Les questionnements soulevés lors du colloque « Scènes de l’ailleurs. Construction et déconstruction spatiale de l’altérité culturelle » avaient pour point de départ un constat : celui, depuis une dizaine d’années, d’un regain d’intérêt pour les thématiques relevant des contacts entre les cultures sur les scènes européennes. Or, si ces questions – et en particulier la représentation de l’altérité – ne sont pas nouvelles au théâtre, la nouveauté réside dans la pluralité radicales des formes de leur traitement.
Une telle pluralité est liée à une autre, structurelle. Le paysage théâtral qui se déploie aujourd’hui est celui d’une vaste cohabitation. Confiance (problématisée) dans le drame, formes performatives, postdramatiques, intermédiales etc. se côtoient, partageant néanmoins le principe d’une remise en question d’un certain nombre de catégories. Parmi celles-ci, l’espace occupe une place de choix, d’une conception de celui-ci comme lieu fictif d’une action dramatique jusqu’à l’abolition de la frontière entre espace scénique et espace du public dans les formes immersives. Les contributions du colloque auront témoigné de cette coexistence des approches.
Or les contacts de culture, quelle qu’en soit la nature (exil, migration, intégration, hospitalité, exclusion…) constituent en soi une question d’espace. Il s’agissait donc de penser ensemble ces « espèces d’espaces » – pour détourner ici Perec – à partir d’une hypothèse : la démultiplication des façons de penser cet « espace autre » – le théâtre comme hétérotopie – qui « fait succéder sur le rectangle de la scène toute une série de lieux qui sont étrangers les uns aux autres » (Foucault) contribue à élargir et à questionner les manières d’aborder les espaces (prétendus) « autres » culturellement.
Les enjeux éthiques d’une telle interrogation sont évidents. Les nouvelles manières de penser l’altérité au théâtre relèvent-elles des « révolutions morales » ? Celles-ci, écrit Appiah, doivent être rapides, « en sorte qu’au terme d’une révolution morale, comme au terme d’une révolution scientifique, les choses paraissent nouvelles. Rétrospectivement, en l’espace même d’une seule génération, les gens se demandent : ‘Que pensions-nous alors ? Comment avons-nous pu faire cela pendant tant d’années ?’ » Les dramaturgies et les pratiques des mises en scène postcoloniales sont portées par un tel questionnement. Qu’en est-il de cet « honneur », dont Appiah fait le moteur essentiel de ce renversement des sensibilités ? Celui-ci, dont le « le don et l’acceptation du respect » constituent le « noyau psychologique », met en relation les identités sociales, « il lie nos vies ensemble » : autant dire qu’il pose la question de l’espace partagé, qu’il soit réel (politique) ou symbolique (esthétique). En problématisant le premier par le biais du second, les arts de la scène interrogent donc notre capacité à l’hospitalité dans un monde contemporain où est lié au partage interculturel du territoire une « immense et déraisonnable inquiétude » (Étienne Tassin). Si tant qu’il interroge ses propres outils – et ici, en premier lieu, ses espaces – le théâtre comme lieu d’une expérimentation peut se faire le cadre d’exercice d’une éthique où il s’agit de faire cas : représenter une fiction dramatique revient à en affirmer l’exemplarité, ce qui engage la responsabilité de l’artiste ; tout comme l’espace théâtral ou le temps de la performance peuvent servir de cadre à la considération.
Akın Emanuel Şipal et Emine Sevgi Özdamar, ont en commun de mettre en relation, dans leurs textes, les deux espaces culturels liés par l’histoire récente que sont la Turquie et l’Allemagne. Dans Mutter Vater Land (2021) Sipal retrace l’histoire d’une famille d’intellectuels germano-turque sur quatre générations. Si Hilda Inderwildi a notamment mise en évidence le déploiement des multiples espaces-temps fictionnels et leur traitement sur le mode de l’anamorphose chez le premier auteur, Romana Weiershausen s’est quant à elle attachée aux situations de théâtre dans les pièces d’Özdamar Keloğlan in Alamania oder die Versöhnung von Schwein und Lamm (1991) et Perikızı. Ein Traumspiel (2010). Empruntant toutes deux à la structure du Stationendrama, les deux textes se caractérisent par une déréalisation progressive des espaces. La seconde en particulier prend la forme d’une mise en abyme répétée du rêve de la protagoniste qui, vivant en Turquie, voudrait « faire carrière » en Allemagne. Au fil de ces mises en abyme, les espaces, dans une pièce fortement intertextuelle, se font mythiques, jusqu’à un Hadès où réapparaissent les témoins de la mémoire collective. Par ce biais, la pièce déjoue les assignations culturelles opposant le lieu de l’origine au lieu de l’exil.
C’est un même dépassement des assignations culturelles que réalisent les dramaturgies afro-contemporaines explorées par Sylvie Chalaye et Pénélope Dechaufour. Invoquant des dramaturges tels que Kossi Efoui, Koffi Kwahulé ou Dieudonné Niangouna, Sylvie Chalaye a montré de quelle manière ces écritures, longtemps considérées comme un « théâtre de l’Autre », rejettent toute dimension identitaire liée à l’espace géographique au profit d’une « conscience diasporique ». Après un retour sur les acquis postcoloniaux (Glissant, Appadurai, Bhabha), qui ont permis de rompre avec l’idée d’une interdépendance entre localité et culture, Pénélope Dechaufour a convoqué le concept d’afropéanisme, emprunté à Léonora Miano, pour des écritures et des formes performatives (Eva Doumbia, Penda Diouf, Rebecca Chaillon) soucieuses de « ne rien situer ».
Comment penser l’unicité du plateau et une diversité des communautés soumises à des processus d’enclôture dont il s’agit de rendre compte ? Dans sa communication consacrée à Caroline Guilea Nguyen et Gurshad Shaheman, Aude Astier a mise en évidence la possibilité de penser la scène comme un « espace interculturel autre ». Scénographies « réalistes » dans SAIGON (2017) et Fraternité, conte fantastique (2021) chez la première, dispositif ouvert au public citant les restaurants de plein air à Téhéran chez le second dans Les Forteresses (2021) : l’espace s’ouvre à des parcours d’ailleurs – celui de la mère et des deux tantes du metteur en scène par exemple – en préservant la diversité linguistique. Le récit est alors véritablement polyphonique dans un espace devenu « espace hétérotopique de négociation ». C’est également aux deux spectacles de Caroline Guilea Nguyen que Sylvain Diaz a consacré sa communication, interrogeant ici encore le statut de l’espace scénique qui, conçu comme un non-lieu, échappe aux catégorisations et peut par là-même se faire « refuge » pour des récits inentendus – la colonisation par exemple – et des parcours invisibles.
L’exil, expérience vécue de l’espace qui permet « d’affûter le regard sur le monde » (Edward Saïd), était notamment au centre de la communication de Jonathan Châtel, consacrée en particulier à la performance I’m deranged (2022), dans laquelle Mina Kavani témoigne de son rapport à la ville de Téhéran qu’elle a fuie, à son effervescence artistique perdue. Le choix d’une stylisation des mots et des gestes, celui d’un espace nu extraient par l’abstraction le récit à son statut de cas particulier, maintiennent en tension l’irréductible individualité du parcours et sa possible généralisation. Dans ses Mittelmeer Monologe (Monologues de la Méditerranée, 2019), que Marina Dumont inscrit dans la tradition du théâtre documentaire, le dramaturge Michael Ruf fait quant à lui le choix de restituer au plus près les témoignages recueillis de migrant·es, dans une énonciation frontale. L’espace vide et l’immobilité doivent alors permettre la construction mentale par les spectateurs des espaces vécus – un geste artistique qui peut faire débat.
Loin de tels cadres de jeu déréalisés, les dispositifs intermédiaux, par la vidéo en particulier, convoquent l’espace géographique et culturel autre dans l’ici et maintenant de la représentation. Andreas Häcker s’est arrêté sur deux productions de Rimini Protokoll, Herr Dağacar und die goldene Tektonik des Mülls (Monsieur Dağacar et la tectonique dorée des déchets, 2010) et Bodenprobe Kasachstan (Kazakhstan, un échantillon de sol, 2011). La première suit le quotidien trois hommes parcourant la ville d’Istanbul en quête d’objets recyclables, la seconde croise les regards de témoins sur la situation géopolitique de l’ancienne république soviétique ; toutes deux on en commun une présence de l’altérité culturelle qui, parce qu’elle passe par l’image, semble relever de l’authenticité documentaire – semble seulement, puisque cette présence est filtrée tant par l’organisation du matériau que par le framing. De son côté, Janine Hauthal a exploré les potentialités de l’image chez Milo Rau, qui place au cœur de son programme artistique une déterritorialisation du théâtre. Déplaçant les mythes antiques dans les lieux de conflits de l’espace extra-européen dans Empire (2016), Oreste in Mosul (2019) et Antigone in the Amazon (2023), Rau procède par le biais de l’intermédialité à un entrelacement des espaces tout en interrogeant le rapport du public à celui-ci. Consacrée à l’histoire coloniale allemande en Chine, Qingdao-A Messy Archive (2020), analysée par Azadeh Sharifi, est une performance en ligne rassemblant une conférence en direct, des matériaux d’archives accessibles durant 40 minutes, et une performance artistique. La virtualité permet la réunion d’espaces multiples et une pluralité des perspectives sur le récit colonial qui inclut également une documentation du travail des artistes. C’est précisément cette dimension autoréflexive qui fait défaut au spectacle Samson (2020), par ailleurs très différent du projet précédent, mais qui vise aussi à travailler l’histoire coloniale, par le biais cette fois d’une relecture du matériau biblique. Kenza Jernite s’est attachée à déconstruire la représentation en articulant les espaces du mythe, les compositions vidéo et le traitement des corps dans l’espace scénique.
Enfin, les formes immersives (dans lesquelles le public « fait partie » de la performance) ou participatives (où des personnes extérieures au monde du théâtre prennent part au projet) ont en commun d’abolir pour un temps la frontière entre la sphère de l’art et la « réalité ». Nombreux sont par exemple les travaux consacrés à la migration qui puisent leur légitimité dans l’implication de ceux qui l’ont vécu, un geste éthique – parler avec l’Autre pour ne pas parler à sa place – qui ne se suffit néanmoins pas nécessairement à lui-même. C’est à un projet mené avec les enfants d’un quartier berlinois que s’est intéressée Florence Baillet avec le Spielclub Kulmer Straße 20a, dans sa version de 1970 ainsi que dans son reenactment en 2019. Sur le mode du jeu, les participants construisent, à travers une ville fictive, l’espace commun, dans une démarche visant à défaire les identités closes. L’espace de l’art n’est plus ici le creuset de la rencontre des cultures, il en est l’enjeu. Il s’agit donc d’une mise en forme, une formulation au cœur de la communication de Teresa Kovacs, consacrée au projet Der Animatograph (L’Animatographe, 2005) du metteur en scène allemand Christophe Schlingensief. Pour son analyse de cette installation itinérante, conçue comme un organisme vivant réfléchissant la diversité des cultures à partir des échanges avec les habitants des lieux où il est exposé, elle mobilise le concept de plasticité de Catherine Malabou. Là où l’Animatographe de Schlingensief se transforme au fil de son voyage, c’est au contraire la permanence du dispositif scénique de 100% Stadt – eine statistische Kettenreaktion (100% ville – une réaction statistique en chaîne, première version en 2008) de Rimini Protokoll, qui interroge la communauté, comme l’a montré Sylvie Arlaud. Dans cette production présentée dans plus de 35 villes à travers le monde, le collectif invite sur une scène circulaire 100 habitants censés en constituer un échantillon représentatif. À travers ce dispositif scénique inscrit dans un contexte culturel toujours différent, il ne s’agit pas de reconstruire symboliquement une communauté unifiée et uniforme, mais au contraire d’exposer, à travers les témoignages personnels et la répartition toujours renouvelée des corps sur la scène en fonction d’un jeu de questions, sa perpétuelle recomposition.
Emmanuel Béhague - Mondes germaniques et nord-européens