Le colloque, qui s’est tenu les 16 et 17 novembre 2023 dans les locaux de l’INSPÉ de l’académie de Strasbourg, s’est voulu un lieu d’échanges autour de la littérature de jeunesse contemporaine, et plus particulièrement de la place que la cause animale et la cause écologique y occupent. Il a été organisé avec le soutien et sous l’égide de Lethica, des unités de recherche « Configurations littéraires » (Unistra) et « Textes et cultures » (U. d’Artois), ainsi que de l’INSPÉ de l’académie de Strasbourg.
Alors que le lien entre l’enfance et les animaux n’est plus à prouver (de Fontenay 1998) et que les animaux habitent les productions pour enfants plus que n’importe quel autre champ culturel, la littérature et la culture pour la jeunesse apparaissent comme les lieux privilégiés de l’expression d’un tournant animal contemporain, ainsi que des sensibilités écologiques et environnementales qui l’accompagnent. Une littérature engagée dans la défense des animaux pour eux-mêmes commence à voir le jour, qu’il s’agisse d’albums pour les plus jeunes, ou bien de romans pour adolescents et jeunes adultes. De nouvelles thématiques s’ouvrent et enrichissent les représentations animales contemporaines, bien loin du « masque d’enfance » (Nières-Chevrel 2009 : 48) que revêtent les personnages animaux traditionnels de la littérature de jeunesse et qui servent surtout de relais aux messages humains. L’émergence des thématiques environnementales donne même lieu, selon Catherine Larrère, à l’apparition d’un nouveau genre en littérature de jeunesse, l’« écolije » (Larrère 2018 : 317), témoignant du renouvellement initié par ces questionnements qui traversent les sociétés occidentales. À l’heure où les notions d’antispécisme et de sentience reconfigurent notre manière d’envisager ceux que l’on appelle désormais les « animaux non humains », il s’agissait de se poser la question de leurs représentations contemporaines en littérature de jeunesse, en lien avec l’environnement. Plus particulièrement, deux déclinaisons de la question centrale ont pu être mises en avant lors des interventions : comment les auteurs et autrices parviennent à déjouer le réflexe de l’anthropocentrisme pour représenter ces autres que sont les animaux dans toutes leurs individualités, en tant que personnes animales ? Et si Sophie Milcent-Lawson parle de stratégies littéraires identifiées pour défendre l’animal comme sujet de conscience (2017), les retrouve-t-on dans toutes les productions littéraires contemporaines pour la jeunesse ?
Dans ce cadre, le colloque a permis d’une part de faire un état du « réveil » français en littérature de jeunesse contemporaine du point de vue des animal studies, d’autre part d’amorcer la constitution d’un réseau de chercheurs et chercheuses travaillant sur une approche écopoétique en littérature de jeunesse. Trois axes de recherche, centrés sur trois mots clés, se sont ainsi retrouvés tout au long des deux jours de colloque.
A été premier le Positionnement des autrices et auteurs quant au militantisme animaliste et écologiste, à l’éthologie et à l’écologie animale, au spécisme et à l’antispécisme. C’est dans cet axe-là que s’est intégré la première session du 16 novembre avec « Élevage et captivité » : trois communications se sont succédées dans lesquelles Florence Gaiotti a abordé la représentation des zoos dans les albums pour enfants, Isabelle Olivier celle de l’élevage intensif des poules, et Aurore Labadie la mise en question des abattoirs dans le roman Jefferson. S’est inscrite également dans une forme de militantisme la session du 17 novembre consacrée à « Éthique et écologie » avec Guilaine Nselel Bomba à propos de l’album Very important tree, et Noureddine Fadily à propos des préoccupations écologiques dans trois œuvres, La Révolte, Sirocco Mission Kakapo et Flora vétérinaire. Enfin, le colloque s’est achevé sur cette approche engagée avec la session « éducation, éthique et stéréotypes » du vendredi après-midi, dans laquelle Seydou Konate a évoqué la transmission des valeurs éthiques dans la littérature de jeunesse ivoirienne, Rachel Deroy-Ringuette et Audrey Groleau ont présenté des critères destinés à sélectionner des albums ayant des enjeux environnementaux, là où Pascale Gossin a voulu montrer les stéréotypes associés aux animaux présents dans l’album C’est un livre.
Ensuite, a été dégagé l’axe des Représentations qui a permis de montrer la manière dont les autrices et auteurs « font passer leurs messages », que ce soient les représentations de la sentience animale et du point de vue animal, des paroles animales, de l’animalité humaine, des hybridités et des métamorphoses. Nous avons retrouvé dans cet axe la session « Animaux Sauvages » du 16 novembre, qui a conduit à entendre Cécile Huchard à propos de l’éthique de l’animal sauvage, Louis-Patrick Bergot sur l’éthos particulier du renard des fables et des albums de jeunesse, Nemo A. Butler sur le rôle des insectes dans Nausicaa of the Valley of the Wind, et Vincent Lecomte sur l’œuvre de Tom Tirabosco. La session du 17 novembre intitulée « Bestiaires d’auteurs » a donné le plaisir d’entendre une analyse des « bestioles » de Kafka par Isabelle Rachel Casta, puis Florence Casulli a abordé l’engagement écologique de Roald Dahl, quand Florence Dahy s’est intéressée aux « Histoires naturelles » de Xavier-Laurent Petit.
Le dernier axe concernait les Intersections. Celui-ci a pu mettre en jeu les rencontres fictionnelles entre les causes écologiques et animales et les autres engagements sociétaux (féminisme, écoféminisme, antiracisme, luttes pour la reconnaissance LGBTQIA+). C’était le sujet de la session du 16 novembre après-midi, intitulée simplement mais justement « Intersectionnalités », qui a permis d’écouter l’analyse de Chiara Malpezzi quant à la relation femmes-animaux dans les biographies féminines pour la jeunesse, et celle d’Heather Phipps sur l’immigration, l’amitié et l’environnement dans deux ouvrages, Le papillon/La Mariposa de Carlito et Mustafa. Karine Lapeyre pour sa part à mis en évidence de nouvelles maisons d’éditions inclusives en Espagne, quand Anne-Claire Marpeau a présenté sa réflexion sur la biche comme figure de résilience dans la Princesse sans bouche.
Ce qu’il ressort de ce rapide panorama du colloque est que, s’il ouvrait globalement sur les thématiques environnementales et écologiques, ce sont bien les animaux qui ont retenu l’attention de la majorité des chercheurs et chercheuses qui sont intervenues. Bien sûr, les animaux apparaissaient en premier dans l’appel à communications, mais il semble aussi que cela trouve son explication dans les liens profonds qu’ils entretiennent avec les figures de l’enfance dans la culture populaire, ainsi que dans la fascination que revêt finalement l’autre vivant de manière générale. Finalement, l’absence relative de communications dédiées aux représentations du militantisme humain pro-animal à proprement parler peut être relevée : pour une fois, il semblerait donc que l’humain se soit effacé pour laisser la place aux autres animaux.
Du point de vue des axes développés au sein de Lethica, deux d’entre eux ont été plus particulièrement mobilisés lors de ce colloque. Le premier renvoie à la question des « révolutions morales », puisque les recherches présentées ont été nourries par la sensibilité nouvelle et accrue à la cause animale dans les sociétés occidentales, qui bouleverse la manière d’envisager et de représenter les non humains. Par ailleurs, un certain nombre de communications se sont orientées également du côté de la thématique « Faire cas, prendre soin », car on sait les liens que peuvent tisser éthique du care et éthique animale, et à quel point le soin des non humains, et la notion de bien-être animal sont des enjeux croissants dans nos relations avec les autres vivants, et donc dans les représentations de ces relations, notamment lorsque l’on s’adresse aux plus jeunes. La littérature ou l’image pour la jeunesse jouent alors comme une réponse sensible et émotionnelle à de nouvelles préoccupations.
Enfin, rendre compte de ce colloque c’est également souligner non seulement la qualité des échanges, mais aussi les rencontres ainsi permises, d’une part entre jeunes chercheurs et chercheuses et collègues plus confirmés, d’autre part entre différentes nationalités puisqu’aussi bien du Cameroun au Maroc, en passant par le Canada, la Côte d’Ivoire, la France et l’Italie, une francophonie dans sa diversité a pu se manifester.
- de Fontenay Élisabeth (1998). Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard.
- Larrère Catherine (2018). « Postface » à Éco-graphies, Écologie et littératures pour la jeunesse, Nathalie Prince, Sébastian Thiltges (dir.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
- Milcent-Lawson Sophie (2017). « Zoographies – Traitements linguistique et stylistique du point de vue animal en régime fictionnel », Revue des Sciences Humaines, André Benhaïm et Anne Simon dir., n°328, pp.91-106.
- Nières-Chevrel Isabelle (2009). Introduction à la littérature jeunesse, Paris, Didier jeunesse.