« Retracer l’histoire des refus féminins oubliés, effacés, incompris ou irrecevables », voilà l’entreprise de Jennifer Tamas dans Au NON des femmes. Libérer nos classiques du regard masculin. L’ouvrage se présente d’emblée comme un essai de lecture d’un corpus dit « classique », celui du XVIIe siècle essentiellement, afin de porter sur les héroïnes féminines de ce canon un regard qui en éclaire la capacité à dire « non » et la puissance d’agir, là où la critique littéraire a davantage souligné leur impuissance et leur passivité.
Il s’agit notamment de rappeler l’importance du rôle et de l’activité des autrices, et de leurs héroïnes, dans la réflexion sur les rapports humains et amoureux. Dans la lignée de spécialistes du siècle classique comme Éliane Viennot, Jennifer Tamas défend l’idée dans l’introduction de son ouvrage que les autrices ont largement contribué à la construction culturelle de l’amour et des relations entre les sexes, notamment à travers la fin amor et la galanterie. Réduire ces productions culturelles à des artefacts de la culture du viol ne permet pas, selon elle, de saisir la complexité et la puissance du refus des violences faites aux femmes qui s’y manifestent.
La critique de Jennifer Tamas, ancrée dans le champ des études de genre, s’appuie alors sur une démarche épistémologique qui consiste à revendiquer la scientificité d’un discours situé, produit à partir d’un point de vue ou positionnement social (le standpoint) (Hartsock 1998). Elle interroge donc par ricochet le genre de la critique : pour la chercheuse, les textes littéraires ont été lus avec un regard masculin (male gaze) qui a consisté à invisibiliser et taire le « non » féminin sous couvert d’universalisation. En faisant entendre ces refus féminins fictifs, Jennifer Tamas entend donc aussi faire résonner d’autres refus et d’autres voix, ceux des critiques féministes.
Ainsi, le mot d’ordre du livre est clair et il situe le propos dans une démarche à la fois herméneutique et éthique : « il faut lire autrement et adopter un point de vue féministe » (p. 25). Il s’agit à la fois de réinterpréter les textes d’un corpus canonique avec les outils de l’analyse littéraire féministe et de proposer une réflexion éthique sur la condition des héroïnes, et par ce truchement, des femmes confrontées à la domination masculine, aux injonctions paradoxales et aux violences qu’exerce le patriarcat sur leurs corps et leurs destinées.
La lecture que développe Jennifer Tamas est résolument actualisante (Citton 2007) : qu’il s’agisse des outils et concepts mobilisés, comme ceux de « culture du viol », de « consentement » ou encore d’« agentivité », des corpus étudiés, à travers lesquels la chercheuse fait dialoguer Madame de Villeneuve et Walt Disney ou bien Euripide et Cukor, ou encore de la revendication d’une pédagogie « inductive », qui consiste à partir de la culture des étudiant·es pour « remonter à ce qu’ils et elles ignorent » (p. 28) et en retour, (faire) découvrir de nouveaux liens et un sens nouveau, toute la démarche de Jennifer Tamas tend à « exploiter […] la différence entre les deux époques (leur langue, leur outillage mental, leurs situations sociopolitiques) pour apporter un éclairage dépaysant sur le présent » (Citton 2012). Le résultat est stimulant et les textes anciens en sortent revitalisés.
L’ouvrage se présente donc comme un itinéraire de réceptions, d’un texte et d’une héroïne à l’autre, par l’analyse littéraire et autour d’une thématique issue de la réflexion féministe.
Le premier chapitre explore les contes de fées et notamment Le Petit Chaperon Rouge, dans sa version folklorique issue de la tradition orale et féminine, pour « retrouver la mémoire perdue des conteuses ». Il s’agirait en effet dans ce conte de mettre en scène et d’interroger le passage du temps et la rivalité entre les femmes de différentes générations, de la puberté à la ménopause, bien plus que de représenter un personnage féminin passif que la morale masculine viendra corriger, tel que l’orientent les réécritures masculines de Perrault et des frères Grimm.
Le chapitre suivant poursuit son exploration des contes de fée en se penchant sur La Belle et la Bête de Madame de Villeneuve. En comparant le conte original aux versions cinématographiques les plus récentes, Jennifer Tamas y voit une initiation au consentement, délivrée par une autrice à travers une héroïne qui doit apprendre à dire « non » puis « oui » face à une bête qui attend son consentement, dans un contexte d’écriture où la violence sexuelle envers les femmes est endémique. Jennifer Tamas montre ainsi que la réflexion contemporaine sur les violences sexuelles faites aux femmes, favorisée par le mouvement #MeToo, s’inscrit dans le sillage de questionnements portés par des voix féminines, et notamment des autrices, depuis longtemps.
Le chapitre 3 se penche sur le personnage d’Andromaque autour du thème des injonctions qui pèsent sur la maternité. On y découvre une héroïne racinienne, qui, loin d’être une victime piégée par un homme, refuserait la prison de la double assignation : ni épouse exemplaire ni mère sacrificielle, elle parvient à se sauver et à sauver son enfant en refusant de trancher.
Le chapitre suivant se penche sur ce que Jennifer Tamas appelle le mythe de la victime consentante. Derrière cet oxymore, la chercheuse perçoit une figure littéraire typifiée et construite par le regard masculin, celle que nous appellerions la « femme fatale », dont la beauté est la justification des violences qu’elle subit. D’Hélène à Marilyn Monroe, Jennifer Tamas explore la façon dont les récits de viols fictifs ou réels qu’ont subis ces femmes sont occultés par la tradition littéraire et médiatique masculine au profit de la construction d’une légende, celle d’un sex symbol dont le « non » est entendu comme un « oui ».
Le chapitre cinq est le lieu d’une interrogation sur les liens entre libertinage et culture du viol, à partir des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Jennifer Tamas oppose alors l’entreprise de « revanche puissante et décisive sur le patriarcat » (p. 209) que serait le libertinage pour la marquise de Merteuil et le « refus de séduction » théorisé par Olympe de Gouges. Elle soutient que ces textes interrogent déjà la possibilité d’une liberté sexuelle féminine dans un monde patriarcal.
Le chapitre six aborde La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette. La princesse, loin d’être frigide comme l’écrivait Philippe Sollers, ou vertueuse au point de sacrifier son plaisir charnel, serait une véritable héroïne du « non ». Elle refuse le jeu de dupe que serait un mariage avec un galant homme comme Nemours, elle revendique son autonomie grâce au veuvage, après s’être soumise en tant que fille, sujet de cour et femme mariée. La vertu de la princesse se trouverait dans cette volonté inébranlable de faire valoir sa liberté, ce que Jennifer Tamas montre à travers une analyse stylistique particulièrement convaincante du texte de Madame de La Fayette.
Le dernier chapitre se penche cette fois sur le personnage de Bérénice chez Racine, présenté dans la tradition critique comme une amoureuse délaissée. En relisant le texte, Jennifer Tamas montre la part active que Bérénice prend à cette rupture et le libre arbitre qui est le sien, alors qu’elle choisit avec Titus et non malgré elle le bien de l’État au détriment de la passion amoureuse.
Si l’exercice de relecture féministe du corpus canonique auquel Jennifer Tamas se livre n’est pas nouveau dans le monde universitaire anglo-américain, il est beaucoup plus rare dans le monde universitaire français. Au NON des femmes se présente donc comme un ouvrage novateur et nécessaire. On souhaiterait d’ailleurs pouvoir prolonger la réflexion autour de deux hypothèses posées par le texte. Tout d’abord, on aimerait que les critiques masculines des textes et des héroïnes classiques témoignant d’un regard masculin (male gaze) ainsi que les débats critiques autour des personnages féminins soient plus systématiquement cités et référencés, afin d’explorer la diversité et la complexité de cette réception en diachronie. Ensuite, on se prend à souhaiter que l’ouvrage s’interroge plus précisément sur la création d’héroïnes du « non » par des écrivains identifiés comme « masculins ». L’hypothèse selon laquelle des autrices ont depuis toujours développé une interrogation sur les conditions de possibilité du consentement des femmes à travers la création de personnages féminins, constituant ainsi un « matrimoine culturel » à restaurer (p. 14), est convaincante. Quid cependant des grandes figures raciniennes, dont Jennifer Tamas montre avec justesse qu’elles peuvent être lues comme des héroïnes du "non" ? Dire que Racine est un « grand écrivain » (p. 135) ne suffit pas à épuiser le mystère d’un dramaturge qui semble parler « avec » les femmes, comme Nathalie Azoulai le relevait dans Titus n’aimait pas Bérénice. Approfondir la réflexion autour de cette question aurait un intérêt double. D’une part, cela permettrait de délimiter avec plus de précision la part de la production et celle de la réception dans l’interprétation et la lecture actualisante des textes. D’autre part, on pourrait ainsi interroger la poétique de certains textes ayant pour héroïnes des protagonistes féminins et que l’on pourrait qualifier de « paradoxaux », puisqu’ils favorisent une lecture critique empreinte de male gaze, alors que des phénomènes d’identifications aux personnages en font aussi des terrains d’exploration pour la lecture féministe[1].
Anne-Claire Marpeau - Configurations Littéraires
[1] Paradoxe qu’on retrouve par exemple chez certains romanciers réalistes (Marpeau 2023).
Bibliographie :
- Azoulai Nathalie, Titus n'aimait pas Bénérice, Paris, P.O.L., 2015.
- Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.
- Yves Citton, « Détourner l’actualisation », Atelier Fabula, Séminaire Anachronies, 9 mars 2012, https://www.fabula.org/ressources/atelier/?Limites_des_lectures_actualisantes.
- Nancy C.M. Hartsock, The Feminist Standpoint Revisited and Other Essays, Boulder, Westview Press, 1998.
- Anne-Claire Marpeau, « Le regard masculin, ou male gaze : le roman réaliste français du XIXe siècle à l’épreuve d’un outil d’analyse féministe », Romantisme, n° 201, 2023.