Yannick Rumpala, Hors des décombres du monde. Écologie, science-fiction et éthique du futur

Ceyzérieu, Champ Vallon, coll. L’Environnement a une histoire, 2018.

« La terre est en danger, l’homme est en péril » : c’est ainsi que Christian Chelebourg caractérisait en 2012 « la nouvelle histoire que les sociétés industrielles se donnent en partage », et qui se manifeste selon lui à travers une multitude de fictions où la pollution, le réchauffement climatique, des catastrophes naturelles et des épidémies nous précipitent inéluctablement vers la fin du monde (Les Écofictions, 2012). Comment fabuler dès lors cette dernière, et quelle puissance critique prêter aux fictions d’apocalypse ? Cette question soulevée par divers historiens de la littérature comme Jean-Paul Engélibert (Fabuler la fin du monde, 2019) ou plus récemment Simon Bréan et Guillaume Bridet (Near Chaos, 2024), le politiste Yannick Rumpala l’a reprise à nouveaux frais en choisissant, dans cet essai de 2018, de l’explorer avant tout dans la science-fiction. Il s’agissait ce faisant d’identifier des échappées « hors des décombres du monde », et partant d’autres issues qu’une fin programmée de l’humanité, liée à l’irrémédiable destruction de son environnement. La réflexion reposait en outre sur une double conviction : 1) loin d’être simplement un art du dépaysement ou du divertissement, le genre science-fictionnel constitue un véritable laboratoire critique, dont les récits s’offrent comme autant d’« expériences de pensée » et forment un « réservoir cognitif » ou un « stock cumulatif de représentations » (p. 8) susceptibles de produire des connaissances et de nouvelles interprétations de notre monde ; 2) loin de s’inscrire uniquement dans une vision téléologique et linéaire de l’histoire, articulée sur l’idée de progrès, notamment technologique, la science-fiction nous ouvre également à « une pluralité de futurs envisageables » (p. 9) comme autant de mondes possibles – en puissance ou en devenir. L’activité fondamentalement esthétique de ces productions littéraires et cinématographiques se double ainsi d’une exigence éthique : donner corps à ce que Yannick Rumpala nomme, à la suite du philosophe allemand Hans Jonas, une « éthique du futur », c’est-à-dire « une éthique d’aujourd’hui qui se soucie de l’avenir et entend le protéger pour nos descendants des conséquences de notre action présente » (Pour une éthique du futur, 1997 ; cité par Rumpala, p. 16-17). Tout en s’articulant aux enjeux de notre présent, les récits de science-fiction pourraient dès lors être abordés comme des « supports heuristiques » (p. 23) susceptibles de prévenir la catastrophe écologique en nous mettant en garde contre elle (selon la fameuse « heuristique de la peur » promue par Hans Jonas dans son essai sur Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, 1979, et citée par Rumpala, p. 101 et p. 177) ou mieux encore, de la désamorcer en nous donnant à voir d’autres rapports possibles et sensibles au monde, non plus fondés sur son exploitation effrénée mais sur la concession d’« une certaine forme de dépendance à son égard », selon une « heuristique de la souciance » (p. 177) assimilable aux différentes manières de « faire cas » que nous avons choisi d’explorer dans Lethica.

Ces balises une fois posées – et régulièrement rappelées au fil des chapitres qui structurent l’ouvrage –, Yannick Rumpala emporte son lecteur dans un foisonnant parcours de la littérature et du cinéma de science-fiction en suivant trois grandes étapes. Centrée sur les manières dont nous avons transformé notre planète et sur les conséquences de notre influence exponentielle sur le devenir de cette dernière, qui marque une nouvelle ère désignée sous le nom d’anthropocène, la première partie explore les tensions croissantes entre imaginaire technologique et conscience écologique au cœur de la science-fiction comme au sein de nos sociétés. La deuxième partie s’emploie ensuite à penser « par-delà apocalypses et utopies » en présentant, selon une efficace typologie, les différentes fonctions (« d’alerte et de mise en garde, de catharsis et de réassurance, d’habituation et de divertissement, de capacitation et d’émancipation ») dévolues aux innombrables fictions dystopiques qui dominent notre époque (p. 99-108). Pour sortir de l’opposition ou de l’oscillation entre utopie et dystopie critiques, selon la terminologie empruntée à l’essayiste Tom Moylan, Yannick Rumpala propose à son tour une notion originale, la prototopie, qu’il définit comme « un espace exploratoire » (p. 85) ou « l’ouverture d’un espace cognitif » (p. 158) qui ne se réduise pas à l’un ou l’autre des deux pôles dans lesquels on enferme trop aisément les fictions du futur. Enfin, dans une troisième partie consacrée aux « espérances pour l’habitabilité planétaire », l’auteur s’intéresse aux « lignes de fuite » (une notion reprise à Gilles Deleuze) qu’esquissent certains récits lorsqu’ils promeuvent « l’abstention technologique », « la frugalité autogérée », « la sécession arcadienne », « l’abondance automatisée », « le conservationnisme autoritaire » et « la spiritualité naturelle » selon la nouvelle typologie qui se trouve illustrée des pages 198 à 233.

En proposant à son lecteur d’« apprendre des scénarios de fin du monde » (p. 115) ou d’« imaginer des mondes pour tester le futur » (p. 144), Yannick Rumpala tend certes à réduire les arts littéraires et visuels à leurs seuls contenus narratifs. Mais on pourrait de ce point de vue lire son essai comme un bréviaire de scenario planning qui anticipe aussi, à de nombreux égards, les explorations menées depuis par le journaliste Ariel Kyrou (Dans les imaginaires du futur, 2020) pour dénicher, dans la science-fiction, les préfigurations de solutions aujourd’hui sérieusement envisagées contre le réchauffement climatique. Le corpus étudié prévient en effet semblablement contre les dangers de la géo-ingénierie, ou l’intervention délibérée à grande échelle sur le système climatique, afin de contrer le réchauffement de la planète ou d’en atténuer certains effets (Norman Spinrad, Bleue comme une orange, 2001), ceux de la bio- ou de l’homo-ingénierie, ou la modification des êtres vivants par manipulations génétiques, afin de les rendre plus résistants à des environnements hostiles (Frederik Pohl, L’Homme-Plus, 1977 ; Robert Silverberg, Ciel brûlant de minuit, 1995), les risques qu’il y aurait à confier la gestion de la planète à une intelligence artificielle surpuissante (Wally Pfister, Transcendance, 2014 ; Johan Heliot, Ciel 1.0, 2014) sans oublier les rêves d’évasion dans l’espace (les ascenseurs spatiaux dans Les Fontaines du paradisd’Arthur C. Clarke, 1979 ; les cités orbitales dans 2312de Kim Stanley Robinson, 2012) ou la terraformation d’autres planètes (le cycle de Dunepar Frank Herbert, 1965-1985, ou encore la Trilogie de Mars de Kim Stanley Robinson, 1992-1999).

Si les textes convoqués s’avèrent tous pertinents, et passionnants à découvrir ou redécouvrir dans la perspective des humanités environnementales, on s’étonne un peu de certains biais dans la sélection des auteurs et des œuvres. À l’exception des romancières américaines Marion Zimmer Bradley (La Vague montante, 1955), Ursula Le Guin (Les Dépossédés, 1974), Elizabeth Bear (Carnival, 2006), ou de la Britannique Karen Traviss (La Cité de Perle, 2004), l’essentiel des auteurs retenus sont en effet des hommes (blancs) ; et à part la romancière Lauren Beukes (Moxyland, 2008) ou le cinéaste Neill Blomkamp (Elysium, 2013), qui sont tous deux sud-africains (et blancs, également), tous viennent en outre d’Amérique ou d’Europe. On eût pourtant, ici ou là, pu tout aussi avantageusement convoquer ou simplement mentionner les fictions afrofuturistes de Samuel R. Delany, Octavia E. Butler, Wanuri Kahiu, Nnedi Okorafor – pour ne citer que les auteurs africains ou africains-américains ayant publié ou réalisé des fictions avant la parution d’Hors des décombres. « Le futur est déjà là – il n’est tout simplement pas réparti uniformément », remarque en conclusion Yannick Rumpala avec William Gibson (p. 243). Il faudrait aussi se rappeler, avec Ian McDonald, que « le futur arrive aussi bien au Kenya qu’au Kentucky », et qu’il est parfois « plus intéressant à Nairobi qu’à Nashville[1] ».

Anthony Mangeon - Configurations littéraires

 

[1] Nick Gevers, « Future Remix. An Interview with Ian McDonald », Infinity Plus, octobre 2001, http://www.infinityplus.co.uk/nonfiction/intimcd.htm