Écrit par Thomas Cadène et Benjamin Adam, qui remplit également les fonctions d’illustrateur et de coloriste, ce roman graphique s’ouvre en 2140, avec une sortie scolaire dans un musée. Élèves et lecteurs y apprennent qu’entre la fin du XXe siècle et le milieu du XXIe siècle, tous les États qui régissent aujourd’hui notre monde se sont effondrés, sous les effets conjugués du réchauffement climatique, d’une pandémie et de divers conflits internes ou internationaux. Un diorama y simule également le mode de vie en 2019 – année de publication de l’ouvrage – pour sensibiliser de fictives générations futures (et surtout, de fait, les présentes !) aux excessives dépenses d’énergie et insensés gaspillages de ressources naturelles qui caractérisent notre époque. Le ton est ainsi donné d’emblée : en raison de leur inconséquence écologique, nos actuels modes de vie sont condamnés à disparaître, mais cette fin n’aura pas lieu sans fracas et le compte-à-rebours a d’ores et déjà commencé… Il s’exprime notamment dans les chiffres égrenés au début et au fil des dix chapitres pairs (tous colorisés en vert, blanc et bleu nuit), qui retracent successivement l’histoire de la vie sur terre, puis celle de la conquête de l’espace par l’espèce humaine, jusqu’aux deux initiatives qui donnent son titre à ce récit post-apocalyptique : en 2034, Soon 1 remplit une double mission consistant à installer une colonie humaine sur la Lune et à expédier tous les déchets nucléaires terrestres vers le Soleil – une hypothèse sérieusement envisagée par la Nasa dès les années 1960 ! Soon 2 entreprend ensuite en 2151 d’envoyer un équipage plurigénérationnel vers une planète d’un autre système solaire, Proxima du Centaure. « Le but n’est pas d’en faire une Terre de rechange, mais, en étant présents ailleurs, d’augmenter les chances de survie de notre espèce » confie Simone Jones, la commandante de ce voyage sans retour (p. 168). Principale narratrice des chapitres pairs, qui prennent souvent le tour didactique de conversations aussi informelles que scientifiquement informées entre elle et son fils Youri, la cosmonaute est également avec ce dernier la principale figure des chapitres impairs, tous situés en 2151 (à l’exception du premier), et qui mettent en scène un ultime tour du monde entrepris par les deux principaux protagonistes avant leur séparation définitive.
Le roman graphique s’ordonne ainsi, dans ses 21 chapitres, suivant une alternance continue entre deux niveaux d’intrigue. Un récit linéaire narre, d’une part, à l’échelle de quelques semaines, les différentes étapes – alternativement dépeintes dans des tonalités rose, vert-de-gris, jaune – d’un voyage initiatique sur Terre ; d’autre part, d’importantes analepses précisent les vicissitudes de la conquête spatiale et celles de la formation d’une nouvelle organisation humaine sur notre planète en proie à un inéluctable réchauffement. Divisée par dix à la suite d’une succession de catastrophes climatiques, sanitaires et militaires, la population humaine s’est concentrée dans sept mégapoles (New Capetown et New Fès en Afrique, New Ankara, New Islamabad et New Hefei en Asie, New Brasilia et New Winnipeg aux Amériques), tandis que 88 % des terres émergées ont été rendues à la nature, comme dans les corridors biologiques imaginés par Kim Stanley Robinson dans Le Ministère du futur. Une troisième zone est consacrée à la production des vivres et des biens, tandis que la quatrième se limite aux moyens de transport reliant ces divers espaces.
Dans son tableau de l’avenir, ce récit d’anticipation croise plusieurs thématiques de Lethica : ainsi voit-on en son milieu, à la suite de la pandémie des années 2040, les divers gouvernements se spécialiser secrètement, par-delà leurs affirmations de transparence, dans des opérations – également appelées « zonages » (p. 123) – de triage autant que de surveillance généralisée de leurs populations, avant qu’une révolution morale ne se produise parmi ces dernières, dans leur rapport à l’environnement et aux futures générations. « Des humains sans aucun lien, confrontés aux mêmes problèmes, parviennent, au même moment, à des solutions communes » (p. 129) : c’est le début du Contrat, qui s’esquisse au fil de rencontres bisannuelles entre des scientifiques et les représentants de nombreuses communautés culturelles et politiques, et qui se trouve signé en 2096 sur la base de deux principes – l’être humain n’est désormais plus maître de la nature, et aucun homme ne peut être maître d’autres hommes (p. 71).
Dans cette fiction du futur, l’avenir de l’humanité est également tout aussi africain (et féminin) qu’il est occidental (et masculin) : si Diane Florès, « haute élue de la fédération Pan-Am », ou Simone Jones, autre nord-américaine à la tête de l’expédition Soon 2, jouent assurément un rôle de premier plan, elles n’en sont pas moins fortement épaulées – en particulier la seconde – par la pilote sud-africaine Andrea (p. 54 et passim), le dirigeant ouest-africain de la Pan-Afr Jacob Dogon (p. 130) ou la savante est-africaine Dorina Mbugwaele (p. 166). Enfin, dans la zone restituée à la nature, où quelques humains ont également trouvé refuge, c’est encore une Afrodescendante, Marie-France, qui initie Youri à une autre philosophie de l’existence : « Le Contrat, c’est pas la vie, c’est la survie de l’espèce. Je ne suis pas une espèce, je suis moi » (p. 159). Autant de manières de suggérer que les solutions pour faire face au changement climatique et à ses désastreuses conséquences ne sauraient uniquement venir des institutions politiques, fussent-elles internationales, ni des puissances économiques, fussent-elles globales, qui sont également à l’origine de la catastrophe. Il faudra imaginer d’autres instances, faire cas d’autres voix – en particulier celles qu’on dit aujourd’hui afrofuturistes ou écoféministes. Soon en esquisse brillamment certaines, tout en livrant de bout en bout un magnifique éloge de la transmission, des premiers échanges entre Simone et son fils, aux derniers entre Youri et sa fille Rachel. C’est ainsi que cette fiction post-apocalyptique parvient à faire jaillir des fulgurances de bonheur et quelques éclats d’espoir : bientôt l’avenir de l’humanité s’assombrira, mais il pourrait aussi, un jour, s’éclairer sous d’autres soleils.
Pour dépasser la traditionnelle tension entre utopie et dystopie, le récit met finalement en scène une singulière « prototopie », pour parler comme Yannick Rumpala, c’est-à-dire un espace fictionnel des possibles qui réconcilie subtilement deux visions antithétiques de l’écologie et du futur : celle qui fut défendue par le sociologue Bruno Latour, selon lequel il nous faudrait désormais « atterrir » et nous préoccuper avant tout du devenir de la « zone critique », cette mince couche aérienne, océanique et terrestre qui a rendu possible le développement de la vie, et qui se trouve désormais menacée par les activités humaines (Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, 2017) – et celle que promeut le philosophe Frédéric Neyrat qui, tout en nous mettant en garde contre les fantasmes prométhéens et les dangers de la géo-ingénierie (La Part inconstructible de la Terre, 2016), nous invite parallèlement à ne pas renoncer à nos rêves de devenir autre, voire alien, et nous enjoint ainsi, avec les afrofuturistes, à « cosmiser la pensée » en replaçant la Terre dans l’univers qui l’entoure (L’Ange Noir de l’histoire. Cosmos et technique de l’Afrofuturisme, 2021). Ou comme le défend Simone Jones, au cinquième chapitre de Soon : « Le but n’est pas de quitter la Terre, le but c’est de voir plus loin. […] En tant qu’espèce, c’est le jour où on cessera de regarder les étoiles qu’on mourra. Nous avons besoin de penser à ici et maintenant, autant que nous avons besoin de regarder au-delà de l’horizon » (p. 61 & p. 63). Avec Soon, c’est bien cette double intelligence du Noos humain qui se trouve spéculairement, d’un chapitre à l’autre, constamment mise en abyme et en récit.
Anthony Mangeon - Configurations littéraires