À l’heure où la sixième extinction se rapproche à grands pas, est-il temps d’inventer de nouveaux Noé ? Alors que l’écologie décoloniale, telle que la promeut entre autres Malcolm Ferdinand (Une écologie décoloniale : penser l’écologie depuis le monde caribéen, 2019) condamne l’arche comme instrument de triage légitimant le recours à « la sélection violente de l’embarquement », Joëlle Zask entend au contraire voir en Noé l’une des incarnations du « gardien », dont elle fait la figure clé d’une écologie démocratique (ou d’une démocratie écologique). Pour la philosophe, « le rapport de Noé au monde est celui du care, un mélange de connaissances des besoins de chacun et d’attention » et « il n’y a […] pas de place, dans le récit du Déluge, pour des rapports hiérarchiques de soumission et de domination » (Zoocities : des animaux sauvages dans la ville, 2020). Ainsi rappelle-t-elle que, contrairement à ce que représente volontiers l’iconographie, Noé n’agit pas comme un guide introduisant le troupeau des animaux dans l’Arche : « quand le moment est venu, les animaux se mettent en route et entrent par la porte latérale prévue à cet effet ».
Dans l’album pour la jeunesse de Jérémie Moreau, c’est aussi de leur propre initiative que les bêtes se rassemblent dans la chambre du petit Warren, qu’elles contribuent ensuite à fortifier lorsque la tempête fait rage à l’extérieur : les fourmis se glissent dans son lit, la chauve-souris s’abrite dans sa penderie, puis « des quatre coins de la forêt vinrent tortue, renard, serpent, âne, pie, castor, biche, ourson et tant d’autres ». La transformation de l’espace protégé où joue l’enfant en biblique refuge où se pressent les animaux transis apparaît comme un motif topique de la littérature pour la jeunesse : on le trouve déjà dans un des contes bleus de Marcel Aymé, « L’Éléphant », où Delphine et Marinette décident de « jouer à l’Arche de Noé ». Du conte de 1941 à celui de 2023, la donne a cependant bien changé. Tandis que l’arche des fillettes demeurait une pure fiction, destinée à tromper l’ennui d’un jour de pluie et à divertir les petites héroïnes en l’absence de leurs géniteurs, Warren est confronté à une véritable crise climatique, qui inquiète également ses parents et sa grand-mère. Annonçant la silhouette de l’autochtone Annie dans Les Pizzlys, l’aïeule s’inquiète dès le début de l’album de n’entendre plus « chanter la forêt » et se présente ainsi d’emblée comme la détentrice d’une conscience écologique menacée : c’est elle qui, trouvant les animaux réfugiés chez son petit-fils, établit la comparaison avec l’arche de Noé (« Mon petit Warren prépare son arche de Noé »). Ce personnage enfantin, coiffé d’une chatoyante chevelure rousse, se révèle pourtant plus complexe, combinant les rôles du patriarche hospitalier et de son fils maudit Cham, coupable selon l’Ancien Testament d’avoir vu ce qu’il ne devait pas voir : avant d’accueillir dans sa chambre les animaux aux abois, Warren assiste en effet par hasard à la déconvenue du Dieu Pan qui ne parvient plus à faire résonner sa flûte. La divinité courroucée visite ensuite ses rêves, où elle subit une métamorphose : faute de pouvoir jouer de la flûte, elle l’avale et se transforme en un redoutable dragon polycéphale.
En incarnant la nature sous les traits de cette créature aux pieds de bouc, dont il affirme avoir découvert l’existence dans les travaux de Jean-Christophe Cavallin (Valet noir : vers une écologie du récit, 2021), Jérémy Moreau renoue avec une tradition qui précède la réhabilitation contemporaine de Gaïa : ce choix lui permet de situer le non-humain du côté d’une animalité métamorphique, étrange et menaçante et d’échapper au dilemme de la mère/marâtre Nature pour imaginer une relation plus complexe. L’interprétation des visions de Warren est ainsi fournie par la reine des fourmis, première réfugiée de la nouvelle arche : « Petit humain, le grand Pan n’arrive plus à jouer de la flûte. […] Plus personne ne l’écoute, alors il a oublié sa mélodie. On dit que de colère il a avalé sa flûte. […] Sans la musique de Pan, le rythme des saisons va se perdre, la nature risque de se déchaîner. »
Si la chambre de Warren se couvre d’arbres et de lianes, comme celle du célèbre petit héros de Maurice Sendak (Max et les Maximonstres, 1963), ce n’est pas donc pour ouvrir les portes d’un royaume peuplé d’inoffensives chimères, mais pour former une fragile niche écologique où humains et animaux pourront trouver refuge durant une période de grande sécheresse : « La chambre de Warren accueillit les dernières plantes encore vivantes. Elles plongeaient leurs racines dans la source, et leur respiration faisait ruisseler l’eau sur les murs ». De même, si le petit garçon et ses hôtes se lancent dans une danse endiablée, ce n’est pas pour donner libre cours à une énergie fantasque, mais pour amadouer le courroux d’un dieu négligé et trouver un exutoire à la peur qui les étreint : « Finalement, Warren et ses amis sortirent tous danser comme des démons sous la lune rousse. Au bout d’un moment, la peur s’en alla, et le dragon avec ».
Les plus belles pages de l’ouvrage sont peut-être celles où le dessin se fait partition d’un nouveau genre pour représenter le concert des hommes et des animaux, chantant à l’unisson pour apaiser la colère de Pan et lui permettre de redevenir lui-même :
La voix d’un petit se glissant sous celle d’un grand et vice versa, la mélodie semblait ne plus pouvoir s’arrêter. […] Ainsi, la musique s’éleva tout doucement, délicatement, les voix se tissaient les unes aux autres comme de la dentelle. Le chant se faisait forêt, bocage et marécage. Les notes prenaient les couleurs tantôt du printemps, tantôt de l’automne. C’était le plus beau concert qu’une oreille pouvait entendre sur Terre.
Alors que le dernier roman graphique de l’auteur (Les Pizzlys), influencé par les travaux de Nasstasja Martin sur le chamanisme, se donne comme horizon une fusion entre l’homme et l’animal, c’est ici l’interdépendance musicale des voix qui permet la restauration de l’harmonie perdue : à la fin du récit, Warren, sa famille et ses invités sortent de la chambre devenue une cabane végétale et entreprennent de reconstruire le monde dévasté, chantant avec autant d’entrain que les sept nains de Blanche Neige.
C’est là sans doute la différence la plus fondamentale avec le conte de Marcel Aymé : l’Arche de Delphine et Marinette témoignait avant tout de la puissance de l’imagination (la petite poule blanche à qui on a confié le rôle de l’éléphant prend son rôle tant à cœur qu’elle finit par se transformer en un encombrant pachyderme !) et disparassait avec le retour des adultes, celle de Warren annonce l’imminence de la catastrophe climatique, à coup de mégafeux, de tornades et d’inondations. L’album contribue donc bel et bien, dans les termes de Jean-Paul Engélibert, à « fabuler la fin du monde » : paradoxalement, la clausule invite néanmoins le jeune lecteur à devenir « l’ami de Pan » et à n’avoir plus peur. C’est que la fin du monde est une page blanche, et que la colère de Pan doit permettre la conception d’un monde meilleur. À l’opposé du petit Petro Pete, étendard des intérêts bien compris des industries pétrolières outre-Atlantique, Warren, « aux petits soins avec chaque nouvel invité » incarne une nouvelle conscience écologique du care : la réussite graphique du récit de Jérémie Moreau témoigne exemplairement de la possibilité de concilier propagande écologique et poésie pour illustrer une éthique de la responsabilité qui nous engage envers les générations futures.
Ninon Chavoz - Configurations littéraires