Issus de l’hybridation des ours blancs (polar bears) chassés de leurs terres par la fonte de la banquise et des grizzlys de l’Alaska, les pizzlys sont l’une des manifestations concrètes du changement climatique et des mutations qu’il induit dans les modes de vie humains et animaux. Ils sont cependant aussi devenus des personnages littéraires à part entière : longuement évoqués dans le troisième tome de la trilogie Madaddam de Margaret Atwood (2013), ils donnent également leur titre à ce conséquent roman graphique, placé au cœur du triptyque écopoétique de Jérémie Moreau. Si les animaux sont bien moins présents dans ce volume que dans Le Discours de la panthère et La Chambre de Warren, les ours n’en apparaissent pas moins comme des guides, susceptibles de montrer aux hommes la voie du changement et de l’adaptation en période de crise : « Les animaux ont déjà commencé à se transformer. Comme le pizzly. […] Il est l’un des premiers à s’être transformé pour le monde d’après. Et ce sera bientôt le tour des humains », annonce ainsi la jeune Indienne Genee. Ancré dans une culture animiste dont la jeune fille est l’une des dernières représentantes, son optimisme s’oppose au découragement de la Française Zoé, qui confesse imager « des trucs moins stylés pour le monde de demain, genre chacun pour sa gueule, bunkers privés, assassinats… » (p. 104). À l’imaginaire dystopique de la jeune occidentale, l’autochtone répond en formulant les termes d’une véritable utopie interspécielle, illustrée dans les dessins qu’elle montre à son amie ébahie :
Avec le réchauffement climatique, l’Alaska deviendra la forêt la plus agréable à vivre sur Terre. Il n’y aura plus de villes, toute la vie sera concentrée dans la forêt, ça grouillera d’humains et d’animaux, on vivra tous en mouvement comme les saumons, les oies sauvages, les cours d’eau au rythme des pluies et des saisons. Il y aura une sorte d’Internet-Rêve qui permettra d’être connecté avec les arbres et les animaux et en communiquant avec eux, on arrivera à établir un cycle de vie idéal. (p. 104)
En déplaçant trois jeunes Occidentaux en Alaska et en les confrontant aux manifestations de plus en plus menaçantes de la crise climatique, Jérémie Moreau dépeint avec subtilité la rencontre entre deux mondes, visuellement unis par les plages d’un rose éclatant qui émaillent le récit. Le pont jeté entre les mondes est incarné par le personnage d’Annie, une femme visiblement âgée qui retourne en Alaska après quarante années passées en France, où elle avait suivi un amour de jeunesse : sur le chemin de l’aéroport, sa route croise celle de Nathan, que le décès de sa mère contraint à exercer la profession de chauffeur Uber pour subvenir aux besoins de ses deux cadets, Zoé et Étienne. Lorsque le jeune homme épuisé provoque un accident et endommage gravement son véhicule, sa passagère pose un diagnostic sans concession : « Passer son enfance ici est un crime. La ville est toxique. Elle vous rend tous malades. Tu as des trous dans ton esprit » (p. 27), affirme-t-elle avant de convier la fratrie à partir avec elle pour le Grand Nord. Le roman graphique raconte l’histoire de ce dépaysement, qui est aussi un « atterrissage » pour parler comme Bruno Latour et une reconnexion avec la Nature : « Ton histoire est celle de tous les autres. À l’extérieur comme à l’intérieur, vous êtes vides de monde, aveugles, ignorants, infirmes, cherchant votre chemin en implorant la vérité céleste de vos GPS. Votre “homme” a marché sur la Lune mais il ne sait plus habiter la Terre » (p. 155), affirme encore Annie, dans ce qui pourrait apparaître comme une adaptation contemporaine du Cahier d’un retour au pays natal, où la géolocalisation par satellite se substituerait à la boussole. Aux planches représentant Nathan flottant dans le vide, assis dans la position du chauffeur et la tête surmontée de la flèche erratique de son GPS répondent celles qui le montrent immergé dans les paysages de l’Alaska.
L’adaptation des trois Occidentaux à la vie sauvage ne se fait pourtant pas sans heurts : tandis que Nathan peine à guérir de ses vertiges, Zoé et Etienne souffrent d’abord des affres de la déconnexion, et les rares autochtones demeurés au village accueillent avec circonspection ces représentants du monde colonial. « Avec ce qu’ils ont fait à la Terre, je peux bien faire une blague à un petit Blanc » déclare ainsi le chasseur Mike, avant de reprocher à Annie d’avoir abandonné les siens et de revenir avec « trois gosses français qui ne sont même pas les [s]iens », à qui elle prétend enseigner sa culture alors que son peuple « se noie dans l’alcool, la drogue et la violence » (p. 100).
L’issue du roman se révèle à ce titre très ambiguë : dans les dernières pages, la forêt, dont l’équilibre est déjà profondément déréglé par les changements climatiques, est ravagée par un mégafeu incontrôlable, qui agit, ainsi que le rappelle Joëlle Zask, comme le symptôme spectaculaire le plus révélateur de la crise climatique (Quand la forêt brûle : penser la nouvelle crise écologique, 2019). Le fantasme de la petite maison dans la forêt, ultime refuge contre les tourments de la vie moderne, est littéralement réduit en cendres. Après avoir attendu en vain les trois jeunes Occidentaux, Annie prend la fuite avec Mike : la couleur des flammes qui envahissent les dernières pages répond à celle des grandes artères parisiennes illuminées la nuit, que parcourait le chauffeur épuisé au début du récit. Faut-il donc admettre que Nathan, Zoé et Étienne périssent des suites indirectes de leurs anciens modes de vie ou, plutôt, au vu de leur jeune âge, de celui de leurs parents et grands-parents disparus ? Comme Genee, Annie refuse de croire en l’hypothèse de la fin du monde et préfère voir dans l’incendie l’amorce d’un renouveau et d’un retour au « temps du mythe », où les identités, dans la tradition autochtone, ne s’étaient pas encore cristallisées et où les êtres vivaient encore dans l’indistinction : « On est dans le trouble, comme les saumons. Les formes se voilent, les corps se fondent. Les routes ancestrales et les points de rencontre se dissolvent, les identités métamorphes refont surface. Le chaos est tout l’inverse d’une fin du monde » expose-t-elle à Mike tandis que la forêt se consume autour d’eux (p. 176). Cette conviction l’amène à penser que ses trois invités ont pu survivre en suivant la voie des pizzlys, tant et si bien qu’elle voit surgir de la brume leurs silhouettes indécises, mi-humaines, mi-animales, et pleure des larmes de rire. Entre « fin du monde » définitive et « chaos » régénérateur, Jérémie Moreau semble se refuser à trancher : la distinction qu’il établit entre les deux s’oppose à celle que suggère la critique littéraire, qui place de son côté la dystopie du côté du chaos et l’espoir utopique dans les lendemains de l’apocalypse (voir à ce sujet Simon Bréan et Guillaume Bridet, Near Chaos, 2024).
Tout en attirant l’attention du lecteur sur l’urgence écologique et sur la nécessité impérieuse d’une révolution morale dont dépendrait le sort des jeunes générations, l’auteur puise les sources de son inspiration dans une lecture attentive des travaux de l’anthropologue Nastassja Martin, dont il cite notamment le premier essai, consacré aux populations autochtones de l’Alaska (Les Âmes sauvages : face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, 2016). Autant qu’à cette étude documentée, Les Pizzlys emprunte pourtant au récit littéraire qu’elle publia à la suite de sa rencontre avec un ours dans les montagnes du Kamtchatka (Croire aux fauves, 2019) : l’expérience complexe relatée par l’anthropologue se trouve ici diffractée dans les trois personnages qui s’approprient, chacun à leur façon, le mode de vie de leurs hôtes. C’est à Nathan que revient la rencontre avec l’ours : la fusion de l’homme et de l’animal, qui passe chez Nasstasja Martin par le traumatisme de la blessure, se dispense ici de l’altercation physique pour se traduire uniquement dans le dessin qui superpose et imbrique les deux corps (p. 164-165). Initiée par Genee, l’adolescente Zoé reçoit quant à elle la part du rêve : les plus belles planches de l’album sont peut-être celles qui s’emploient à restituer cette prolixe vie onirique. Le petit Étienne enfin rassemble à lui seul plusieurs volets de l’expérience rapportée par Nastassja Martin : participant aux excursions des chasseurs, il est, comme l’anthropologue, profondément heurté par un massacre de caribous (ce sont des rennes dont le sang rougit le paysage dans Croire aux fauves). Sa fréquentation des chasseurs lui permet également d’être initié aux contes et aux mythes que ceux-ci racontent : il s’identifie notamment au « garçon dans la lune » qui aide les chasseurs à trouver leur proie, puis ramène à la vie les animaux tués lorsqu’il juge n’avoir pas été suffisamment récompensé de ses services (p. 148). Plus encore que la plupart des autochtones (à l’exception notoire d’Annie et de Genee), les trois Occidentaux se révèlent ainsi extrêmement sensibles aux cosmogonies locales, au point de se métamorphoser eux-mêmes en créatures hybrides à la veille de la catastrophe. Leur capacité d’adaptation pourrait faire écho au constat de Nastassja Martin, à qui ses interlocuteurs even prêtent une propension au rêve accrue en raison même de son éloignement : « C’est que pour rêver, il faut être déplacé, elle m’a dit un jour. C’est pour ça que je ne reste jamais trop longtemps chez moi, elle a continué. Toi, tu es si loin de ta maison... Pas étonnant que tu vois autant de choses, elle avait conclu. »
Loin des griefs d’appropriation culturelle, Les Pizzlys apparaît ainsi comme un saisissant appel au dépaysement et comme un nouvel « éloge de la créolité » : de fait, si la transformation de la fratrie renoue avec les croyances animiques du Grand Nord, elle évoque aussi, sur le dessin de couverture, le mythe antique de la Grande Ourse, tel qu’il est rapporté entre autres dans les Métamorphoses d’Ovide.
Ninon Chavoz - Configurations littéraires