Amitav Ghosh, Le Grand Dérangement : d’autres récits à l’ère de la crise climatique

Marseille, Wildproject, 2021

Le lecteur de Bruno Latour, et incidemment de James Lovelock, sait que Gaïa « s’émeut » et que, dotée d’un tempérament « chatouilleux », elle réagit et répond aux actions des hommes (Face à Gaïa : huit conférences sur le Nouveau Régime Climatique, 2015). L’écrivain et essayiste indien Amitav Ghosh va plus loin encore en faisant d’elle une « critique littéraire » malicieuse (p. 38, p. 96), par trop encline à se gausser des errements de l’humanité, et plus particulièrement des écrivains, dont l’auteur dénonce l’aveuglement (presque) unanime.

Le « grand dérangement » qu’il décrit ne tient en effet pas uniquement au changement climatique qui risque de mettre en péril une partie conséquente de la population mondiale dans les décennies à venir : plus encore, il désigne les réactions (ou plutôt l’absence de réaction) que suscite ce phénomène dans tous les domaines de la société, successivement traités dans les trois grandes parties qui composent l’essai (« Récits », « Histoire » et « Politique »). L’ultime chapitre dénonce sans surprise l’hypocrisie de cercles dirigeants qui se préparent à gérer la crise (comme en témoignent les investissements massifs du Ministère de la Défense américain) tout en orchestrant sciemment une propagande climatosceptique encouragée par les grandes entreprises : l’auteur démontre ainsi que le changement climatique s’insère dans la dialectique entre transparence et secret caractéristique des biopouvoirs contemporains. À la défaillance de l’État-nation s’ajoute celle des organisations internationales, dont l’Accord de Paris dévoilerait l’incapacité foncière à agir pour le climat : de même que James Garvey critique les objectifs absurdement bas que fixe le protocole de Kyoto, Amitav Ghosh juge que « sa rhétorique fonctionne comme un écran chatoyant, mis en place pour dissimuler des affaires implicites, des accords tacites et des lacunes visibles uniquement par ceux qui sont dans la confidence » (p. 179).

Les hommes politiques ne sont pourtant pas les seuls responsables ni les seuls incriminés dans cet essai en forme de réquisitoire : « Quand les générations futures considéreront le Grand Dérangement, elles reprocheront certainement aux dirigeants et aux hommes politiques de cette époque de n’avoir pas répondu à la crise climatique. Mais elles pourront bien considérer les artistes et les écrivains comme également coupables : après tout, l’imagination de possibles n’est pas le travail des hommes politiques et des bureaucrates. », prévient l’essayiste (p. 137). On comprend dès lors que l’écrivain se tient en bonne place sur le banc des accusés : comme le mouvement #MeToo, le changement climatique conduit à l’incrimination rétrospective de la littérature, coupable d’avoir favorisé la perpétuation de logiques prédatrices et de n’avoir pas instillé les ferments d’une révolution morale. Plus encore que le politicien, renvoyé au statut de technocrate sans âme, l’écrivain serait coupable de n’avoir pas su comprendre que « la crise climatique est aussi une crise de la culture, et donc de l’imagination » (p. 22). Pire encore, « les formes et conventions littéraires qui ont façonné l’imagination narrative précisément durant la période où l’accumulation de carbone dans l’atmosphère réécrivait la destinée de la Terre » (p. 17) ont contribué à interdire la représentation littéraire du changement climatique, relégué dans les genres mineurs de la non-fiction ou de la science-fiction, « comme si dans l’imaginaire littéraire, le changement climatique était en quelque sorte semblable aux extraterrestres ou aux voyages interplanétaires » (p. 18). On notera cependant que le chef d’accusation ne concerne pas tous les auteurs : c’est aux romanciers, et notamment aux romanciers réalistes occidentaux et aux tenants des avant-gardes (elles aussi occidentales), qu’il incombe de répondre de leurs crimes.

La généalogie établie par l’auteur fait en effet remonter ce cloisonnement à la littérature réaliste du XIXe siècle. S’appuyant sur les travaux de Franco Moretti (The Bourgeois, 2013), Amitav Ghosh reproche ainsi à Flaubert et consorts d’avoir voulu bannir l’improbable pour produire une littérature « compatible avec la nouvelle régularité de la vie bourgeoise ». Après avoir cité les pages où l’auteur d’Emma Bovary se moque du « magma fantastique » que forment les lectures prisées par son personnage, Amitav Ghosh conclut que « la perspective inversée de notre époque fait aujourd’hui apparaître la complaisance et la confiance de l’ordre bourgeois émergent comme un de ces cas étrangement inquiétants où la planète semble avoir joué avec l’humanité, en lui faisant croire qu’elle était libre de façonner son propre destin » (p. 33). Si plaisante que soit l’image d’une Gaïa lectrice, une telle interprétation ne manque pas de poser quelques problèmes d’histoire littéraire : elle oublie en effet que le plaisir que la jeune femme tire de ses lectures résulte moins de la surprise d’une confrontation à l’improbable, que d’un goût prononcé pour le lieu commun et elle omet de préciser que l’auteur d’Emma Bovary est aussi (et certains diront surtout) celui de La Tentation de Saint-Antoine. La même partialité semble de mise lorsqu’Amitav Ghosh évoque la littérature contemporaine, prétendant chercher en vain dans « les pages des journaux et des revues littéraires les plus lus » la moindre mention d’une œuvre consacrée au changement climatique (p. 17). Force est de constater qu’une telle assertion ne vaut pas dans le domaine francophone, où la crise climatique est devenue le sujet récurrent de fictions qui refusent précisément de se voir cantonnées à la littérature de genre (voir à ce sujet Simon Bréan et Guillaume Bridet, Near Chaos, 2024). Si le propos manque parfois de nuance, il n’en formule pas moins un diagnostic heuristique, en identifiant un certain désamour de la fiction, à laquelle les auteurs les plus en vue (Ghosh cite le Norvégien Karl Ove Knausgaard) préfèrent des formes telles que le récit ou l’enquête, garantes de la « sincérité et de l’authenticité » de leur démarche (voir à ce sujet Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête : portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, 2019). L’auteur indien remet en cause l’efficacité de ces nouvelles « vertus cardinales » (p. 148), qui s’imposent sur la scène littéraire autant que dans l’arène politique : selon lui « grâce à l’exemple du Mahatma Gandhi, nous savons déjà que l’économie industrielle à fortes émissions de dioxyde de carbone ne peut pas être combattue par une politique de sincérité » (p. 156). L’essayiste conclut dès lors à la nécessité d’un retour à la fiction, car « ce que rend possible la fiction […] c’est d’aborder le monde au subjonctif, de le concevoir comme s’il était autre », ce qui s’avère absolument indispensable à l’heure où « le réchauffement planétaire a parfaitement mis en évidence que penser le monde uniquement tel qu’il est représente la formule parfaite pour un suicide collectif. » (p. 149).

Le Grand Dérangement ne propose pourtant pas seulement de réhabiliter la fiction délaissée mais d’en inventer des modalités nouvelles, qui excèdent le cadre étroit défini par le moule occidental. À ce titre, la proposition d’Amitav Ghosh demeure à bien de égards une proposition postcoloniale, au demeurant assez proche de celle que défendaient en 2007 les signataires du Manifeste pour une littérature-monde en français, dans leur dénonciation virulente de la sclérose littéraire provoquée par le Nouveau Roman. Le débat entre deux conceptions de la littérature se noue ici autour de la trilogie d’un auteur d’origine jordanienne, Abdel Rahman Munif : alors que Ghosh voit dans les Villes de sel l’une des rares expressions littéraires de la « Rencontre du Pétrole », bien plus discrète que l’extraction du charbon (et partant bien plus difficile à représenter), l’Américain John Updike déplore que la trilogie ne présente « aucun sens de l’aventure morale individuelle » (p. 92). À rebours de cette définition (au demeurant contestable) du roman occidental, Ghosh propose un contre-modèle, ouvert au collectif et aux instances non-humaines : aller à la rencontrer de ces dernières, en fixant l’œil du cyclone, celui du tigre ou de l’ours (comme dans le récent récit de Nastassja Martin) conduit à inventer (ou à réinventer) de nouvelles formes romanesques qui « englobe[nt] l’inconcevablement grand […] que le roman évite » (p. 76). Tout en affirmant que « les difficultés éthiques qui découleraient du traitement magique, métaphorique ou allégorique de ces faits semblent évidentes » (p. 39) et en rejetant par conséquent la voie du réalisme magique, l’auteur place les phénomènes climatiques extrêmes sous le signe de la hantise et de « l’inquiétante étrangeté ». Il rappelle ainsi que selon George Marshall (Don’t Even Think About it : Why Our Brains Are Wired to Ignore Climate Change, 2015), « le changement climatique est par nature étrangement inquiétant : les conditions météorologiques et les styles de vie très carbonés qui les affectent sont fort habituels ; pourtant ils constituent dorénavant une nouvelle menace et sont porteurs d’incertitude » (p. 42) Amitav Ghosh propose dès lors d’associer l’écriture de Frankenstein à l’éruption volcanique du mont Tambora en avril 1815, laquelle provoqua une chute des températures et des famines en Europe et en Chine l’année suivante (p. 81). De même que Bertrand Marquer trace les contours d’un fantastique clinique, né de la « crise de l’analyse » qui ébranle la fin du XIXe siècle (Naissance du fantastique clinique : la crise de l’analyse dans la littérature fin-de-siècle, 2014), Amitav Ghosh propose implicitement d’imaginer un « fantastique climatique » né un siècle plus tard des conséquences de la crise environnementale. Les modèles qu’il en donne émanent avant tout d’Asie (et parfois de sa propre œuvre romanesque) : en paraphrasant Dipesh Chakrabarty à la suite de Nastassja Martin, on pourrait ainsi avancer que l’essai d’Amitav Ghosh s’essaie à « provincialiser le changement climatique », en faisant de l’Asie le point de départ historique de la crise actuelle et le laboratoire d’où émergeront les solutions futures. Comme le note l’essayiste en renvoyant malicieusement les avant-gardes aux oubliettes, « le changement climatique a inversé l’ordre temporel de la modernité : les marginaux sont maintenant les premiers à faire l’expérience de l’avenir qui nous attend tous » (p. 77). Il est vrai que le dernier roman de Kim Stanley Robinson, qui, tout Américain qu’il soit, ne saurait être taxé d’ignorer le changement climatique, fait de l’Inde une pionnière du changement et envisage, comme l’auteur du présent essai, l’émergence d’une religion fédératrice, seule susceptible de sauver la planète menacée.

Ninon Chavoz - Configurations littéraires