Notre planète a une histoire dont les géologues retracent les principales mutations et périodes en étudiant la composition des roches (lithosphère) ou des glaces (cryosphère) ainsi que la nature des fossiles (êtres vivants disparus) qu’on y peut découvrir. L’humanité apparaît tardivement dans cette histoire : si cette dernière, vieille de 4,5 milliards d’années, était rapportée à une journée de 24 heures, notre ancêtre homo habilis, apparu il y a 2,6 millions d’années en Afrique, aurait vécu dans la toute dernière minute, et nous vivrions actuellement dans son dernier millième de seconde.
En dépit de sa présence tardive dans l’histoire terrestre, les géologues ont pris l’habitude de faire de l’humanité un marqueur géologique. Le début du Quaternaire est ainsi fixé en lien avec l’apparition du genre Homo, et sa première période, le « Pleistocène », tire son nom de la présence plus nombreuse de fossiles identifiables à des espèces encore vivantes. Elle est suivie de « l’Holocène » qui, désignant un âge entièrement récent ou nouveau, commença vers 11 700 ans avant notre ère et fut marqué par les évolutions majeures de l’histoire humaine (développement de l’agriculture et des civilisations urbaines). Depuis le milieu du XVIIIe siècle et les débuts de la révolution industrielle initiée par James Watt et l’invention de la machine à vapeur, nous sommes entrés dans un nouvel âge, « l’Anthropocène », où l’humanité est devenue, par l’influence de ses activités sur la composition des sols, des eaux et de l’atmosphère, une force tellurique majeure qui ne fait plus que subir mais infléchit en retour l’histoire et l’évolution de notre planète.
On doit à un chimiste de l’atmosphère, le météorologue néerlandais Paul Crutzen (1933-2021), la première utilisation et théorisation de cette notion d’« Anthropocène », à l’aube du XXIe siècle. De nombreux articles et ouvrages lui ont depuis été consacrés, qui pour la plupart s’entendent à en faire un événement sans précédent, marquant un avant et un après dans l’histoire de l’humanité comme dans celle de la Terre.
Certaines voix plus critiques contestent toutefois la dimension englobante et générale de la notion, qui tend à faire de l’humanité dans son ensemble ou comme espèce (c’est le sens du mot grec anthropos, qui désigne l’espèce humaine) un agent géologique et climatique. L’extraction intensive de matières minérales et fossiles, à des fins industrielles et énergétiques, fut en effet initiée par certaines puissances économiques et géopolitiques occidentales, qui en demeurèrent longtemps les principales exploitatrices et bénéficiaires, et qui devinrent ce faisant les premières productrices des émissions carboniques (dioxyde de carbone ou CO2) et autres gaz à effet de serre (méthane, protoxyde d’azote, ozone troposphérique, hydrochlorofluorocarbures) relâchés dans l’atmosphère terrestre depuis 1750. C’est donc pour rappeler que ces altérations des sols, des eaux et de l’air furent surtout liées au développement d’un système économique prédateur que certains chercheurs ont proposé la notion plus ciblée de « Capitalocène ». Mais d’autres chercheurs et historiens de l’environnement ont à leur tour dénoncé le caractère – restreint, cette fois – de cette notion en soulignant que l’accent ainsi mis sur la responsabilité majeure du système capitaliste ne permettait pas d’envisager, dans le même temps, les influences similaires et tout aussi néfastes exercées par d’autres systèmes économiques, comme ceux développés en Russie soviétique ou en République populaire de Chine au cours du XXe siècle. La notion de « Plantationocène » fut donc à son tour proposée pour caractériser tout ensemble la logique extractiviste commune aux différents systèmes économiques (capitalisme, socialisme réel…), ainsi que le dénominateur commun entre exploitation industrielle et exploitation agricole intensives, réduisant les milieux naturels et certaines sociétés humaines à des ressources exploitables jusqu’à l’épuisement. Esclavagiste puis agro-industrielle, la plantation constitue en effet un système d’exploitation particulièrement ravageur pour la planète et pour les êtres vivants qui la peuplent, dont les conséquences, l’écocide de certains milieux et le génocide de certaines populations, sont ainsi mises en relation directe.
Si la notion d’Anthropocène permet de faire cas de l’influence humaine sur l’environnement naturel, et d’engager la responsabilité morale de notre époque à l’égard des générations futures, celle de Capitalocène offre de son côté un surcroît de transparence sur les causes réelles, économiques et géopolitiques, des évolutions géologiques récentes. Quant à la notion de Plantationocène, elle met en relief les processus de triage qui affectèrent les populations humaines et les espèces animales et végétales, certaines se trouvant sélectionnées (comme les Africains et leurs descendants asservis dans les plantations esclavagistes) au bénéfice de segments restreints de l’humanité, ou priorisées (comme certains types animaliers, arboricoles ou céréaliers) au détriment de la biodiversité.
Anthony Mangeon - Configurations littéraires
Bibliographie sélective :
Anna Bednik, Extrativisme. Exploitation industrielle de la nature : logiques, conséquences, résistances, Paris, Le Passager Clandestin, 2019.
Catherine Larrère et Rémi Beau (dir.), Penser l’Anthropocène, Paris, Presses de Sciences-Po, 2018.
Claude Lorius et Laurent Carpentier. Voyage dans l’Anthropocène : cette nouvelle ère dont nous sommes les héros, Arles, Actes Sud, 2010.
- Jason W. Moore, Capitalism in the Web of Life : Ecology and the Accumulation of Capital, Londres/New York, Verso, 2015.