Catherine et Raphaël Larrère, Le Pire n’est pas certain. Essai sur l’aveuglement catastrophiste

Paris, Première Parallèle, 2020.

Respectivement philosophe et ingénieur agronome, Catherine et Raphaël Larrère sont deux spécialistes de la philosophie et de l’éthique environnementales qui, depuis bientôt trois décennies, interviennent fréquemment ensemble dans les débats publics sur les questions et les enjeux écologiques. Après Du bon usage de la nature (1997) qui remettait en cause l’opposition entre l’humanité et son environnement, ils proposèrent de Penser et agir avec la nature (2015) tout en se défiant des Bulles technologiques (2017) dans lesquelles s’enfermaient « technolâtres et technophobes » semblablement coupés, selon eux, de leur milieu naturel et social. Avec ce nouveau livre écrit et publié en pleine pandémie du Covid-19, ils interrogent la vogue catastrophiste à laquelle ils avaient déjà consacré un chapitre (« Peut-on échapper au catastrophisme ? ») dans leur précédent essai

Force est de constater, en effet, que la bibliothèque collapsologique n’a cessé, depuis vingt ans, de s’étoffer de part et d’autre de l’Atlantique. Après les succès du biologiste américain Jared Diamond (Collapse : How Societies Choose to Fail or Survive, 2005) et celui de l’ingénieur russo-américain Dmitry Orlov (The Five Stages of Collapse. Survivor’s Toolkit, 2013), le marché éditorial français a connu à son tour une profusion de publications souvent conçues sur un même patron : le guide de survie pour générations collapsonautes, devenues elles-mêmes l’iceberg à l’origine de leur naufrage. Parmi ces titres, on relèvera notamment les essais de Pablo Servigne et Raphaël Stevens (Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, 2015 ; Une autre fin du monde est possible, 2018), Renaud Duterme (De quoi l’effondrement est-il le nom ?, 2016), Enzo Lesourt (Survivre à l’Anthropocène. Par-delà guerre civile et effondrement, 2018), Julien Wosnitza (Pourquoi tout va s’effondrer, 2018), Corinne Morel Darleux (Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. Réflexions sur l’effondrement, 2019), Luc Semal (Face à l’effondrement. Militer à l’ombre des catastrophes, 2019), Yves Citton et Jacopo Rasmi (Générations collapsonautes, 2019) et, last but not least, Yves Cochet, ancien député vert et Ministre de l’Environnement au tournant du XXIe siècle (Devant l’effondrement. Essais de collapsologie, 2019). Face à cette vogue intellectuelle autant que commerciale, Catherine et Raphaël Larrère choisissent de suivre un audacieux chemin de crête où, sans nier la possibilité de véritables catastrophes (ils en évoquent historiquement plusieurs, et en traversaient précisément une au moment où ils écrivaient), ils se gardent bien de verser dans le catastrophisme qui caractérise notre temps. Un grand récit collapsologique se plaît en effet à prédire, à plus ou moins court terme – en général 2030, au plus tard 2050 – divers effondrements : celui, économique, du système capitaliste ; celui, écologique, du système-Terre ; celui, sociopolitique enfin, des États démocratiques. Mais selon nos deux auteurs, ce succès de la collapsologie tient surtout à son effet démobilisateur et dépolitisant, y compris lorsque cette vision du futur est réinvestie, comme c’est de plus en plus souvent le cas, par des mouvements militants écologistes. À force d’être prévisible et attendu, l’effondrement décourage en effet toute action concrète ou collective ; à force de se penser de manière globale, il occulte la multiplicité et la diversité des initiatives locales pour faire face aux mutations en cours ; à force de réfuter toute autre perspective ou prospective, la collapsologie, loin d’opérer comme la science qu’elle prétend être, fonctionne de plus en plus comme une idéologie, voire comme un dogme s’adressant moins à notre esprit critique qu’à notre crédulité.

La collapsologie se présente comme une science : elle puise ses arguments dans la théorie des systèmes complexes et s’appuie sur la masse de données scientifiques réunies depuis des dizaines d’années pour évaluer la situation environnementale. Ces prétentions scientifiques ne tiennent guère. Prévoir avec certitude l’effondrement est absurde quand c’est précisément leur imprévisibilité qui caractérise les systèmes complexes ; affirmer qu’il sera global et unique, c’est ignorer aussi bien la diversité géographique du monde que les inégalités sociales. […] Une des principales raisons du succès de la collapsologie est son innocuité politique. Si l’on veut s’opposer à la gestion capitaliste des dégradations écologiques, il n’y a rien à attendre de la collapsologie. Il faut s’interroger pour savoir si d’autres mondes sont possibles et à quelles conditions ils peuvent advenir. C’est pourquoi il importe que l’écologie et l’ensemble des luttes sociales et des expériences qui portent sur la défense et l’amélioration des milieux de vie ne se laissent pas absorber dans un courant qui, finalement, dessert leurs objectifs.

Pour enrayer cette tendance et ouvrir notre époque sur d’autres futurs qu’un effondrement annoncé, Catherine et Raphaël Larrère procèdent en trois temps.

Dans un premier chapitre relevant de l’histoire des idées, et qui court, comme son titre l’indique, « de la crise écologique à l’Anthropocène », ils offrent une généalogie critique du catastrophisme scientifique sur un demi-siècle, depuis le « Message de Menton » (1971) et le rapport Meadows sur Les Limites de la croissance (1972), jusqu’à la Conférence du Bourget (COP 21, 2015), en passant par le rapport Brundtland (Notre avenir à tous), publié en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, ou ceux du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC), créé en 1988 à l’initiative de l’Organisation météorologique mondiale et du Programme des Nations unies pour l’environnement. Les deux auteurs reviennent également sur l’histoire de la notion d’Anthropocène et de celles qui lui firent bientôt concurrence, comme le Capitalocène, le Plantationocène ou le Chthulucène promu par la zoologue et philosophe féministe Donna Haraway, qui propose de rompre avec l’anthropocentrisme des désignations géologiques centrées sur l’humanité et ses activités économiques ou extractivistes, pour renvoyer plus directement à l’histoire de la Terre (Khthôn, en grec ancien) et aux espèces non humaines qui l’habitent (Chthulu ne désigne pas, dans son propos, une créature mythologique inventée par l’écrivain américain de science-fiction Howard Philip Lovecraft, mais une araignée de Californie, Pimoa Cthulhu).

Le deuxième chapitre, plus philosophique, discute les théories du catastrophisme en philosophie morale et politique, en allant des penseurs allemands Hans Jonas (Le Principe responsabilité, 1979) et Ulrich Beck (La Société du risque, 1987) au penseur français Jean-Pierre Dupuy (Pour un catastrophisme éclairé, 2002) : il s’agit de montrer que leurs théories, dont se réclament souvent les Cassandre contemporains, sont en réalité aux antipodes de l’actuelle collapsologie. En anticipant une probable catastrophe, en la tenant même pour certaine (qu’il s’agisse d’un hiver nucléaire, d’une manipulation du génome humain ou d’un irréversible changement climatique), les trois philosophes, loin de s’instaurer en prophètes du malheur, cherchaient à nous sensibiliser aux conséquences, volontaires ou non, de nos actions, et à leurs effets sans précédent à une échelle géographique globale – notre planète entière étant désormais prise dans les rets de nos interdépendances économiques, sanitaires et sociopolitiques – ainsi que dans une perspective historique de longue durée – nos choix et nos actes actuels déterminant aussi le cours des existences humaines pour de nombreux siècles voire millénaires à venir. C’est donc une éthique de l’environnement autant qu’une éthique du futur – qui consistent à prendre en considération les intérêts de la Terre dans son ensemble, mais également ceux des générations prochaines – qui se dégage de la commune exigence de Beck, Jonas et Dupuy : imaginer un futur catastrophique pour mieux le conjurer, en s’imposant l’impératif moral de tout entreprendre pour l’éviter. À l’inverse, « les collapsologues, eux, considèrent que l’effondrement est inévitable et qu’il ne reste qu’à s’y préparer et à s’y adapter ». On serait ainsi passé, en quelques décennies, d’un « catastrophisme méthodologique » – supposer le pire pour élaborer un plan d’action permettant de le contrer – à un « catastrophisme ontologique » : l’effondrement est d’ores et déjà inscrit dans notre réalité, et face à lui nous restons largement impuissants.

Le troisième chapitre, plus pragmatique, s’interroge enfin sur les relations entre « collapsologie et pensée écologique. » La crise environnementale en cours, qui voit les limites planétaires (climat, biodiversité, cycles de l’eau, de l’azote et du phosphore, déforestation, acidification des océans, pollution chimique et carbonisation de l’atmosphère) mises en péril et dépassées les unes après les autres, favorise certes les interprétations catastrophistes, mais elle suscite également une multitude de résiliences et de résistances, des mouvements autochtones en Afrique ou dans les Amériques (qui ont de fait déjà vécu l’effondrement écologique, économique, sociopolitique et sanitaire avec les expériences de la colonisation et de la traite) aux mouvements écoféministes en Occident. Dans l’Atlas de la justice environnementale mis en ligne et régulièrement mis à jour par l’économiste catalan Joan Martinez Alier, on dénombre par exemple plus de 4200 conflits environnementaux mettant des populations aux prises avec des projets d’extraction, d’accaparement, de privatisation voire de destruction de ressources diverses (minerais, énergies fossiles, biomasse, sols, eaux). Ces luttes en cours révèlent la dimension locale et politique des combats à poursuivre contre le changement climatique et l’effondrement environnemental, provoqués par le système capitaliste et les pouvoirs ou les catégories socio-économiques qui en tirent le plus grand profit. Dans leur conclusion, Catherine et Raphaël Larrère défendent la nécessité de rompre avec la perspective globale privilégiée jusque dans les rapports et scénarios du GIEC, et qui engendre surtout un fort sentiment d’impuissance cognitive et politique face à l’ampleur des changements en cours, pour se concentrer à rebours sur la diversité des situations locales et la multitude des initiatives positives qui s’y déploient.

Alors que l’on a de bonnes raisons de penser que la capacité de charge du système Terre est saturée, qu’il ne parvient plus à absorber l’agir humain, ce dernier, s’il est judicieux, peut être absorbé au niveau local – voire être bénéfique. Alors qu’au niveau global on est conduit à envisager des évolutions catastrophiques, on découvre au niveau local qu’il est possible d’habiter la nature sans la détruire, si l’on en fait bon usage. On sait ainsi ce qui permettrait d’enrayer localement l’érosion de la diversité biologique : substituer l’agroécologie et/ou la permaculture à l’agriculture productiviste, par exemple, tout en limitant au maximum l’extension des infrastructures urbaines et industrielles. On peut de même, grâce au génie écologique, réparer des milieux altérés et augmenter leur diversité biologique sur un territoire donné. Alors que tous ceux qui privilégient l’approche globale de la biodiversité sont conduits, à la suite de l’IPBES [plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques], à envisager une extinction massive et à la comparer aux grandes phases d’extinction des temps géologiques, on se rend compte, si l’on adopte un point de vue local, que l’on dispose de moyens techniques pour limiter les pollutions industrielles ou agricoles, pour se dispenser d’employer massivement des sources d’énergie fossiles, ou pour faire en sorte que les déchets d’une activité servent de ressources à d’autres. […] On a, dans cette configuration, le choix entre les façons de faire et de vivre actuelles et des façons de faire et de vivre autrement : il s’agit d’inventer, en associant imagination technique et sociale, de nouvelles techniques qui, tout en respectant au maximum les processus naturels, prennent en compte les effets non intentionnels qu’il est possible d’anticiper. Il s’agit dès lors de s’entendre pour savoir dans quel monde les citoyens voudraient vivre, à quels milieux de vie ils tiennent. C’est à ce niveau que les citoyens peuvent délibérer et décider de ce à quoi ils sont attachés parmi les biens et les services qui sont à leur portée, et de ce qu’ils sont prêts à abandonner afin de limiter l’impact de leur mode de vie sur le climat et sur le vivant.

À l’adage pessimiste d’Henry de Montherlant (« Le pire est toujours certain »), sur lequel fait fond la collapsologie, Catherine et Raphaël Larrère substituent donc l’idée qu’un monde meilleur reste possible et qu’il demeure encore, pour le dire avec la cinéaste Coline Serreau, « des solutions locales pour un désordre global ».

Anthony Mangeon - Configurations littéraires