Nasstasja Martin, Croire aux fauves

Paris, Verticales, 2019.

Anthropologue formée à l’école de Philippe Descola, Nasstasja Martin affirme avoir suivi ce maître à penser « corps et âme » dans la réhabilitation qu’il propose du mot « animisme », utilisé pour qualifier un environnement « socialisé en tout lieu parce que parcouru sans relâche ». Telle est bien la thèse qui nourrit cet étrange récit, jailli d’une expérience fondatrice traumatique : alors qu’elle séjourne dans le Kamtchatka, où elle étudie le peuple des Even (à qui elle consacrera un essai paru en 2022, À l’Est des rêves : réponses even aux crises systémiques), le chemin de Nasstasja Martin croise celui d’un ours qui la blesse grièvement à la tête et au visage. Paru quatre ans après les faits, Croire aux fauves relate ce que l’autrice présente non pas comme une attaque, mais comme une rencontre ; non pas comme un accident, mais comme « évènement incroyable qui pourtant advient ». À bien des égards, le récit se lit ainsi comme une illustration exemplaire de ce qu’est un « événement », défini par Michel Winock au moyen de quatre traits essentiels – l’imprévisibilité, le bouleversement opéré dans le monde où il surgit, l’intensité et « l’onde de propagation ». L’ouverture à la surprise de l’événement constitue d’ailleurs, à en croire l’autrice, l’une des qualités qu’ont aiguisée chez elle ses années de travail dans « un Grand Nord bouleversé par des mutations profondes » : « je sais faire avec les métamorphoses, l’explosion, le kaïros, l’événement. Je trouve quoi dire, parce que la situation de crise me paraît toujours bonne à penser ; parce qu’elle recèle la possibilité d’une autre vie, d’un autre monde ». Ainsi l’événement, annonciateur d’une « crise », apparaît-il comme le point de départ d’une révolution morale. Il est aussi, ainsi que le démontre l’ouvrage co-dirigé par Corinne Grenouillet et Anthony Mangeon (Mémoires de l’événement, 2020), un remarquable moteur de la création littéraire et artistique : en ce sens, Croire aux fauves mérite d’être considéré comme un objet discursif hybride, et comme le résultat de ce qu’on pourrait considérer comme une pratique de recherche-création, mêlant le témoignage de rescapé, l’exercice introspectif, l’essai sur une culture autochtone marquée par la colonisation soviétique, la réflexion sur le rapport de l’anthropologue à son terrain et l’œuvre littéraire à part entière. La façon dont est narrée la rencontre fondatrice (qualifiée également de « face-à-face archétypal ») témoigne à elle seule d’un travail littéraire de l’événement : loin d’adopter une progression linéaire, le récit débute immédiatement après la rencontre, lorsque la narratrice ensanglantée attend l’arrivée des premiers secours. Évitant la description du combat avec l’ours, pudiquement évoqué dans une page où « tout va très vite », Nasstasja Martin alterne les chapitres relatant les suites immédiates ou lointaines de cette rencontre (interventions médicales, hospitalisations successives dans un « dispensaire aux allures de goulag », dans un hôpital moscovite et à La Salpêtrière ; retrouvailles avec ses deux familles, l’une française, l’autre even) et les passages qui reviennent au contraire sur tout ce qui a précédé et, à ses yeux, préparé l’événement : « Je me l’explique difficilement, mais je sais que cette rencontre a été préparée. J’ai de longue date posé tous les jalons nécessaires pour me mener dans la gueule de l’ours, vers son baiser. Je me dis : qui sait, peut-être que lui aussi. »

C’est là sans doute l’un des aspects les plus saisissants de ce récit où l’anthropologue semble se couler dans le système de croyances qu’elle étudie, et accepter le statut chamanique dont la doterait sa rencontre avec la bête : comme le lui expliquent ses interlocuteurs even, elle est devenue « miedka, celle qui vit entre les mondes », et, après avoir été marquée par l’ours, elle est dotée d’une double identité, moitié humaine, moitié animale. Ce diagnostic apparaît moins comme une révélation inattendue que comme la confirmation d’une intuition précoce : avant même de se voir appelée « miedka », alors qu’elle vit une convalescence douloureuse dans les locaux apparemment aseptisés de la Salpêtrière (où elle a contracté une grave maladie nosocomiale, qui la contraint à subir une nouvelle opération), la narratrice semble déjà trouver une forme de consolation dans l’idée de sa propre hybridation, et de l’ouverture de son corps à une altérité radicale :

Mon corps après l’ours et ses griffes, mon corps dans le sang et sans la mort, mon corps plein de vie, de fils et de mains, mon corps en forme de monde ouvert où se rencontrent des êtres multiples, mon corps qui se répare avec eux, sans eux ; mon corps est une révolution. […] Je dois trouver la position d’équilibre qui autorise la cohabitation d’éléments de monde divergents, déposés dans le fond de mon corps sans négociation. Tout a déjà eu lieu : mon corps est devenu un point de convergence. C’est cette vérité iconoclaste qu’il faut intégrer et digérer. Il me faut désamorcer l’animosité des fragments de mondes entre eux et à l’intérieur pour ne considérer ici que leur alchimie future. […] Clore, c’est accepter que tout ce qui a été déposé en moi en fait désormais partie, mais que dorénavant on n’entre plus. Je me dis : dedans, ça doit vraiment ressembler à l’arche de Noé .

Le lexique choisi par Nasstasja Martin se rapproche ici de celui de Jean-Luc Nancy décrivant la greffe comme une « intrusion » et les greffés comme « des laboratoires d’essai, des pays d’immigration, des porteurs et des poètes d’un feu nouveau », avant d’affirmer en conclusion qu’« une vie de greffé(e) peut être considérée comme un microcosme de la mutation générale du monde et de l’humanité » (L’Intrus, 2000). La réflexion proposée dans Croire aux fauves n’est guère différente, à ceci près que l’intrusion à laquelle elle s’ouvre n’est pas uniquement humaine. La mutation du monde dont son corps hybride constitue la figure de proue implique dès lors une transformation du rapport entre l’homme et l’animal, que la narratrice appelle avec ferveur de ses vœux après avoir assisté à un abattage de rennes chez les Even : « Il faudrait que les deux visages du masque animiste cessent de s’entre-tuer, qu’ils créent la vie, qu’ils créent autre chose qu’eux-mêmes. Il faudrait, non, il faut à tout prix sortir de cette dualité réversible mortifère. »

En dépit de cet appel à surmonter la dualité de l’homme et de la bête, Croire aux fauves ne saurait être considéré comme une proposition d’éthique animale, ni comme une tentative de « penser comme un ours », pour paraphraser un titre de Vinciane Despret (Penser comme un rat, 2009) : le seul choix du terme « fauve » dans le titre conduit à invoquer non une catégorie zoologique précise, mais une construction culturelle héritée de l’exhibition spectaculaire des animaux et des « fauveries », où les ours voisinaient avec les lions, les panthères et les loups. Certes, le récit ouvre jusque dans sa syntaxe la possibilité d’une fusion entre l’homme et la bête : confondant inextricablement la femme et l’ours, le masculin et le féminin, Daria reproche ainsi à Andreï, qui tient auprès de la jeune anthropologue le rôle de père de substitution, d’avoir « tout dit à un fauve qui par défi courait de toute manière vers sa perte, au-devant de son initiation, et qu’il faudrait l’intervention d’un miracle pour qu’elle y survive ». L’objectif du récit semble pourtant être moins de comprendre l’ours, les raisons de sa présence (inhabituelle) dans la zone montagneuse où a eu lieu la rencontre, ou les causes de sa réaction violente (tout au plus remarquera-t-on que l’attitude de la narratrice, qui croise le regard de l’ours, puis « lui montre les dents », contrevient aux recommandations formulées, par exemple, dans le manuel que Joëlle Zask intitule en 2021 Face à une bête sauvage), que de chercher une forme d’explication et de « réparation » (Alexandre Gefen, Réparer le monde, 2017). La façon dont Nasstaja Martin embrasse le rôle d’intermédiaire entre deux mondes (sans toutefois céder à la tentation de rester au Kamchatka comme le lui demande Daria) suscitera indéniablement des réactions variées : certains lecteurs y verront une confirmation de la propension du chercheur en observation participante à se « perdre dans son terrain », d’autres croiront y déceler la manifestation d’un nouveau primitivisme ou de ce que Jean-Loup Amselle nommait une « rétrovolution », d’autres encore se laisseront emporter par la force de conviction avec laquelle l’autrice dessine les « jalons » qui la préparent à rencontrer « son ours » (première rencontre avec une ourse et son petit, nombreuses apparitions rêvées du fauve, adoption du nom évène matukha qui signifie « ourse », etc.).

Quelle que soit l’interprétation retenue, Croire aux fauves offre une stimulante réflexion sur les vertus réparatrices du chamanisme et de sa transposition littéraire. Ainsi que le remarque la narratrice, clandestinement revenue dans le Kamtchatka, où elle recherche un authentique geste de care après avoir subi les brutalités de l’hôpital français et les incongruités de la thérapie occidentale :

Un ours et une femme, c’est trop gros comme événement. Trop gros pour ne pas être réassimilé illico dans un système de pensée ou un autre, trop gros pour ne pas être instrumentalisé par un discours particulier ou en tous cas s’y intégrer. L’événement doit être transformé pour devenir acceptable, il doit à son tour être mangé puis digéré pour faire sens. Pourquoi ? Parce que ça est trop terrible à imaginer, parce que ça sort du cadre de l’entendement, de tous les cadres, même de ceux des chasseurs évènes au fond d’une forêt au Kamtchatka.

C’est bien cette indispensable « digestion » que permet de mener à bien le récit littéraire, à l’échelle intime cette fois. Rien d’étonnant dès lors à ce que la fusion rêvée avec l’ours coïncide avec celle des « deux carnets » de l’anthropologue – variation insensible autour des deux livres de l’ethnographe décrits par Vincent Debaene (L’Adieu au voyage : l’ethnologie française entre science et littérature, 2010) : « le carnet diurne », « empli de notes éparses, de descriptions minutieuses » et le « cahier noir » réservé à une « écriture automatique, immédiate, pulsionnelle, sauvage ».

Ninon Chavoz - Configurations littéraires