Amianto : Une histoire ouvrière, paru pour la première fois en Italie en 2012 et traduit en français en 2019,est le roman qui a rendu célèbre Alberto Prunetti, écrivain appartenant à la classe ouvrière, né en Toscane en 1973.
Dans les pages d’Amianto, l’auteur raconte l’histoire de son père, Renato Prunetti, ouvrier métallurgiste mort de mésothéliome à la suite de son exposition à la poussière d’amiante sur son lieu de travail. Dès l’incipit du roman, Prunetti insiste sur le fait qu’il relate une histoire vraie, où l’imagination n’a qu’un rôle secondaire, presque négligeable : « J’aurais voulu que cette histoire ne soit pas vraiment arrivée. Comment dit-on ? Le fruit de l’imagination de l’auteur. C’est pourtant la réalité qui a frappé aux portes de ces pages. L’imagination a rempli les trous comme un stuc de mauvaise qualité et a redessiné certains épisodes pour mieux reproduire les événements d’une vie et d’une mort » (p. 9).
Peut-on raconter une histoire aussi terrible que celle de la mort de Renato Prunetti sans tomber dans un paradigme victimaire ? C’est l’un des défis que se pose Prunetti.
Afin d’éviter une narration dominée par les affects de la tristesse, de la pitié et de l’humilité, l’une des stratégies adoptées par Prunetti consiste à délimiter soigneusement la frontière entre ce qui doit être révélé dans l’histoire de son père pour que la maladie de Renato puisse faire cas, et les détails qui doivent rester privés, qu’il n’est pas nécessaire d’exposer. Il s’agit d’un équilibre délicat entre transparence (rendre publique la souffrance de son père) et secret (protéger son intimité). À la fin du roman, le narrateur raconte ainsi avoir pris en photo son père mourant, et avoir ensuite décidé de ne pas développer le négatif de cette photo :
[…] je me rendis compte que bientôt il ne serait plus là. […] J’eus l’impulsion de le prendre en photo sur son lit, mais j’ai pensé ensuite que je n’aimerais pas me souvenir de lui ainsi. […] Ça aurait été un jeu d’enfant de tirer cette photo 6x7, je n’aurais même pas eu besoin d’apporter ce négatif si intime dans un laboratoire photographique ; il aurait suffi de descendre les escaliers, d’aller dans le garage […] et c’était fait. Mais non, plus aucune exposition à des agents chimiques, même pour l’image de Renato : le mystère de cette photo restera dans le noir où est enveloppé ce maudit rouleau. (p. 102-103)
Une autre stratégie adoptée par l’auteur consiste à se concentrer sur les épisodes qui ont fait de la vie de Renato une existence joyeuse. Ainsi, le récit ne se concentre pas seulement sur sa maladie et sur la fin de sa vie, mais les lecteurs et les lectrices sont amenés à voir la vitalité débordante de Renato, son amour pour le travail et pour le foot ; on découvre tous ces petits épisodes (telle une photo prise avec une célèbre chanteuse des années 60, Nada) qui se sont avérés être les « évènements » d’une vie ordinaire.
Dans les trois éditions italiennes d’Amianto (2012, 2014, 2023), l’auteur a changé à chaque fois la fin de l’histoire. Dans la première édition, le roman se terminait par un cri plein de rage, où le fils s’adressait à son père :
Voilà les derniers mots que je voudrais lui dire : papa, le sac de poudre de marbre, je l’ai monté, moi, au deuxième étage. Mais la comptabilité a déjà été pillée par les patrons et pour nous, fils des ouvriers qui ont tenté de monter les marches, il n’est rien resté. Ils nous ont juste baisés, saleté de Maremme.
Dans la deuxième édition du roman (2014 : la traduction française est basée sur cette édition), un chapitre intitulé Comme Steve McQueen, a été rajouté en conclusion. Les personnages ouvriers du roman de Prunetti reviennent ici tous ensemble, dans une promenade onirique, mûs par la vengeance et le triomphe :
Ils se boiront un canon au cercle et arrangeront les choses à leur façon, et l’argent ne suffira pas à leur réparer leurs vies, parce qu’ils n’accepteront pas de remboursement. […] Ils le savent bien, eux, que l’argent n’est pas tout, eux qui — exposés à tous les dangers, dans leurs boulots démesurément nocifs, usant, périlleux, létaux — ont travaillé toute la vie. Une vie à risque, pleine d’ennui. Un vie casse-cou. Saleté de Maremme ! Voilà ! Une vie comme Steve McQueen. (p. 137)
Dans la troisième édition du roman (2023), le chapitre Comme Steve McQueen a été maintenu, mais le cri de colère de la première édition a été à nouveau placé en conclusion de l’ouvrage.
Ces modifications témoignent d’une hésitation de l’auteur autour d’un enjeu éthique crucial : la littérature peut-elle suffire à faire justice, là où la justice a échoué ?
« Justice est faite ? Non, elle n’est jamais faite. La justice, c’est de ne pas mourir au travail, et de ne pas voir mourir ses collègues. Sans devoir mourir ‘aux termes de la loi’. C’est de travailler sans être exploité. Et ne pas voir reconnu un droit de vivant seulement après la mort » (p. 120). Non, justice n’est jamais faite par le moyen du « remboursement », semble nous dire Prunetti, qu’il soit économique ou symbolique : justice n’est faite ni par le dédommagement en argent reçu par la famille de Renato après sa mort, ni par la justice poétique du roman. Mais faire cas à travers son histoire permettra peut-être, au moins, que l’injustice ne se répète pas.
Nicole Siri - Configurations littéraires