent s’exprimer. Il faut tenir compte non seulement des contenus (la diversité des positions) mais aussi de la diversité des formes – ou du mode d’expression : l’argumentation philosophique, le récit, le témoignage, le poème. Pour que cette diversité soit reconnue et se maintienne, qu’elle puisse être entendue, l’éthique à adopter n’est pas tant celle de la discussion, telle que Jürgen Habermas la présente, où il s’agit d’assurer l’égalité des participants pour que seule l’argumentation rationnelle départage les positions en présence. On ne tend pas en effet à ce qu’une seule position soit finalement retenue, on vise la coexistence de toutes les positions, qui peut permettre un commerce d’idées et des aides réciproques. L’objectif serait alors plutôt une éthique de la conversation, qui vise à accueillir le plus de voix possible, pour que la conversation continue et s’élargisse, sans nécessairement conduire à un consensus.

Cette ouverture permet par exemple d’accueillir au sein de l’écoféminisme des voix plus littéraires, susceptibles de devenir partie prenante au débat en dépit de l’originalité de leurs formes :

En évacuant les courants essentialistes, on prive l’écoféminisme de ce qui fait sa force et sa vitalité. On trouve des positions essentialistes et souvent spiritualistes aussi bien chez celles qui ont introduit les questions écoféministes, comme Daly [1978] ou Griffin [1978], que chez des porte-parole de l’écoféminisme, comme Starhawk ou Shiva (voir chapitre I). Leur discours relève plutôt du témoignage et n’hésite pas à faire appel à des formes poétiques ; est-ce une raison pour négliger cet écoféminisme que l’on qualifie parfois de culturel ?

Ninon Chavoz - Configurations littéraires

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news-16885 Wed, 18 Sep 2024 14:15:51 +0200 Cyril Dion & Mélanie Laurent, Demain /actualites/actualite/cyril-dion-melanie-laurent-demain Move Movie, France 2 Cinéma & Mars Films, 2015. Fondateur, avec Pierre Rabhi, du Mouvement Colibris, l’écrivain et militant écologiste Cyril Dion avait, en 2010, servi de conseiller scientifique à la cinéaste Coline Serreau pour son documentaire Solutions locales pour un désordre global. En 2014, il s’associe à l’actrice Mélanie Laurent pour un nouveau film, Demain : sorti en décembre 2015, ce long-métrage de 115 minutes obtient l’année suivante le César du meilleur documentaire.

Le point de départ est une étude coordonnée par deux professeurs à Stanford University, la biologiste Elizabeth Hadly et le paléontologue Anthony Barnosky, et qui fut publiée dans la prestigieuse revue Nature en juin 2012. Les chercheurs américains y montraient que les bouleversements environnementaux induits par les activités humaines suivent, depuis quelques décennies, un rythme inédit dans l’histoire de la Terre et celle de l’humanité, provoquant notamment une extinction massive des espèces animales et végétales et un réchauffement climatique jamais vu depuis quatorze millions d’années. Comment réagir à cette catastrophe en cours, et surtout comment agir pour tâcher de l’enrayer ?

Nous avons beaucoup d’imagination pour penser notre disparition (sous les assauts de robots, de zombis, d’extraterrestres, ou à la suite d’une apocalypse nucléaire), mais nous avons peu de récits sur les solutions pour éviter notre extinction. Quand les scientifiques nous disent : “Si vous voulez conserver la biosphère sur cette planète, dans les limites qui ont permis aux civilisations humaines d’émerger et de prospérer, il faut commencer par réduire vos émissions de 8, 9, 10 % par an”, aucun de nos récits n’est adapté à cette idée. Cette histoire nous paraît systématiquement négative, qui nous éloignerait de quelque chose. Il faut donc mettre bout à bout les histoires de solutions, aux quatre coins de la planète, pour raconter une nouvelle histoire.

C’est à cette tâche, formulée par l’activiste et écrivain britannique Rob Hopkins, que s’attelle précisément ce film. Structuré en cinq « chapitres » (l’agriculture, l’énergie, l’économie, la démocratie, l’éducation), il met en scène les rencontres des deux réalisateurs avec diverses figures militantes, politiques et artistiques qui, aux côtés de nombreuses communautés, ont décidé d’engager une transition vers des modes de vie écologiques et respectueux de l’environnement. Le spectateur retrouve quelques personnalités (Pierre Rabhi, Vandana Shiva…) déjà croisées dans le documentaire de Coline Serreau, mais il découvre surtout de nouvelles initiatives à sa portée, prises par certains de ses contemporains tels les citadins de Detroit aux États-Unis qui, après la disparition de l’industrie automobile et la baisse drastique de leur population faute d’emplois dans leur ville, ont décidé de faire pousser eux-mêmes leur nourriture (Keep Growing Detroit) ou encore les habitants de Todmorten, dans le district de Calderdale, en Grande-Bretagne, qui se sont eux aussi convertis à l’agroécologie pour assurer leur subsistance. Dans les faits, 75 % de ce que nous mangeons aujourd’hui provient des petits agriculteurs, et non point des grandes entreprises agro-industrielles dont la production sert surtout à nourrir l’élevage intensif et à fabriquer des agrocarburants. Or, comme l’a montré le juriste belge Olivier de Schutter, rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation, dans une étude menée dans soixante-huit pays et publiée en 2011, les rendements agricoles pourraient être multipliés par deux en pratiquant l’agroécologie, et probablement par trois ou quatre en optant pour la permaculture. À condition de consommer peu de viande, dix ou douze milliards d’humains pourraient ainsi être nourris de manière saine, avec un bien moindre impact sur l’environnement, en multipliant les micro-fermes plutôt que les vastes exploitations de monoculture.

Des solutions existent également sur le plan énergétique, pour éviter les émissions de gaz à effet de serre. On peut notamment produire de l’énergie à partir du soleil, du vent, de l’eau et récupérer la chaleur de la terre : des pays comme l’Allemagne, la France, l’Italie, le Japon, la Suisse ont aujourd’hui toutes les ressources nécessaires pour remplacer les énergies fossiles par des énergies renouvelables, et produire notamment du chauffage et de l’eau chaude grâce à la géothermie, mais nous sommes loin des objectifs atteints par les pays scandinaves (Danemark, Finlande) où une ville comme Copenhague sera à compter de 2025 totalement autonome grâce aux énergies renouvelables. En dépit de l’Accord de Paris (2015), les émissions carboniques n’ont globalement cessé d’augmenter, et loin d’aller vers plus de sobriété, on remplace désormais les affichages publicitaires par des écrans lumineux : 60 % de la consommation énergétique mondiale pourrait de fait être évitée.

Il importe dès lors de changer de logiciel économique, pour créer de la richesse et des emplois sans s’obliger à toujours « plus de croissance ». Il faut notamment rompre avec tous les mécanismes hégémoniques et oligarchiques qui concentrent les ressources économiques et financières au sommet ou dans les mains de quelques individus : de même que la monoculture agricole génère toujours plus de maladies, d’incendies, et moins d’eau et d’animaux, la monoculture monétaire et la spéculation financière engendrent toujours plus de crises et de pauvreté : on a ainsi dénombré près de 150 crashs bancaires et 208 crises monétaires depuis 1970. Les sociétés doivent davantage s’inspirer de la nature, où les écosystèmes ne permettent pas le développement d’hégémonie et de monoculture. Une des voies privilégiées pour cela est la mise en place de monnaies locales, comme le Wir en Suisse, qui réunit 60 000 entreprises, ou Common Future aux États-Unis, qui permet à 35 000 entrepreneurs de développer une économie locale et solidaire où les ressources financières, loin de pouvoir s’échapper dans des paradis fiscaux, sont constamment remises en circulation dans le système d’échanges.

Les deux derniers chapitres du film explorent enfin les alternatives mises en œuvre sur les plans politiques et éducatifs, avec des écrivains comme David Van Reybrouk, qui dénonce la confiscation des processus électoraux par les gouvernants, à la solde d’intérêts économiques et financiers hostiles à toute transition écologique, et prône en contrepoint le développement du tirage au sort où des citoyens sélectionnés de manière aléatoire seraient chargés des grandes questions économiques, écologiques, sociétales et politiques. L’expérience prouve, comme dans les jurys d’assises, que loin d’être désinvestis, les individus ainsi chargés de responsabilités majeures s’en saisissent avec beaucoup d’exigence éthique, et prennent des décisions ou proposent des solutions souvent bien plus imaginatives et viables que celles envisagées par les supposés « experts », partisans du « business as usual ».

Le succès de ce film s’est de fait traduit dans les multiples initiatives que son visionnage a fait naître, et qui se sont trouvées explorées à leur tour dans un nouveau documentaire, Après-demain, réalisé en 2018 par Cyril Dion et la journaliste de Libération Laure Noualhat.

Anthony Mangeon - Configurations littéraires

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news-16884 Wed, 18 Sep 2024 10:15:32 +0200 Hétérodoxie /actualites/actualite/heterodoxie De la philosophie à la théologie

Issu du grec ancien heterodoxos, d’heteros, « autre, différent », et doxa, « croyance, opinion », le terme désigne littéralement ce qui est contraire à l’opinion commune, celle-ci suscitant la méfiance de Socrate dès lors que lui sont associées des certitudes illusoires ou de prétendues évidences. Aussi le philosophe invite-t-il ses interlocuteurs à s’interroger sur leurs croyances ou perceptions immédiates, afin qu’ils puissent in fine saisir la réalité véritable des choses et des êtres. L’exercice de la maïeutique, auquel conduit la pratique patiente et répétée de la philosophie (étymologiquement l’« amour de la sagesse »), consiste ainsi à substituer à la compréhension habituelle des sujets dont se saisit l’énonciateur une vision autre, littéralement paradoxale et propre à mettre en lumière des vérités profondes, qu’une appréhension superficielle du monde empêche de déceler. Dans Le Banquet, par exemple, fondé comme tous les autres dialogues platoniciens sur le principe de la polyphonie et de l’échange contradictoire, les personnages se demandent quelle est la nature de l’amour et sous quelles formes il existe. Puisant dans l’enseignement de Diotime, Socrate oppose à l’éloge spontané d’Éros un examen plus attentif qui aboutit au constat d’une ambivalence du dieu de l’amour, qui n’est en soi ni bon ni beau, mais qui fait naître en l’âme le désir de ce qui l’est. L’argumentation développée atteint ainsi les hauteurs d’une réflexion philosophique qui ne saurait se contenter des perceptions et jugements immédiats. Dire ce qu’est l’hétérodoxie suppose donc que soit d’abord délimité le champ de l’orthodoxie. Ses rapports à l’éthique sont extrêmement variables selon qu’elle consiste en un écart voire en une déviance vis-à-vis de normes préétablies, garantes du respect de valeurs tenues pour justes ou, à l’inverse, qu’elle se dresse contre un ordre social ou politique qui promeut l’usage arbitraire de la force à l’instar de la tyrannie. Elle constitue suivant le cas une menace à l’équilibre et à la survie même du groupe dans lequel elle se manifeste, quand elle ne représente pas un contre-pouvoir nécessaire à la restauration de principes éthiques universels telle la réprobation de la violence aveugle sur laquelle s’accordent la plupart des sociétés humaines.

Le mot hétérodoxie est principalement utilisé en théologie pour désigner les factions dissidentes du christianisme et, par conséquent, tous les modèles de contestation du dogme chrétien tel que l’incarne l’Église apostolique romaine, dont le pape est le chef reconnu (Paul Toinet, 1973). En ce sens, le protestantisme est l’expression par excellence d’une hétérodoxie cependant devenue, au prix d’une histoire longue et douloureuse, une sorte d’orthodoxie puisque son autorité et sa légitimité ne sont depuis longtemps plus contestables. Les deux catégories évoluent au gré des mutations de la société, et ce qui hier était hétérodoxe ne l’est plus obligatoirement aujourd’hui. Si le concept continue d’être appliqué au domaine religieux en s’ouvrant du reste à des traditions culturelles et cultuelles autres qu’occidentales (Khadim M. Mbacké, 2014), il se rencontre aussi dans la sphère économique pour qualifier des prises de position nouvelles et à ce titre sujettes à polémique (Frederic S. Lee, 2011/2).

L’hétérodoxie entendue au sens religieux suppose l’existence préalable d’une norme qui, en assignant à la pensée un cadre rigide, ouvre la voie à l’intolérance et à l’exclusion. La posture d’interrogation et de remise en cause adoptée et préconisée par Socrate autorise ainsi des conceptions alternatives, qui assurent la pluralité des opinions. En raison des vertus qu’elle possède, la voix dissonante du philosophe connaît au cours de l’histoire de nombreux prolongements.

L’exemple de la libre-pensée

Le premier XVIIe siècle est l’une des périodes les plus riches concernant les débats autour de l’hétérodoxie morale et religieuse grâce au développement de la libre-pensée et à l’exercice systématique du doute, en particulier à l’égard de la doctrine chrétienne. Le libertinage intellectuel tel que l’expriment Théophile de Viau ou Cyrano de Bergerac va jusqu’à remettre en question l’existence de Dieu et les rituels qui le célèbrent, le clergé se trouvant même accusé d’une hypocrisie dont l’unique but serait de manipuler les esprits à des fins de suprématie (Première Journée, chap. III, 1623). Nourri aux sources du scepticisme et du pyrrhonisme, le libertinage de l’âge baroque requiert un esprit critique épris de rationalité et rétif à tout endoctrinement. Il ouvre ainsi la voie aux dénonciations voltairiennes qui condamnent vigoureusement les violences aveugles commises au nom de la préservation de la foi et du sectarisme religieux (Dictionnaire philosophique, 1764 ; voir en particulier les articles « Fanatisme », « Idole, idolâtre, idolâtrie », « Inquisition », « Liberté de penser »). La libre-pensée, dont la philosophie des Lumières est pour partie l’héritière, offre un parfait exemple d’hétérodoxie en bousculant un ordre du monde fondé sur le pouvoir absolu d’un monarque lui-même indissociable de la puissance divine. Le libertinage intellectuel permet quant à lui l’exercice d’une liberté par laquelle chaque individu se forge ses propres convictions, éclairées par des penseurs qui, loin de vouloir imposer leurs vues, prônent l’aptitude du sujet à se déterminer seul. C’est ainsi que Séjanus dans La Mort d’Agrippine de Cyrano de Bergerac (1654) proclame son athéisme (« Ces Dieux que l’homme a faits, et qui n’ont point fait l’homme », II, 4, v. 638), ce qui a valu au dramaturge une fâcheuse réputation entretenue par les gardiens de l’idéologie majoritaire. Mais c’est surtout Théophile de Viau qui incarne les audaces et les périls d’une philosophie délibérément située à contre-courant des affirmations dominantes. Accusé d’être l’auteur de vers licencieux, il fait l’objet dès 1623 d’un retentissant procès dont le principal instigateur est le Père Garasse et qui aboutit à une sanction sévère, heureusement suspendue quelques années plus tard par décision royale (Michèle Rosellini, 2007). La grâce dont bénéficia le prisonnier n’empêcha pourtant pas une mort précoce consécutive aux mauvais traitements subis durant sa captivité.

Hors même du domaine religieux, la forme agonistique que revêt volontiers le dialogue théâtral ouvre la voie à des discours résolument subversifs comme celui que place Montreux dans la bouche d’un Rodomont faisant l’éloge du viol pour justifier le recours à la violence envers Isabelle (Nina Hugot, à paraître). Le sentiment d’impunité qui anime le personnage est d’autant plus vif que la société contemporaine ne semble guère punir les hommes qui se rendent coupables de tels actes. Du moins les archives judiciaires ne portent-elles quasiment aucune trace de peines qui iraient dans le sens d’une justice favorable aux femmes. Même si déjà sous l’Ancien Régime se déploie une littérature philogyne, comme en témoignent par exemple La Galerie des femmes fortes du Père Le Moyne (1647) et Les Femmes illustres, ou les Harangues héroïques de Madeleine de Scudéry (1642), la civilisation occidentale a été principalement construite par et pour les hommes. Cela explique l’accroissement actuel d’analyses et d’interprétations qui épousent le point de vue féminin pour proposer de l’histoire et des habitus culturels une lecture résolument hétérodoxale. L’ouvrage de Jennifer Tamas Au non des femmes entend ainsi libérer de grandes œuvres classiques (La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette, Le Petit chaperon rouge de Perrault, Bérénice de Racine) de l’emprise d’un regard masculin qui a trop longtemps informé en les infléchissant leur lecture. Loin d’être frigides ou assujetties aux hommes auxquels elles ont affaire, Mme de Clèves et Bérénice savent résister aux pressions qu’ils exercent sur elles et décider de leurs destinées respectives. Le personnage d’Angélique dans La Place royale de Corneille est à son tour compréhensible en ces termes. La maîtresse de l’« extravagant » Alidor trouve en effet le moyen d’échapper définitivement à la mainmise d’un héros qui est en réalité esclave de ses préceptes, et non l’individu autonome qu’il croit être. Le jeune homme est prêt à toutes les trahisons pour servir un idéal qui l’emprisonne en faisant malgré lui la preuve du lien indéfectible qui l’unit à l’amour – l’amour de soi plutôt que celui d’autrui. La valorisation d’Angélique qui résulte d’une telle approche contrarie le commentaire usuel qui consiste à faire d’Alidor une des premières et plus belles incarnations de l’héroïsme cornélien, reposant sur une volonté de puissance sans bornes et une exaltation du moi admirable. Aussi la révolution morale que Jean-Marie Apostolidès reconnaît dans l’éthique d’Alidor au nom de l’individualisme qu’il incarne, et qui ferait de lui une préfiguration de l’« homme moderne » (Jean-Marie Apostolidès, 1985) appartient-elle davantage à l’héroïne, qui toutefois conquiert son indépendance de manière paradoxale puisqu’elle décide de rejoindre un « cloître » pour se consacrer à l’amour de Dieu (Sandrine Berrégard, 2024).

Si elle menace parfois de fissurer l’ordre social ou politique, la pratique de l’hétérodoxie se révèle le plus souvent salutaire, dans la mesure où elle constitue un rempart à toutes les dérives liées à l’exercice autocratique du pouvoir et à la dictature idéologique.

Sandrine Berrégard – Configurations littéraires

  • Jean-Marie Apostolidès, Le Prince sacrifié. Théâtre et politique au temps de Louis XIV, Paris, Les éditions de Minuit, « Arguments », 1985.

  • Sandrine Berrégard, « Le syndrome de La Place royale », p. 121-137 dans Les Chemins de la liberté. Lectures de Jean-Marie Apostolidès, dir. Ninon Chavoz et Anthony Mangeon, Paris, Hermann, « Fictions Pensantes », 2024.

  • Nina Hugot, « Les débats sur le viol dans la tragédie de la Renaissance : autour d’Isabelle de Montreux (1595) », à paraître dans Théâtre et éthique en Europe sous l’Ancien Régime, dir. Sandrine Berrégard et Francesco D’Antonio, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres ».

  • Frederic S. Lee, « être ou ne pas être hétérodoxe : réponse argumentée aux détracteurs de l’hétérodoxie », Revue Française de Socio-économie, 2011/2, n° 8, p. 123-144.

  • Khadim M. Mbacké, Orthodoxie et hétérodoxie dans la pensée religieuse de l’islam, Dakar, L’Harmattan-Sénégal, 2014.

  • Michèle Rosellini, « Écrire de sa prison. L’expérience de Théophile de Viau », écriture et prison au début de l’âge moderne, Cahiers de recherches historiques, n° 39, 2007, p. 17-37.

  • Jennifer Tamas, Au non des femmes, Paris, Seuil, « La Couleur des idées », 2023.

  • Paul Toinet, Le Problème de la vérité dogmatique. Orthodoxie et hétérodoxie, Paris, Téqui, 1973.

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news-16880 Tue, 17 Sep 2024 10:18:28 +0200 Catherine et Raphaël Larrère, Le Pire n’est pas certain. Essai sur l’aveuglement catastrophiste /actualites/actualite/catherine-et-raphael-larrere-le-pire-nest-pas-certain-essai-sur-laveuglement-catastrophiste Paris, Première Parallèle, 2020. Respectivement philosophe et ingénieur agronome, Catherine et Raphaël Larrère sont deux spécialistes de la philosophie et de l’éthique environnementales qui, depuis bientôt trois décennies, interviennent fréquemment ensemble dans les débats publics sur les questions et les enjeux écologiques. Après Du bon usage de la nature (1997) qui remettait en cause l’opposition entre l’humanité et son environnement, ils proposèrent de Penser et agir avec la nature (2015) tout en se défiant des Bulles technologiques (2017) dans lesquelles s’enfermaient « technolâtres et technophobes » semblablement coupés, selon eux, de leur milieu naturel et social. Avec ce nouveau livre écrit et publié en pleine pandémie du Covid-19, ils interrogent la vogue catastrophiste à laquelle ils avaient déjà consacré un chapitre (« Peut-on échapper au catastrophisme ? ») dans leur précédent essai

Force est de constater, en effet, que la bibliothèque collapsologique n’a cessé, depuis vingt ans, de s’étoffer de part et d’autre de l’Atlantique. Après les succès du biologiste américain Jared Diamond (Collapse : How Societies Choose to Fail or Survive, 2005) et celui de l’ingénieur russo-américain Dmitry Orlov (The Five Stages of Collapse. Survivor’s Toolkit, 2013), le marché éditorial français a connu à son tour une profusion de publications souvent conçues sur un même patron : le guide de survie pour générations collapsonautes, devenues elles-mêmes l’iceberg à l’origine de leur naufrage. Parmi ces titres, on relèvera notamment les essais de Pablo Servigne et Raphaël Stevens (Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, 2015 ; Une autre fin du monde est possible, 2018), Renaud Duterme (De quoi l’effondrement est-il le nom ?, 2016), Enzo Lesourt (Survivre à l’Anthropocène. Par-delà guerre civile et effondrement, 2018), Julien Wosnitza (Pourquoi tout va s’effondrer, 2018), Corinne Morel Darleux (Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. Réflexions sur l’effondrement, 2019), Luc Semal (Face à l’effondrement. Militer à l’ombre des catastrophes, 2019), Yves Citton et Jacopo Rasmi (Générations collapsonautes, 2019) et, last but not least, Yves Cochet, ancien député vert et Ministre de l’Environnement au tournant du XXIe siècle (Devant l’effondrement. Essais de collapsologie, 2019). Face à cette vogue intellectuelle autant que commerciale, Catherine et Raphaël Larrère choisissent de suivre un audacieux chemin de crête où, sans nier la possibilité de véritables catastrophes (ils en évoquent historiquement plusieurs, et en traversaient précisément une au moment où ils écrivaient), ils se gardent bien de verser dans le catastrophisme qui caractérise notre temps. Un grand récit collapsologique se plaît en effet à prédire, à plus ou moins court terme – en général 2030, au plus tard 2050 – divers effondrements : celui, économique, du système capitaliste ; celui, écologique, du système-Terre ; celui, sociopolitique enfin, des États démocratiques. Mais selon nos deux auteurs, ce succès de la collapsologie tient surtout à son effet démobilisateur et dépolitisant, y compris lorsque cette vision du futur est réinvestie, comme c’est de plus en plus souvent le cas, par des mouvements militants écologistes. À force d’être prévisible et attendu, l’effondrement décourage en effet toute action concrète ou collective ; à force de se penser de manière globale, il occulte la multiplicité et la diversité des initiatives locales pour faire face aux mutations en cours ; à force de réfuter toute autre perspective ou prospective, la collapsologie, loin d’opérer comme la science qu’elle prétend être, fonctionne de plus en plus comme une idéologie, voire comme un dogme s’adressant moins à notre esprit critique qu’à notre crédulité.

La collapsologie se présente comme une science : elle puise ses arguments dans la théorie des systèmes complexes et s’appuie sur la masse de données scientifiques réunies depuis des dizaines d’années pour évaluer la situation environnementale. Ces prétentions scientifiques ne tiennent guère. Prévoir avec certitude l’effondrement est absurde quand c’est précisément leur imprévisibilité qui caractérise les systèmes complexes ; affirmer qu’il sera global et unique, c’est ignorer aussi bien la diversité géographique du monde que les inégalités sociales. […] Une des principales raisons du succès de la collapsologie est son innocuité politique. Si l’on veut s’opposer à la gestion capitaliste des dégradations écologiques, il n’y a rien à attendre de la collapsologie. Il faut s’interroger pour savoir si d’autres mondes sont possibles et à quelles conditions ils peuvent advenir. C’est pourquoi il importe que l’écologie et l’ensemble des luttes sociales et des expériences qui portent sur la défense et l’amélioration des milieux de vie ne se laissent pas absorber dans un courant qui, finalement, dessert leurs objectifs.

Pour enrayer cette tendance et ouvrir notre époque sur d’autres futurs qu’un effondrement annoncé, Catherine et Raphaël Larrère procèdent en trois temps.

Dans un premier chapitre relevant de l’histoire des idées, et qui court, comme son titre l’indique, « de la crise écologique à l’Anthropocène », ils offrent une généalogie critique du catastrophisme scientifique sur un demi-siècle, depuis le « Message de Menton » (1971) et le rapport Meadows sur Les Limites de la croissance (1972), jusqu’à la Conférence du Bourget (COP 21, 2015), en passant par le rapport Brundtland (Notre avenir à tous), publié en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, ou ceux du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC), créé en 1988 à l’initiative de l’Organisation météorologique mondiale et du Programme des Nations unies pour l’environnement. Les deux auteurs reviennent également sur l’histoire de la notion d’Anthropocène et de celles qui lui firent bientôt concurrence, comme le Capitalocène, le Plantationocène ou le Chthulucène promu par la zoologue et philosophe féministe Donna Haraway, qui propose de rompre avec l’anthropocentrisme des désignations géologiques centrées sur l’humanité et ses activités économiques ou extractivistes, pour renvoyer plus directement à l’histoire de la Terre (Khthôn, en grec ancien) et aux espèces non humaines qui l’habitent (Chthulu ne désigne pas, dans son propos, une créature mythologique inventée par l’écrivain américain de science-fiction Howard Philip Lovecraft, mais une araignée de Californie, Pimoa Cthulhu).

Le deuxième chapitre, plus philosophique, discute les théories du catastrophisme en philosophie morale et politique, en allant des penseurs allemands Hans Jonas (Le Principe responsabilité, 1979) et Ulrich Beck (La Société du risque, 1987) au penseur français Jean-Pierre Dupuy (Pour un catastrophisme éclairé, 2002) : il s’agit de montrer que leurs théories, dont se réclament souvent les Cassandre contemporains, sont en réalité aux antipodes de l’actuelle collapsologie. En anticipant une probable catastrophe, en la tenant même pour certaine (qu’il s’agisse d’un hiver nucléaire, d’une manipulation du génome humain ou d’un irréversible changement climatique), les trois philosophes, loin de s’instaurer en prophètes du malheur, cherchaient à nous sensibiliser aux conséquences, volontaires ou non, de nos actions, et à leurs effets sans précédent à une échelle géographique globale – notre planète entière étant désormais prise dans les rets de nos interdépendances économiques, sanitaires et sociopolitiques – ainsi que dans une perspective historique de longue durée – nos choix et nos actes actuels déterminant aussi le cours des existences humaines pour de nombreux siècles voire millénaires à venir. C’est donc une éthique de l’environnement autant qu’une éthique du futur – qui consistent à prendre en considération les intérêts de la Terre dans son ensemble, mais également ceux des générations prochaines – qui se dégage de la commune exigence de Beck, Jonas et Dupuy : imaginer un futur catastrophique pour mieux le conjurer, en s’imposant l’impératif moral de tout entreprendre pour l’éviter. À l’inverse, « les collapsologues, eux, considèrent que l’effondrement est inévitable et qu’il ne reste qu’à s’y préparer et à s’y adapter ». On serait ainsi passé, en quelques décennies, d’un « catastrophisme méthodologique » – supposer le pire pour élaborer un plan d’action permettant de le contrer – à un « catastrophisme ontologique » : l’effondrement est d’ores et déjà inscrit dans notre réalité, et face à lui nous restons largement impuissants.

Le troisième chapitre, plus pragmatique, s’interroge enfin sur les relations entre « collapsologie et pensée écologique. » La crise environnementale en cours, qui voit les limites planétaires (climat, biodiversité, cycles de l’eau, de l’azote et du phosphore, déforestation, acidification des océans, pollution chimique et carbonisation de l’atmosphère) mises en péril et dépassées les unes après les autres, favorise certes les interprétations catastrophistes, mais elle suscite également une multitude de résiliences et de résistances, des mouvements autochtones en Afrique ou dans les Amériques (qui ont de fait déjà vécu l’effondrement écologique, économique, sociopolitique et sanitaire avec les expériences de la colonisation et de la traite) aux mouvements écoféministes en Occident. Dans l’Atlas de la justice environnementale mis en ligne et régulièrement mis à jour par l’économiste catalan Joan Martinez Alier, on dénombre par exemple plus de 4200 conflits environnementaux mettant des populations aux prises avec des projets d’extraction, d’accaparement, de privatisation voire de destruction de ressources diverses (minerais, énergies fossiles, biomasse, sols, eaux). Ces luttes en cours révèlent la dimension locale et politique des combats à poursuivre contre le changement climatique et l’effondrement environnemental, provoqués par le système capitaliste et les pouvoirs ou les catégories socio-économiques qui en tirent le plus grand profit. Dans leur conclusion, Catherine et Raphaël Larrère défendent la nécessité de rompre avec la perspective globale privilégiée jusque dans les rapports et scénarios du GIEC, et qui engendre surtout un fort sentiment d’impuissance cognitive et politique face à l’ampleur des changements en cours, pour se concentrer à rebours sur la diversité des situations locales et la multitude des initiatives positives qui s’y déploient.

Alors que l’on a de bonnes raisons de penser que la capacité de charge du système Terre est saturée, qu’il ne parvient plus à absorber l’agir humain, ce dernier, s’il est judicieux, peut être absorbé au niveau local – voire être bénéfique. Alors qu’au niveau global on est conduit à envisager des évolutions catastrophiques, on découvre au niveau local qu’il est possible d’habiter la nature sans la détruire, si l’on en fait bon usage. On sait ainsi ce qui permettrait d’enrayer localement l’érosion de la diversité biologique : substituer l’agroécologie et/ou la permaculture à l’agriculture productiviste, par exemple, tout en limitant au maximum l’extension des infrastructures urbaines et industrielles. On peut de même, grâce au génie écologique, réparer des milieux altérés et augmenter leur diversité biologique sur un territoire donné. Alors que tous ceux qui privilégient l’approche globale de la biodiversité sont conduits, à la suite de l’IPBES [plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques], à envisager une extinction massive et à la comparer aux grandes phases d’extinction des temps géologiques, on se rend compte, si l’on adopte un point de vue local, que l’on dispose de moyens techniques pour limiter les pollutions industrielles ou agricoles, pour se dispenser d’employer massivement des sources d’énergie fossiles, ou pour faire en sorte que les déchets d’une activité servent de ressources à d’autres. […] On a, dans cette configuration, le choix entre les façons de faire et de vivre actuelles et des façons de faire et de vivre autrement : il s’agit d’inventer, en associant imagination technique et sociale, de nouvelles techniques qui, tout en respectant au maximum les processus naturels, prennent en compte les effets non intentionnels qu’il est possible d’anticiper. Il s’agit dès lors de s’entendre pour savoir dans quel monde les citoyens voudraient vivre, à quels milieux de vie ils tiennent. C’est à ce niveau que les citoyens peuvent délibérer et décider de ce à quoi ils sont attachés parmi les biens et les services qui sont à leur portée, et de ce qu’ils sont prêts à abandonner afin de limiter l’impact de leur mode de vie sur le climat et sur le vivant.

À l’adage pessimiste d’Henry de Montherlant (« Le pire est toujours certain »), sur lequel fait fond la collapsologie, Catherine et Raphaël Larrère substituent donc l’idée qu’un monde meilleur reste possible et qu’il demeure encore, pour le dire avec la cinéaste Coline Serreau, « des solutions locales pour un désordre global ».

Anthony Mangeon - Configurations littéraires

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- Lethictionnaire - Faire cas / Prendre soin Recension
news-16879 Tue, 17 Sep 2024 10:13:46 +0200 Coline Serreau, Solutions locales pour un désordre global /actualites/actualite/coline-serreau-solutions-locales-pour-un-desordre-global Paris, Memento Films / Éditions Montparnasse, 2010, 113 minutes.

« Les films d’alertes et catastrophistes ont été tournés, ils ont eu leur utilité, mais maintenant il faut montrer qu’il existe des solutions, faire entendre les réflexions des paysans, des philosophes et économistes qui […] inventent et expérimentent des alternatives ».

Reproduit sur la jaquette du support audiovisuel, ce propos de la réalisatrice française Coline Serreau dit bien quelle était son ambition lorsqu’elle se lança dans le tournage de ce remarquable documentaire sorti au printemps 2010. Sans verser dans le catastrophisme ou la collapsologie, il s’agissait de dresser un état des lieux de la crise écologique, humanitaire et politique provoquée par l’industrialisation croissante de l’agriculture, à l’échelle globale depuis un siècle, et d’explorer quelles résistances et voies différentes lui sont opposées.

Dans sa généalogie, le documentaire part d’un implacable rappel : si le modèle agricole occidental, progressivement imposé partout sur notre planète, fut celui d’une guerre systématique contre l’environnement, c’est qu’il trouve ses racines dans le développement de la chimie industrielle et militaire durant la Première Guerre mondiale. À l’issue de ce conflit, on recycla en effet les inventions du chimiste allemand Fritz Haber (le gaz moutarde, la synthèse de l’ammoniac et l’utilisation du nitrate comme explosif) en produits destinés à favoriser l’agriculture avec les fertilisants de synthèse, les engrais azotés, les nitrates agricoles et les pesticides. Ainsi, tandis que durant des millénaires, on n’avait jamais séparé l’agriculture de l’élevage, ni le champ cultivé de la faune domestiquée, on cessa progressivement d’utiliser les déjections animales au bénéfice d’intrants agricoles artificiels qui stérilisèrent rapidement les sols en éliminant tout le microbiote (flore, faune, microbes) qui contribuait pourtant à les aérer et à les garder fertiles. De même, alors que voici un siècle et demi, on comptait – pour la France seule – plus de 3600 variétés de pommes et de poires, toutes dûment recensées, décrites et illustrées dans le périodique Le Verger (1865-1875) d’Alphonse Mas, ou encore le Dictionnaire de pomologie (1867-1879) d’André Leroy, nous ne disposons plus aujourd’hui que de cinq variétés, dont la majorité sont américaines et furent paradoxalement imposées parce qu’elles nécessitaient des dizaines de traitements pesticides avant d’être mises sur le marché, générant ainsi de colossaux profits industriels. Cet alarmant constat peut s’étendre aux céréales (des milliers d’espèces furent réduites à cinq ou six plantes), ainsi qu’à l’ensemble de la semence potagère planétaire, aujourd’hui contrôlée et produite à 75 % par cinq multinationales. Ces dernières se sont notamment employées à éradiquer toutes les anciennes variétés qui se reproduisaient naturellement, conformément à leur type, pour les remplacer par des hydrides de type F1 dont les semences sont elles-mêmes hybrides ou dégénérescentes, enfermant ainsi les agriculteurs et les maraîchers dans un marché captif où ils n’ont plus d’autre choix que de racheter chaque année de nouvelles semences pour continuer leur activité. L’agriculture se réduit ainsi majoritairement aujourd’hui à un type unique de semence et de (mono)culture, obtenue avec force pesticides, fongicides et fertilisants synthétiques, tandis que les OGM célébrés pour leur meilleure résistance sont eux-mêmes des plantes à pesticides, adaptées aux terres mortes que sont devenues les surfaces agricoles.

Pour dénoncer ces processus de triage et rétablir une salutaire transparence, en particulier sur la complicité des divers États et gouvernements, qu’ils soient occidentaux ou non, dans l’élaboration de ces monopoles agro-industriels, Coline Serreau donne la parole à quelques pionniers français de « l’agriculture biologique » comme Philippe Desbrosses, agriculteur et docteur en sciences de l’environnement qui fut responsable du label vert AB jusqu’en 2007, Dominique Guillet, fondateur de l’association Kokopelli née en 1999 pour préserver la biodiversité semencière et potagère, Pierre Rabhi, défenseur précoce de l’agroécologie, ainsi que les agronomes Lydia et Claude Bourguignon, spécialistes de la microbiologie des sols. Mais la réalisatrice, qui filme ici caméra à l’épaule ou toujours face à ses interlocuteurs, a pris également son bâton de pèlerin et parcouru le monde durant trois ans, du Brésil à l’Inde en passant par l’Ukraine, pour aller à la rencontre d’hommes et de femmes de terrain comme les paysans du Mouvement sans terre en Amérique du Sud ou M. Antoniets en Ukraine, qui initia l’agriculture biologique en Union soviétique dès les années 1980, et bien sûr quelques figures de renommée internationale telles l’agronome Ana Primavesi, l’écoféministe Vandana Shiva, ou le spécialiste d’agriculture et de commerce alimentaire Devinder Sharma. De ces conversations à bâtons rompus mais savamment mises en parallèle par le travail de montage, il ressort de saisissants constats. D’abord, on trouve une unanimité complète sur les désastreux effets, en termes écologiques, sanitaires et socioéconomiques, de la « révolution verte » mise en œuvre, des années 1960 aux années 1990, dans les pays en voie de développement d’Afrique, d’Asie et d’Amérique centrale et du sud. On découvre ensuite de profondes analogies entre des initiatives agricoles distinctes et autonomes qui furent couronnées, aux quatre coins de la planète, d’un semblable succès dans la revalorisation des sols, le développement d’engrais organiques ou de biopesticides, la défense et résurgence de la biodiversité. Enfin, une même conclusion s’impose, qui prend tour à tour la forme d’un réquisitoire et celle d’un plaidoyer : si le désir de dominer la nature et le choix de violenter, voire violer la terre par d’agressifs labours profonds, participent assurément d’une forme d’« intelligence masculiniste » (Vandana Shiva), cette toute puissance du patriarcat est dans le même temps constamment battue en brèche par des actions de femmes, voire des initiatives écoféministes.  « C’était traditionnellement l’activité des femmes de faire les légumes dans le potager et de garder les semences », explique ainsi l’agricultrice brésilienne Geneci Ribeiro dos Santos (85ème minute) : elles continuent aujourd’hui de jouer un rôle déterminant dans les expérimentations agricoles permettant aux paysans de redevenir autonomes en semences et en engrais. Bien mise en pratique et en valeur, l’agriculture biologique pourrait nourrir la planète entière, tandis qu’en France, 10% de la surface agricole suffirait à alimenter les habitants du pays, générant de surcroît un million potentiel d’emplois. Mais en réalité, dans l’actuel cours des choses, nous continuons de perdre 30.000 à 35.000 exploitations agricoles par an, et nous n’avons pas plus de trois ou quatre jours d’autonomie alimentaire, avec notamment moins de cent-cinquante maraîchers pour toute l’Île-de-France. Un des enjeux du futur consistera à rétablir des périmètres de sécurité alimentaire pour chaque ville, ce qui conduira certainement quelques citadins, et surtout beaucoup de producteurs et agriculteurs, à participer plus activement aux cultures vivrières de leur pays. Au terme de son voyage, la cinéaste délivre en quelque sorte la même leçon philosophique que Candide, dans le conte de Voltaire : « Il faut cultiver notre jardin ».

Anthony Mangeon - Configurations littéraires

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- Lethictionnaire - Transparence et secret Faire cas / Prendre soin Recension
news-16871 Mon, 16 Sep 2024 09:31:42 +0200 Projet Lirelangue, à l'initiative de Victoire Feuillebois et Evelyne Lesigne-Audoly https://savoirs.unistra.fr/campus/lirelangue-mettre-en-valeur-le-regard-des-etudiants-sur-la-litterature-etrangere Article de Savoir(s) sur ce soutien aux clubs de lecture pour favoriser la lecture de littératures étrangères Actualités de l'ITI Lethica news-16869 Mon, 16 Sep 2024 08:45:23 +0200 Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive /actualites/actualite/hartmut-rosa-alienation-et-acceleration Paris, La Découverte, 2014 ; Alienation and Acceleration. Towards a Critical Theory of Late-Modern Temporality, Aarhus, Nordisk Sommeruniversitet NSU Press, 2010. Le philosophe allemand Hartmut Rosa, dont les travaux s’inscrivent dans le sillage de l’École de Francfort, pose deux questions éthiques cruciales : Qu’est-ce qu’une vie bonne ? Et pourquoi la nôtre ne l’est pas ? Ses arguments se fondent sur l’hypothèse qu’une réponse à ces questions peut être trouvée à partir de l’examen des structures temporelles de la vie contemporaine.

Rosa commence par la « pars destruens », la partie négative de sa question : notre vie n’est pas bonne, maintient-il, car depuis la révolution industrielle, et de plus en plus au fil des siècles et des dernières décennies, nous sommes assujettis à une accélération constante. Il théorise trois types d’accélération : l’accélération technologique, l’accélération des changements sociaux et l’accélération des rythmes de vie.

Que les rythmes de vie aient subi un procès d’accélération est en apparence contre-intuitif : l’on s’attendrait à ce qu’au moment où le progrès technologique nous permet d’économiser du temps, nous puissions disposer de plus de temps pour nos activités créatives, sociales, relationnelles. Au contraire, aujourd’hui les individus font l’expérience d’un manque de temps constant et croissant, qui les accable de plus en plus. Le résultat de l’accélération a été l’aliénation : nous vivons aujourd’hui de manière de plus en plus inauthentique, nous sommes de moins en moins les maîtres de nos vies.

C’est à ce stade de l’analyse que Rosa appuie sur la dimension éthique de son propos. Il insiste sur la dynamique de transparence et secret que cache le régime temporel contemporain : aujourd’hui, les individus semblent particulièrement libres et peu contraints par des règles et des sanctions éthiques (telles que, par exemple, celles qui étaient imposées autrefois par la religion). En réalité, le régime temporel invisible et dépolitisé régit nos vies de manière très contraignante.

Dans les pages conclusives de son livre, Rosa aborde ensuite la « pars construens » de sa problématique, la partie positive. Est-il encore possible aujourd’hui de trouver des espaces d’expérience authentique, des moments de vie non aliénés ? Le philosophe suggère une réponse possible, à trouver dans la notion de « résonance » (à laquelle il a d’ailleurs ensuite, en 2016, consacré un ouvrage entier, paru en France en 2018 avec le titre Résonance : une sociologie de la relation au monde) : si le monde, aujourd’hui, nous parait silencieux et hostile, nous devons trouver des manières de renouer nos relations avec les autres ainsi qu’avec la réalité qui nous entoure.

Nicole Siri - Configurations littéraires

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- Lethictionnaire - Révolutions morales Recension
news-16868 Mon, 16 Sep 2024 08:44:54 +0200 Franco Moretti, The Bourgeois. Between History and Literature /actualites/actualite/franco-moretti-the-bourgeois-between-history-and-literature Londres-New York, Verso, 2013. Dans les premières lignes de son essai, Franco Moretti remarque que « si autrefois la notion de bourgeois paraissait indispensable pour l’analyse sociale, aujourd’hui on pourrait passer des années sans l’entendre mentionner. Le capitalisme est plus puissant que jamais, mais son incarnation humaine semble avoir disparu » (p. 1 ; je traduis toutes les citations). Au début du XXe siècle, continue Moretti, les analyses sociologiques de Weber, de Sombart et de Schumpter concevaient le capitalisme et la bourgeoisie comme deux aspects indissociables du même phénomène ; des analyses plus récentes de la culture des premiers siècles du capitalisme (Moretti cite celles de Meiksins Wood, de Vries, Appleby, Mokyr) négligent en revanche le héros de cette histoire.

Le propos de Moretti est donc de revenir sur la figure et l’ethos du bourgeois, et pour ce faire, d’étudier ses représentations littéraires par le biais de cinq études de cas : « Le bourgeois au prisme de la littérature : tel est le sujet de mon livre » (p. 4). Les textes littéraires sont en effet conçus par Moretti comme des outils d’analyse dès les premières pages de l'essai : le cas littéraire, l’analyse des formes et des structures linguistiques qui émergent de la singularité d’une œuvre, permettent « de déceler une dimension du passé qui resterait autrement cachée » (p. 14). Dans son essai, Moretti explore ainsi la culture et les contradictions du bourgeois et de son éthique au fil des siècles, de Robinson Crusoe à Ibsen, dont l’œuvre est analysée au dernier chapitre : « Ibsen et l’esprit du capitalisme ».

L’analyse menée par Moretti dans sa première étude de cas, consacrée à Robinson Crusoe et intitulée « Un patron qui travaille », montre de manière éclairante comment un texte littéraire peut révéler des contradictions et des dilemmes éthiques ayant une portée générale et touchant à notre culture toute entière.

En analysant le chef-d’œuvre de Defoe, Moretti discute d’abord de la structure verbale des passages du roman qui racontent le travail acharné de Robinson sur l’île pendant vingt-huit ans. Les actions du héros sont toutes enchaînées, toutes orientées vers une succession d’objectifs immédiats, que Robinson poursuit l’un après l’autre. Moretti définit l’attitude du héros du roman comme une forme de « téléologie à court terme » : sur l’île, Robinson incarne parfaitement le modèle du bourgeois méthodique et infatigable.

Pourtant, poursuit Moretti, l’analyse de la structure générale du roman pose une énigme. Avant son naufrage, dans les premiers chapitres, Robison est un aventurier sans scrupules ; une fois sur l’île, il se repent de son arrogance et devient un travailleur patient. Il semblerait que l’histoire de Robinson incarne donc précisément la révolution morale décrite par Max Weber dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme : le passage du type du bourgeois agressif qui privilégie les commerces risqués, au type prudent et rationnel.

Ce qui est frappant, pourtant, est le fait qu’une fois sauvé, à la fin du roman, Robinson redevient aventurier parmi les pirates et les cannibales. Comment expliquer ce retour du personnage à l’ethos initial ? Robinson n’aurait-il pas donc pas vraiment changé au cours des vingt-huit ans passés sur l’île ? D’après Moretti, la conclusion de Robinson Crusoe nous montre que les instincts agressifs de l’aventurier peuvent être inhibés, mais ne sont jamais complètement éteints : le roman nous avertit que les instincts les plus violents sont toujours prêts à ressurgir en nous, même au sein de notre société qui semble si rationnelle.

Nicole Siri - Configurations littéraires

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