Exposition multimédiale (30 septembre — 18 octobre 2024)
Rencontre avec l’écrivain Alberto Prunetti (8 octobre 2024)
Rencontre-débat avec la philosophe Camilla Colombo (11 octobre 2024)
Journée d’études (16 octobre 2024)
Un projet de Nicole Siri, réalisé au cours de son postdoctorat en 2023-2024.
Tout au long de l’histoire de l’Occident, et jusqu’à aujourd’hui, deux conceptions antagonistes du travail se sont affrontées : d’un côté l’idée de travail comme expérience aliénée et aliénante, vidée de toute signification ; de l’autre, l’idée de travail en tant que source de bonheur et d’épanouissement personnel.
Pendant l’Antiquité, et de manière plus nuancée au long du Moyen Âge, le travail est considéré comme une activité dégradante, indigne des hommes libres. Même les textes qui encouragent le travail, tels que Les Travaux et les Jours d’Hésiode (VIIIe siècle av. J.-C.) ou la Règle de Saint-Benoît (VIe siècle), ne le conçoivent pas comme une activité noble en soi, mais plutôt comme une forme de discipline religieuse : le travail agricole est pour Hésiode une manière de se soumettre à la volonté des dieux (Vernant 1996) ; pour les moines bénédictins, le travail manuel est un moyen de mortifier la chair, et, par le biais de la fatigue, d’éloigner les tentations (Fossier 2012). Ce n’est qu’avec l’avènement de la bourgeoisie qu’une révolution morale s’opère : devenant la classe dominante, la bourgeoisie s’oppose à l’aristocratie en revendiquant le fait de travailler, à l’inverse de cette dernière (Elias 1991). Le travail est ainsi, depuis le XVIe siècle, progressivement investi d’une portée éthique, et il est associé, au niveau idéologique, à l’idée de bonheur. Aujourd’hui encore, dans la lignée d’un débat qui dure au moins depuis le XVIIIe siècle (Sennett 2000), ces deux conceptions antagonistes du travail s’affrontent.
Le projet « Faut-il imaginer Sisyphe heureux », qui s’est déroulé à l’Université de Strasbourg et à l’ITI Lethica en octobre 2024, visait à se plonger dans les méandres de ce débat. Nous en avons analysé l’histoire, marquée par des révolutions morales qui se sont succédé au fil des siècles ; nous nous sommes concentrés sur les moments, les œuvres, les personnalités qui ont fait cas ; nous avons enfin visé à explorer les dynamiques de transparence et secret qui l’ont marqué : souvent introduite comme une forme de transparence (notamment par les théories du management), l’éthique du travail entre en fait dans le secret des individus, et en modifie radicalement à la fois les comportements conscients et l’inconscient.
Le projet a été inauguré par une exposition multimédiale du même nom, qui s’est déroulée à la MISHA du 30 septembre au 18 octobre. Labellisée par la Fête de la Science 2024, et organisée en collaboration avec le Cabinet des Estampes et des Dessins de Strasbourg, qui nous a très gentiment mis à disposition certaines images conservées dans leurs collections, l’exposition était conçue comme une « promenade philosophique ». Par l’exposition de dessins, illustrations, gravures, romans illustrés, livres, extraits, affiches qui ont fait l’histoire de ce débat, elle visait à parcourir l’évolution de l’éthique du travail au fil des siècles, à mettre en question les différentes idéologies du travail, ainsi qu’à réfléchir sur la portée que le travail peut — ou ne peut pas — avoir au sein d’une vie. Des QR codes renvoyant au Lethictionnaire ainsi qu’au podcast Article 13 — Femmes au travail complétaient le parcours de l’exposition.
Le 8 octobre, une rencontre s’est déroulée avec Alberto Prunetti, auteur des romans Amianto. Une histoire ouvrière et Odyssée Lumpen, l’une des voix les plus importantes de la littérature ouvrière en Italie et en Europe aujourd’hui. Organisée en collaboration avec l’Istituto Italiano di Cultura de Strasbourg,la rencontre a exploré les enjeux éthiques de l’écriture ouvrière contemporaine, ainsi que quelques œuvres, histoires et mobilisations qui font cas en Europe aujourd’hui.
Dans le cadre de la Fête de la Science, une rencontre débat s’est déroulée le 11 octobre avec Camilla Colombo(Université Polytechnique d’Aix-La-Chapelle), chercheuse en éthique appliquée. Dans une perspective de recherche-création, un scénario dystopique intitulé « Des machines à vapeur à l’IA : révolutions industrielles, vers quel bonheur ? » visait à poser une série de dilemmes éthiques sur le futur du travail, et notamment sur l’automatisation du travail du care.
La journée d’étude « Faut-il imaginer Sisyphe heureux ? Idéologies, postures, représentations de l’éthique du travail en littérature », qui a eu lieu le 16 octobre à l’Université de Strasbourg,a clôturé le « projet Sisyphe ». Dans une perspective de longue durée (du XVIe siècle à l’extrême contemporain), la journée d’étude visait à entrer, par une série d’études de cas, dans l’intériorité des personnages littéraires, mais aussi à mettre en question la perspective et les postures des narrateurs, ainsi que des autrices et des auteurs (qui parfois, surtout avant le XXe siècle, pensent et représentent le travail sans en avoir fait l’expérience) : elle visait en somme à nous faire plonger dans l’ambivalence des textes littéraires.
La journée a été ouverte par une conférence plénière de Corinne Grenouillet (Université de Strasbourg), qui a interrogé l’enjeu du bonheur ouvrier dans Les Mémoires de l’enclave de Jean-Paul Goux. Elle a démontré entre autres que, dans les discours des ouvriers, le bonheur émerge souvent de manière rétrospective : il est lié à la représentation du passé.
La première session (Travail et profession dans la première modernité) était consacrée à l’enjeu de l’éthique du travail avant la Révolution française. Tiziana Faitini (Université de Trente) a exploré la rhétorique professionnelle dans l’œuvre de Baldassar Castiglione, tandis que Camila Gonzáles Aliaga (Université Paris Cité) a proposé une communication sur l’éthique du travail chez Jean-Jacques Rousseau.
La deuxième session (Perspectives de genre) visait à interroger les postures et les idéologies qui émergent des récits et des représentations du travail traditionnellement conçu comme « féminin ». Natasha Belfort Palmeira (Université Paris 3 — Sorbonne Nouvelle ; Université de São Paulo) a exploré l’enjeu de la représentation du travail du care dans Jane Eyre ; Federico Bellini (Université Catholique de Milan) a exploré l’enjeu du discours médical autour du travail féminin dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Margaux Gérard (Université de Strasbourg) a ensuite proposé, dans une perspective comparatiste, une réflexion sur la représentation du travail domestique dans l’œuvre de Virginia Woolf et dans celle de Colette.
Après la pause déjeuner, Carlo Baghetti (CNRS — LEST) a présenté le réseau OBERT (Observatoire Européen des Récits du Travail), en proposant de lancer un groupe de travail international consacré à l’étude des représentations artistiques de l’éthique du travail, cordonné par Nicole Siri.
La troisième session (Éthique(s) du travail ouvrier, éthique(s) du travail de la terre) était consacrée à l’écologie, et visait à analyser l’opposition entre l’éthique du travail industriel et l’éthique du travail de la terre. Victoria Pleuchot (Université d’Artois) et Louise Bernard (Université Paris-Nanterre) ont d’abord proposé une communication à deux voix, réfléchissant dans une perspective comparatiste sur cette opposition dans la première moitié du XXe siècle. David Nicolai (Université de Strasbourg) a ensuite discuté l’éthique ouvrière de quelques œuvres d’Albert Camus et de Louis Guilloux ; enfin, dans une perspective écocritique et écoféministe, Elisa Veronesi (Université Côte d’Azur) a analysé l’enjeu du travail de la terre et de l’éthique de la non-action dans l’œuvre de Pia Pera.
Une séance plénière de Maria Chiara Gnocchi (Université de Bologne), consacrée à la représentation du travail dans la littérature réaliste de la première moitié du XXe siècle en France et en Belgique, a clôturé le volet scientifique de cette journée d’étude.
En conclusion enfin, les participants et une vingtaine de spectateurs ont été conviés à assister à la représentation du spectacle Les Mains Rouges, de et par le comédien Jean-Christophe Vermot-Gauchy, sur son expérience d’homme de ménage.