Odyssée Lumpen est le deuxième roman de la Trilogie Working Class d’Alberto Prunetti, qui fait suite à Amianto. Une histoire ouvrière. Si Amianto est un roman biographique, qui raconte l’histoire de Renato Prunetti, père de l’auteur et ouvrier métallurgiste mort de mésothéliome à la suite de l’inhalation de poussière d’amiante sur son lieu de travail, Odyssée Lumpen est un roman autobiographique qui relate quelques années de la vie de l’auteur.
Alberto est le premier de sa famille à faire des études universitaires. Dans les années 1980, Renato pouvait encore croire à l’ascenseur social, à la possibilité que son fils puisse atteindre un niveau de bien-être inconnu de sa famille. Le thème de la mobilité sociale et de la narration du transfuge de classe est abordé dans les premiers chapitres d’Odyssée Lumpen, qui explorent la relation entre le père et le fils au moment où ce dernier, soutenu par sa mère, décide de s’inscrire au lycée. Voir son fils emprunter un chemin différent du sien suscite chez Renato des sentiments ambivalents : d’un côté, l’espoir pour son avenir, de l’autre, la peur que son fils ne lui devienne étranger. Mais à la fin de ses études universitaires, Alberto se heurte à une réalité amère. Avec un diplôme, mais sans le capital symbolique nécessaire pour évoluer dans le milieu universitaire ou les circuits littéraires, il ne trouve pas de travail et finit par migrer en Angleterre, où il se retrouve à faire des métiers non qualifiés, tels que pizzaiolo, préposé à l’entretien ou nettoyeur de toilettes.
Le style d’Odyssée Lumpen est radicalement différent de celui d’Amianto. En effet, dans le premier roman les faits prédominaient sur l’imagination et le style devait beaucoup à l’enquête journalistique de tradition ibéro-américaine (l’auteur est, entre autres, traducteur de l’espagnol). Amianto est également accompagné de photographies qui visent à attester la véracité de l’histoire racontée. Odyssée Lumpen recourt au contraire à un style imagé. Des personnages grotesques et fantastiques, inspirés par Shakespeare, Stevenson et Lovecraft, se mêlent à la réalité. Dans le roman apparaissent ainsi le monstre lovecraftien Chtulu ou le fantôme de Margaret Thatcher, déformée de manière expressionniste en guise de « déesse Kali de l’Occident » : « très maigre, grande et sévère, avec une mise en plis rousse et une ceinture de têtes de morts sur son tailleur austère. Elle ouvrait grand la bouche et tirait la langue dans la position yogique de l’asana du lion. Merveilleuse et terrible, dotée de plusieurs bras » (p. 124).
Dans ce deuxième livre, Prunetti conteste également l’éthique bourgeoise du travail qui semblait pénétrer l’idéologie de son père Renato. Le héros d’Amianto, bien que contraint de travailler en semaine dans des conditions qui rendent son travail nocif et périlleux, aime profondément son métier et il est fier de ses compétences techniques : il consacre ses week-ends à de petits travaux dans son propre atelier, où il trouve un lieu de travail non-aliéné. Il n’en est pas de même pour Alberto, pour lequel le sens de l’expérience du travail ne repose jamais dans l’acte de travailler en soi. Ce sont plutôt les liens de solidarité et d’amitié qui se créent avec les autres travailleurs dans les endroits les plus inattendus qui sont significatifs : « Depuis des siècles les chercheurs et les critiques essaient de déchiffrer les secrets de Shakespeare. Il suffirait d’entrer dans un pub ouvrier le vendredi soir et le mystère serait élucidé. Orgueil, Peur, Vengeance, Jalousie. Entre le comptoir et les chiottes de n’importe quel pub anglais, on trouve bien plus que tout ce dont rêve votre philosophie ».
Tout comme Amianto, Odyssée Lumpen vise à faire cas. Pour Prunetti, raconter sa propre histoire n’a pas pour objectif d’affirmer son unicité : au contraire, les histoires d’Alberto et de Renato sont des histoires exemplaires. Les raconter est un moyen de rendre visibles et concrètes les conséquences des politiques économiques néo-libéralistes ; dire les deux histoires l’une après l’autre vise à contredire l’idée selon laquelle la génération des baby-boomers aurait quelque peu dépouillé la génération X. Au lieu d’une guerre entre générations de pauvres, Prunetti vise à créer une solidarité entre les générations.
Nicole Siri - Configurations littéraires