Dans cet essai qui, dès sa parution en 2015, connut un important retentissement, Frédérique Leichter-Flack aborde une problématique majeure pour nos sociétés contemporaines, exacerbée depuis deux ans par la pandémie de covid-19 : il s’agit bien sûr du triage, et des dilemmes éthiques que soulèvent les procédures ou les contraintes de la sélection et de la priorisation dans de multiples situations (santé, emploi, catastrophes environnementales ou humanitaires) ainsi que dans de tragiques contextes historiques comme les génocides. « Qui a priorité pour vivre quand tout le monde ne peut pas vivre ? Qui sacrifier ? Qui sauver d’abord quand on ne peut pas sauver tout le monde ? » (p. 9) : ces graves questions traversent les huit chapitres de l’ouvrage, qui aborde tour à tour les choix tragiques et les stratégies de survie dans les ghettos juifs et les camps de la mort, durant la Seconde Guerre mondiale, puis l’éthique de la priorisation à l’occasion de naufrages historiques (le William Brown en 1841, le Titanic en 1912) ou lors de catastrophes naturelles (comme le passage de l’ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans, en 2005), ainsi que dans les situations sanitaires de pandémies ou de parcimonie des ressources médicales et vitales (thérapies expérimentales, dons d’organes…). En multipliant les exemples, qu’elle puise aussi bien dans la littérature de témoignage, les classiques de la littérature mondiale ou dans les fictions grand public de la littérature de jeunesse et des blockbusters hollywoodiens, Frédérique Leichter-Flack réalise un double tour de force. Elle parvient d’abord à mettre au jour un « imaginaire partagé » sur la pénurie et autour de la délicate question du triage qui, tout en étant devenue tabou, n’en constitue pas moins une hantise récurrente de nos sociétés démocratiques, précisément fondées sur l’égalité théorique de la valeur des vies (p 13). L’auteure met ensuite brillamment en relief le continuum qui va des conditions extrêmes de la survie dans des camps d’extermination « aux arbitrages budgétaires les plus ordinaires » (p. 195) où « des raisonnements coût-bénéfice appliqués au domaine de la santé » et des « problématiques socio-économiques » (p. 197) participent au fond d’une même logique – celle de la sélection, de la hiérarchisation et de la priorisation des vies humaines.
Dans tous les cas, Frédérique Leichter-Flack se garde bien d’adopter une posture morale, préférant toujours multiplier les questions plutôt que d’offrir des réponses simplistes et catégoriques. C’est bien dans cette perspective, où la réflexion sur les réalités du triage « peut aussi correspondre à un objectif d’engagement public et de mobilisation citoyenne », préalable à toute confrontation avec des situations d’urgence, que la littérature conserve et manifeste, dans cet essai, sa puissante fécondité heuristique. Loin de conforter en effet la « logique éliminationniste » (p. 42) qui tend à polariser systématiquement le monde social et les destins ou les rôles humains entre deux camps opposés – les naufragés et les rescapés, les perdants et les gagnants, les morituri (condamnés à mourir) et les (sur)vivants – « la littérature peut […] refuser de reconnaître le monde en pénurie, persister à chercher les moyens d’imaginer un monde où il y aura de la vie pour tout le monde » (p. 49) et ainsi nous aider, « en amont des crises », à élaborer des « protocoles éthiques concertés » (p. 125) en préparation ou mieux, en prévention à la catastrophe qui, socio-économique, historique, environnementale, naturelle ou sanitaire, peut surgir ou revenir à tout moment. Qui vivra qui mourra s’offre donc comme un livre éminemment nécessaire par les temps qui courent, dont on ne peut que souhaiter la réédition prochaine dans une collection de poche.
Anthony Mangeon
Professeur de littératures francophones à l’Université de Strasbourg , Directeur de Configurations littéraires (UR1337), Coordinateur de l’Institut Thématique Interdisciplinaire Lethica.