Paru trois ans après le récit de sa rencontre avec un ours dans les montagnes du Kamtchatka (Croire aux fauves, 2019), cet essai en constitue à bien des égards le pendant et le complément, tant et si bien qu’on ne peut qu’inviter le lecteur curieux à associer les deux. Il retrouvera dans l’essai les figures croisées dans le récit : Daria, « le visage marqué par les épreuves mais les yeux d’une douceur infinie », Ivan, « homme de peu de mots », Yulia, mariée à un militaire russe à Yaroslav. Surtout, il y retrouvera des lieux : non pas le flanc de montagne où la narratrice de Croire aux fauves croise la route de « son ours », mais les berges de la rivière Icha, la base militaire de Klioutchty, les camps de chasse de Manach’ et de Tvaïan. À l’Est des rêves confirme enfin l’hybridité d’un discours qui oscille constamment entre carnet de terrain et réflexion théorique (par exemple sur le débat opposant Durkheim et Tylor à propos du rôle à assigner au rêve), entre enquête anthropologique et travail littéraire du texte. La confrontation des deux livres permet à ce titre de mieux comprendre ce qui relevait, dans Croire aux fauves, de suggestions implicites : le retour sur les cosmogonies du Grand Nord, où la création du monde est présentée, non comme le fruit d’une intervention du démiurge, mais comme « le produit d’un malentendu grotesque » et d’une succession de rencontres imprévues, permet ainsi de mieux comprendre ce qui motive la description du « baiser de l’ours ».
En résumant les fruits de « sept années de terrain », Nastassja Martin achève donc avec ce troisième ouvrage ce qu’on peut considérer comme un triptyque placé sous le double signe de l’interdisciplinarité (ou, pour mieux dire et mieux coller à la posture d’une chercheuse qui proclame sa haine des tableaux et des systèmes, de l’indiscipline) et de l’interculturalité. Tout en dialoguant étroitement avec le récit de 2019, À l’Est des rêves se présente également comme le prolongement des travaux menées par la chercheuse de l’autre côté du détroit de Béring, auprès des populations Gwich’in en Alaska (Les Âmes sauvages : face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, 2016) : en rapprochant le far west alaskien au far east kamtchatkien qui en constitue « l’image miroir », Nastassja Martin entend comparer les réactions de collectifs autochtones confrontés à la mainmise d’un pouvoir colonial dont les stratégies varient, mais dont les logiques de domination et d’exploitation demeurent à bien des égards similaires. Elle oppose ainsi son expérience de l’Alaska, où « il est impossible de parler du chamanisme ouvertement », mais où les politiques d’État concernant l’organisation de la gestion territoriale » sont publiquement débattues en vertu d’une opposition occidentale entre la wilderness à sanctuariser (sublime land) et la wilderness à exploiter (barren land), à la situation du Kamtchatka, où les traditions indigènes sont exposées sans aucune forme de censure, mais où « les problématiques politiques relatives à “quoi faire de la terre” sont passées sous silence ou en tous cas sont reléguées au seul pouvoir décisionnaire du gouvernement ». Cette tension entre transparence et secret apparaît comme un dispositif caractéristique de la domination coloniale : elle se révèle de surcroît largement trompeuse. Ainsi la folklorisation des traditions autochtones, encouragée par le gouvernement soviétique, conduit-elle à leur extinction, et notamment à l’éradication des derniers chamans even : « le seul lieu où la diversité peut encore s’exprimer devient donc la scène de spectacle, là où les modes de relations concrets entre humains et animaux ne produisent plus aucun effet sur le monde qu’on s’est donné pour mission d’exploiter collectivement. »
Refusant d’en rester au leurre « déprimant » qu’offre le village d’Esso, l’anthropologue et son compagnon de route (Charles Stépanoff, auteur de Voyager dans l’invisible : techniques chamaniques de l’imagination, 2019 et de L’Animal et la mort, 2021) choisissent dès lors de concentrer leur attention sur un « collectif autochtone qui a répondu à la crise systémique de 1991 par un choix existentiel drastique impliquant l’abandon des structures étatiques dans lesquelles ils étaient insérés auparavant ». Issu d’une population d’éleveurs de rennes nomades, que le régime soviétique força à la sédentarisation et priva de leurs troupeaux, Daria et ses enfants décident, à la chute de l’URSS, de repartir vivre en forêt : pour l’anthropologue, il s’agit donc de « décortiquer comment ce petit collectif even, successivement contaminé, exterminé, spolié puis asservi par les colons et enfin, précisément pour ces raisons, oublié de la grande histoire, est celui qui a su se saisir de la crise systémique pour regagner son autonomie. » Quoiqu’il conduise Daria et sa famille à renouer avec des pratiques anciennes (notamment celle du rêve animique, qui fait ici l’objet de développements conséquents, et donne lieu à de belles pages, évoquant parfois, dans le domaine de la fiction, celles d’Ursula Le Guin dans Le Nom du monde est forêt), ce choix existentiel n’est pas à proprement parler un retour aux origines : installés sur le site d’un ancien kolkhoze, les Even fréquentés par l’anthropologue ne sont plus vraiment nomades, ils n'ont plus ni rennes ni chamanes. « Ironie de la situation : un collectif nomade secoué par l’effondrement du régime décide de se sédentariser en forêt pour redevenir indépendant, à l’endroit même où toute liberté leur a été retirée », note l’autrice. Les paradoxes ne s’arrêtent pourtant pas là. En s’essayant à documenter les contacts que Daria et sa famille nouent avec les animaux, Nastassja Martin avance que « s’émanciper de l’institution étatique consiste ici à reprendre le dialogue avec les oubliés de la grande histoire, ces êtres ressourcifiés qui recouvrent leurs puissances en redevenant des personnes individuées qu’il est possible, dans certaines conditions, de rencontrer à nouveau » dans le monde onirique. Ce renouveau du chamanisme va cependant de pair avec une pratique extensive du braconnage à destination du marché du luxe (des zibelines pour leurs peaux et des saumons pour les œufs transformés en caviar), qui permet aux habitants de la forêt d’acheter des produits de consommation courante et des moyens de transport, mais met également en péril un écosystème déjà fragilisé par la présence d’une mine de nickel.
Si l’étrange aventure de Daria et des siens mérite néanmoins l’attention, c’est parce qu’elle donne un exemple de réaction à la faillite des systèmes en place et embrasse à cette occasion ce qu’on peut considérer comme une révolution morale. Pour Nastassja Martin, le contexte actuel, marqué par l’imminence de la crise écologique, justifie qu’on se tourne vers de tels modèles, si ponctuels et anecdotiques qu’ils puissent sembler : « l’existence de ces réponses, justement parce qu’elles sont toujours fragmentaires et que leurs modes d’action sont minoritaires et de l’ordre du détail, est à même de subvertir la forme stabilisée et instituée par les États, dès lors incapable de les résumer toutes au sein de son édifice théorico-politique ». Paraphrasant Dipesh Chakrabary en même temps qu’elle cite Amitav Gosh, Nastassja Martin propose ainsi de « provincialiser les récits modernes du changement climatique » en cherchant chez les Even une alternative au « récit dualiste moderne, qui a pris en charge la crise climatique par deux discours adossés l’un à l’autre : celui de l’effondrement et celui du progressisme technologique ». Selon elle, « les manières dont ces collectifs des avant-postes climatiques appréhendent les flux des éléments qui composent les changements vécus doivent être au cœur d’une anthropologie qui souhaite continuer de prendre ses interlocuteurs au sérieux ». Par conséquent, selon l’autrice, « leurs manières de vivre recomposées, qui déboussolent les nôtres face aux métamorphoses systémiques actuelles, doivent absolument être repolitisées et en même temps défolklorisées. Il faut entendre les rencontres interspécifiques, les mythes, les rêves et les adresses aux éléments comme autant de façon de dire que le monde pourrait être autre ».
Ninon Chavoz - Configurations littéraires