Les fondements antiques

Dérivé du nom tyran, lui-même issu du grec tyrannos, « maître absolu », la tyrannie désigne l’exercice solitaire et violent d’un pouvoir acquis de manière légale ou illégale par un homme exclusivement ; la version féminine du substantif n’existe en effet pas, comme pour souligner que la tyrannie suppose l’emploi de la force brutale, plus volontiers associée aux hommes qu’aux femmes. Il existe toutefois une différence majeure entre le tyran d’usurpation – celui qui est parvenu au pouvoir grâce à un coup d’état et qui, une fois en fonction, continue d’agir suivant son ethos ou au contraire y renonce pour se conformer au droit et à la morale – et le tyran d’exercice – celui qui s’est emparé du pouvoir dans les conditions prévues par la loi, mais qui ensuite en fait un usage illégal et/ou illégitime. La tyrannie est dans ce second cas un exemple caractéristique des abus de pouvoir dont est capable un individu dénué de tout scrupule dès lors que sont réunies les conditions lui permettant de donner libre cours à son hybris.

Sans doute d’origine lydienne et remontant à l’époque du roi Gygès, qui tua Candaule pour régner à sa place, le terme a ensuite fait l’objet de réflexions théoriques chez Platon (La République, livre VIII, 562a-592) et Aristote (Politique, livre V) et dans le cadre d’une définition plus large des différents régimes possibles, avant de trouver dans l’histoire, y compris la plus récente (Aron 1993), la littérature et le théâtre en particulier de nombreuses illustrations, qui visent à examiner ses mécanismes et ses conséquences. Plus qu’aucune autre, la notion de tyrannie se situe au confluent de l’éthique et du politique : si la tyrannie est moralement condamnable et effectivement condamnée dans la mesure où elle repose sur l’oppression de la majorité par un seul, la défense d’intérêts particuliers au détriment des intérêts collectifs, elle a parfois été justifiée au nom d’impératifs supérieurs et notamment de la nécessaire efficacité du pouvoir. Après avoir défini plusieurs types de gouvernement, Aristote écrit dans le chapitre 8 de La Politique que la tyrannie ou « royauté absolue » « n’est autre que la monarchie absolue qui, loin de toute responsabilité et dans l’intérêt seul du maître, gouverne des sujets qui valent autant et mieux que lui, sans consulter en rien leurs intérêts spéciaux. Aussi est-ce un gouvernement de violence ; car il n’est pas un cœur libre qui supporte patiemment une semblable domination ». Dans le système élaboré par le philosophe grec, la tyrannie est aux antipodes de la « république » idéale, fondée sur l’heureuse combinaison de l’oligarchie et de la démocratie.

Universel – du sultanat d’Osman II (1618-1622) au régime hitlérien – le phénomène consiste donc à soumettre à l’autorité d’un individu l’ensemble de ceux qui y sont assujettis et à subordonner le bien commun à la satisfaction de désirs et d’ambitions personnelles. La diversité des contextes sociopolitiques dans lesquels se déploie la tyrannie n’en révèle pas moins un mode de fonctionnement identique et même vérifiable à une échelle plus réduite et dans un cadre autre que proprement politique. Avec elle se pose la question de savoir quelle place occupe l’éthique – ou quelle place elle est censée occuper, et en vertu de quels principes – dans l’action politique entendue au sens large (la gestion des affaires publiques), dès lors que s’établit une relation de pouvoir entre un homme et un groupe sur lequel il a, de droit ou de fait, autorité.

De la réalité à la fiction dramatique

Ces interrogations se trouvent particulièrement développées en France au XVIIe siècle dans une monarchie de droit divin sur laquelle pèse constamment la menace du despotisme. En effet, comme le montre Jean-Marie Apostolidès dans Le Prince sacrifié. Théâtre et politique au temps de Louis XIV, la figure du monarque absolu que cristallise un Roi-Soleil dont l’existence même constitue un rouage essentiel de la machine étatique est à tout moment susceptible de céder aux sirènes de la tyrannie. Mais, parce que le prince réel est inattaquable, la tragédie historique se fait le creuset d’un imaginaire que Corneille avec Attila (1667) exploite jusqu’à épuisement en campant un roi sanguinaire que l’ironie du sort fait mourir d’une hémorragie. « Empire illégitime usurpé, ou cruel et violent […] se dit aussi de l’abus que les particuliers font de leur pouvoir, ou de leur charge. […] se dit aussi figurément en Morale, de l’empire des passions ». Selon le Dictionnaire universel de Furetière (1690), le concept de tyrannie relève du domaine politique mais aussi de la sphère domestique, celui qui exerce le pouvoir par la force brutale plutôt que dans le respect des droits dévolus à autrui par la morale étant un prince, un mari et/ou un père qui exige de ceux et celles qu’il gouverne une obéissance absolue et aveugle, faute de quoi la sanction est sévère et immédiate. Les moralistes du temps ne manquent d’ailleurs pas de souligner le divorce entre éthique et politique qui résulte d’une telle situation : « Il ne faut ni art ni science pour exercer la tyrannie […] C’est la manière la plus horrible et la plus grossière de se maintenir ou de s’agrandir » (La Bruyère, Les Caractères, chap. X « Du souverain ou de la république », 1688). À cette acception commune s’ajoute un sens figuré, qui témoigne de la puissance irrépressible des passions d’amour, de vengeance ou de colère, ou encore de la volonté irrésistible de toute-puissance avec la représentation topique du tyran asservi à ses émotions, loin de l’idéal stoïcien du « maître de [s]oi comme de l’univers » qu’incarne sous l’égide de la philosophie sénéquéenne l’Auguste de Corneille (Cinna, 1643, V, 3, v. 1696). L’ancien Octave cruel et sanguinaire se laisse gagner par les vertus de prudence et de sagesse qui le conduisent désormais à écouter les conseils de ses proches et à leur déléguer une partie de son pouvoir.

Le roi juif Hérode tel que le décrivent Flavius Josèphe (Antiquités judaïques, livres XIV et XV) et l’ensemble de ceux qui ont relaté ou porté à la scène l’histoire de ce monarque et mari irascible, meurtrier de son épouse l’innocente Mariane, répond en tous points aux critères définitoires du tyran (Berrégard 2024). Après avoir tué plusieurs membres de sa belle-famille héritiers du trône, afin de régner sans partage, il conduit à la mort sa femme qu’il accuse à tort d’adultère et de tentative d’assassinat, avant de s’en prendre à ses propres enfants, dignes successeurs de leur glorieuse mère. En endossant le rôle de juge au cours d’un procès inique qui juge par avance coupable une héroïne quasiment interdite de parole, il confond intérêts privés et gestion des affaires publiques, ce qui constitue là aussi un trait caractéristique de l’exercice tyrannique du pouvoir. Faible et influençable, Hérode se laisse néanmoins manipuler par sa sœur Salomé, envieuse de la haute naissance de la reine alors qu’elle-même est de basse extraction. Il est également mû par des pulsions destructrices qu’il se révèle impuissant à réfréner et dans lesquelles même il tend à se complaire, persuadé qu’il est de son bon droit, d’où la leçon qui conclut La Mariane de Tristan (1637) : « Mais les meilleurs esprits font des fautes extrêmes, / Et les Rois bien souvent sont esclaves d’eux-mêmes » (V, 3, v. 1811-1812). De fait, le tyran s’avère être d’autant plus redoutable qu’il est sous l’emprise d’une fureur incontrôlable et qu’il sent son autorité personnelle vaciller. Contrairement au souverain clément, considéré déjà par les Anciens comme l’archétype du bon prince, à l’exemple de l’empereur perse Cirus, qui réussit le tour de force de faire de ses anciens ennemis ses alliés (Xénophon, La Cyropédie), le tyran vit dans la peur permanente d’une rébellion – une crainte à laquelle contribue également une instabilité psychologique constitutive de son être. La fable d’Hérode et de Mariane repose ainsi sur la confrontation édifiante de deux figures antagonistes, celle d’une souveraine constante, pétrie des valeurs chrétiennes d’abnégation et de mansuétude, qui lui assurent post mortem la félicité céleste, et celle d’un « Politique malheureux » (Caussin, La Cour sainte, 1624), ignorant de la loi divine et courant à sa perte puisque l’annonce de l’exécution de Mariane, dont il est pourtant le principal auteur, le plonge dans une douloureuse folie chargée des cuisants remords qui l’assaillent.

Comme l’explique Corneille dans l’Examen de Clitandre (1660), « un Roi, un héritier de la Couronne, un Gouverneur de Province, et généralement un homme d’autorité, peut paraître sur le Théâtre en trois façons : comme Roi, comme homme, et comme Juge, quelquefois avec deux de ces qualités, quelquefois toutes les trois ensemble ». Hérode correspond à celui qui apparaît « comme Roi et comme homme tout à la fois » car « il a un grand intérêt d’état et une forte passion tout ensemble à soutenir » (Corneille 1980, p. 102-103). Or la collusion entre intérêts privés et intérêts publics, la puissance de la passion que la raison ne saurait contenir, mènent aux pires dérives et à des décisions évidemment immorales.

« Oderint, dum metuant » : tel est l’adage que Sénèque (De Clementia) et Cicéron (De Officiis) attribuent à l’empereur Caligula, célèbre pour sa mégalomanie et sa cruauté, et qui résume la posture du tyran en général. Indissociable de ce personnage-type, la tragédie de la conjuration, prisée du milieu du XVIIe siècle (La Mort de César de Scudéry, 1636 ; La Mort de Sénèque de Tristan, 1645), pose l’épineuse question de la légitimité du tyrannicide – un sujet dont se saisit encore près de deux siècles plus tard, au lendemain de l’échec de la Révolution de 1830 et des espoirs de liberté qu’elle avait suscitée, Musset avec Lorenzaccio (1834). L’assassinat d’Alexandre, tyran de Florence dans une Italie de la Renaissance revisitée par le drame romantique, s’y trouve justifié au nom d’un idéal par un jeune héros qui ne le commet finalement pas, souillé qu’il est par le vice qui a pris racine en lui. Parce qu’elle est moralement condamnable et que l’éthique constitue un impératif catégorique (Kant, Critique de la raison pure, 1781), la mort d’un seul ne saurait pourtant être légitimée. Outre les amères désillusions qu’elle exprime, telle est la conclusion à laquelle semble inviter la pièce de Musset, tandis que les tragédies de la conjuration tendent à justifier le tyrannicide en noircissant le portrait du tyran et surtout en faisant des conspirateurs de véritables héros animés de nobles intentions (épicaris dans La Mort de Sénèque, II, 2).

Les justifications de la tyrannie

La question du rapport entre éthique et politique connaît au XVIIIsiècle un regain d’intérêt sous l’impulsion de nouvelles théories comme celle de Rousseau. L’auteur du Contrat social (1762) précise ainsi que le tyran est « un particulier qui s’arroge l’autorité royale sans y avoir droit. C’est ainsi que les Grecs entendaient ce mot de tyran : ils le donnaient indifféremment aux bons et aux mauvais princes dont l’autorité n’était pas légitime. Ainsi, tyran et usurpateur sont deux mots parfaitement synonymes » (livre III, chap. 10).

Malgré la réprobation dont le philosophe des Lumières se fait encore l’écho, la tyrannie trouve au cours de l’histoire de fervents défenseurs. Dès la Renaissance, la justification du cynisme et de la violence qui l’accompagnent s’appuie sur la théorie politique exposée par Machiavel dans Le Prince (1532). Caricaturée et trop souvent réduite à la formule devenue proverbiale « La fin justifie les moyens », que l’auteur italien n’a pourtant jamais écrite, elle inspire une idéologie appelée le « machiavélisme ou l’art de tyranniser » (Michel, 2013, p. 258) et distincte du discours « machiavélien », qui, lui en revanche, est directement imputable au penseur « sans nécessairement être l’instrument d’une pratique tyrannique » (ibid., p. 259). Les propos d’origine se révèlent ainsi plus nuancés que l’interprétation courante ne le laisse croire : « les hommes aimant à leur guise, à leur volonté, et craignant au contraire au gré de celui qui les gouverne, un prince doit, s’il est sage, ne compter que sur ce qui est à sa disposition ; mais il doit surtout […] s’étudier à se faire craindre sans se faire haïr » (Le Prince, chap. VII, « De la cruauté et de la clémence »). La conception simplifiée du pouvoir qui en ressort est reprise dans la bouche de conseillers calculateurs ou de despotes sans scrupules sous la forme de « maximes d’état » (Corneille, Nicomède, 1651, I, 2, v. 168 ; et commentaire de G. Couton dans son édition critique, Corneille 1984, p. 1488, note 4) comme celles dont les vertueux Nicomède et Laodice redoutent l’application alors qu’Arsinoé s’apprête à faire mourir le jeune homme afin que son fils Attale puisse succéder à leur père le roi Prusias.

Sans être exactement une légitimation de la tyrannie, les Considérations sur les coups d’état de Gabriel Naudé (1639) ne sont pas étrangères à la philosophie machiavélienne dans la mesure où, selon la belle expression de Louis Marin, elles expriment « la théorie politique de la dissimulation à l’époque baroque » (Marin 1989). Or la culture du secret et la stratégie du mensonge sont indispensables à l’exercice tyrannique du pouvoir car le tyran tire sa force de l’obscurcissement et de la duplicité. Lui seul connaît les rouages ultimes d’une action qui demeure essentiellement personnelle. Mais sa solitude est aussi sa principale faiblesse parce qu’elle l’expose à tout instant à la trahison d’un ambitieux caché sous le visage d’un courtisan hypocrite. Qu’elle se situe sur un plan politique ou plus personnel, la confiance est donc théoriquement exclue de la tyrannie, dont la fragilité est paradoxalement proportionnelle à sa puissance ; ou, si elle est imprudemment accordée, comme le fait Néron avec Narcisse (Racine, Britannicus, 1670) ou Hérode avec Salomé, la folie ou la mort du tyran en est généralement le prix. C’est au regard de ces observations que se comprend la notion de « coup d’état » théorisée par Naudé. Celle-ci désigne, non comme aujourd’hui une tentative de conquête du pouvoir par des moyens illégaux, mais, ajoute-t-il, des « actions hardies et extraordinaires que les princes sont contraints d’exécuter aux affaires difficiles et comme désespérées, contre le droit commun, sans garder même aucun ordre ni forme de justice, hasardant l’intérêt particulier, pour le bien du public » (chap. II, « Quels sont proprement les coups d’état, et de combien de sortes », Naudé 1989, p. 101). Il s’agit donc de véritables coups de force que le philosophe estime nécessaires à la domination d’un peuple par nature imprévisible. Ponctuels, ils n’en révèlent pas moins la violence logée au cœur même du pouvoir, à telle enseigne qu’ils creusent l’écart entre action et langage, ouvrant ainsi la voie aux actes les plus monstrueux : les « maximes », explique Naudé, sont « les causes, raisons, manifestes, déclarations et toutes les formes et façons de légitimer une action, [qui] précèdent les effets et les opérations, […] au contraire ès Coups d’état on voit plutôt tomber le tonnerre qu’on ne l’a entendu gronder dans les nuées » (ibid.). L’enjeu n’est donc pas de savoir si les coups d’état sont conformes aux principes éthiques, mais d’apprécier leur efficacité politique. Ainsi, tout en reconnaissant la violence de la répression au cours de la Saint-Barthélémy, le philosophe salue les effets positifs d’une politique de la terreur et de l’ordre dont il regrette seulement qu’elle n’ait pas été menée jusqu’à son terme :

Encore que la Saint-Barthélémy soit à cette heure également condamnée par les protestants et par les catholiques, […] je ne craindrai point toutefois de dire que ce fut une action très juste, et très remarquable, et dont la cause était plus que légitime, quoique les effets en aient été bien dangereux et extraordinaires. […] tous les protestants avaient été si souvent déclarés criminels de lèse majesté, qu'il y avait un grand sujet de louer cette action, comme le seul remède aux guerres qui ont été depuis ce temps-là, et qui suivront peut-être jusques à la fin de notre monarchie (chap. III, p. 120-121).

Le réalisme politique que prône Naudé le conduit in fine à distinguer deux formes de justice, l’une éthique (« naturelle, universelle, noble et philosophique ») et l’autre dictée par la nécessaire recherche de l’efficacité (« artificielle, particulière, politique, faite et rapportée au besoin et à la nécessité des Politiques et des états »). Le recours à la force brutale se trouve dès lors justifié rationnellement et non plus expliquée par la théorie des passions.

 

Sandrine Berrégard, Configurations littéraires

 

  • Jean-Marie Apostolidès, Le Prince sacrifié. Théâtre et politique au temps de Louis XIV, Paris, Les Éditions de Minuit, « Arguments », 1985.
  • Raymond Aron, Machiavel et les tyrannies modernes, texte établi, présenté et annoté par Rémy Freymond, Paris, Fallois, 1993.
  • S. Berrégard, S. Lemercier et A. Griffin (dir.), Mariamne et Hérode en Europe : métamorphoses européennes d’une histoire antique, XVIe-XVIIe siècles, Études Épistémé, n° 45, printemps 2024.
  • Corneille, Œuvres complètes, t. 1, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980.
  • Corneille, Œuvres complètes, t. 2, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1984.
  • Louis Marin, « Pour une théorie baroque de l’action politique », introduction aux Considérations sur les coups d’état de Gabriel Naudé, Paris, les Éd. de Paris, « Le Temps et l’histoire », 1989.
  • Lise Michel, Des Princes en figure. Politique et invention tragique en France (1630-1650), Paris, P.U.P.S., « Theatrum mundi », 2013.
  • Gabriel Naudé, Considérations sur les coups d’Etat, Paris, les Éd. de Paris, « Le Temps et l’histoire », 1989.