La réflexion sur la représentation du féminin et des femmes chez Proust compte déjà un certain nombre de contributions. Parmi les premières à s’intéresser à ce sujet dans une perspective féministe figurent Raymonde Coudert, qui publie Proust au féminin en 1988, Elisabeth Ladeson, autrice de Proust Lesbien en 2004, et plus récemment l’ouvrage collectif Marcel Proust und die Frauen, sous la direction de Barbara Vinken et Ulrike Sprenger. La discussion sur la place de ces personnages féminins n’est pas tout à fait aisée à aborder en comparatiste : le plus souvent, les thèses qui défendent ou rejettent l’idée selon laquelle Proust ferait de la Recherche du temps perdu un espace de redistribution fictionnelle de connaissances à la fois des et sur les femmes partagées à son époque, s’appuient pour la plupart sur des arguments philologiques ou biographiques : on chercherait à montrer, par le vécu de l’auteur ou par des éléments jaillissant d’une analyse génético-textuelle, de quels avis, préjugés ou valeurs son œuvre serait le reflet.
Lors de cette journée d’études, la porte d’entrée dans la gamme complexe de savoirs du et sur le féminin qu’on trouve déployée dans la Recherche a en revanche été l’éthique, ou plutôt le rapport entre l’éthique, l’esthétique et l’épistémologie. Le concept choisi pour relier entre elles ces trois sphères était celui du modèle, compris dans ses trois acceptions principales. Dans le domaine de l’esthétique, un texte peut prendre pour modèle un ou plusieurs textes qui l’ont précédé et qui construisent son horizon d’intelligibilité : vu sous cet angle, le modèle coïncide avec l’intertexte de l’œuvre en question. Dans le domaine de l’éthique, les modèles sont en revanche considérés comme des exemples de comportement édifiant, en ligne avec la tradition des caractères moraux qui s’étend de Théophraste à La Bruyère et arrive au pragmatisme anglo-saxon. Dans le domaine de l’épistémologie, un modèle se conçoit enfin comme une construction théorique façonnée en amont les données empiriques, mais qui permet de les expliquer grâce à un processus à la fois de généralisation et de réduction. Les intervenantes ont été invitées à prendre la Recherche en véritable cobaye pour mettre sous tension ces trois champs d’emploi du terme et à circonscrire leur réflexion aux modèles féminins. Un tel lien est du reste établi par le Narrateur lui-même dans un passage célèbre d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs :
Je continuai à aller aux Champs-Élysées les jours de beau temps, par des rues dont les maisons élégantes et roses baignaient, parce que c’était le moment de la grande vogue des Expositions d’aquarellistes, dans un ciel mobile et léger. […] Gilberte cependant ne revenait toujours pas aux Champs-Élysées. Et pourtant j’aurais eu besoin de la voir, car je ne me rappelais même pas sa figure. La manière chercheuse, anxieuse, exigeante que nous avons de regarder la personne que nous aimons, notre attente de la parole qui nous donnera ou nous ôtera l’espoir d’un rendez-vous pour le lendemain, et, jusqu’à ce que cette parole soit dite, notre imagination alternative, sinon simultanée, de la joie et du désespoir, tout cela rend notre attention en face de l’être aimé trop tremblante pour qu’elle puisse obtenir de lui une image bien nette. Peut-être aussi cette activité de tous les sens à la fois et qui essaye de connaître avec les regards seuls ce qui est au-delà d’eux, est-elle trop indulgente aux mille formes, à toutes les saveurs, aux mouvements de la personne vivante que d’habitude, quand nous n’aimons pas, nous immobilisons. Le modèle chéri, au contraire, bouge ; on n’en a jamais que des photographies manquées. (A la recherche du temps perdu, t. 1, pp. 489-490)
Si les personnages masculins de la Recherche (le Narrateur en premier) sont chargés de développer les passages théoriques des livres, les personnages féminins secondaires (Gilberte ici, et bientôt Albertine, personnage unique et pourtant absolument sériel dont il a été question tout au long de la journée) semblent se comporter de manière à mettre ces modèles de connaissance à l’épreuve, et parfois même à les brouiller, montrant que toute représentation contient ses propres manques, tout comme dans une photographie ratée.
Au cours de la matinée, les intervenantes se sont interrogées sur les façons dont ces modèles ont atteint Proust et la mesure dans laquelle son roman les a remis en question, plus ou moins délibérément. La question d’emblée apparue cruciale à l’égard des personnages féminins est la suivante : Albertine et ses amies perpétuent-elles une représentation socialement et historiquement genrée des femmes, ou échappent-elles à de tels stéréotypes, offrant au public un modèle alternatif avec lequel s’identifier ou dont tirer un exemple ? Dans la première communication de la journée, Margaux Gérard a ainsi proposé une lecture croisée de La Prisonnière de Proust et de Claudine à Paris de Colette, en se demandant par quelles stratégies rhétoriques l’imaginaire de la femme captive est en même temps construit et remis en discussion (un topos qui, de L’Iliade à La séquestrée de Poitiers jusqu’aux dark romances contemporaines, traverse l’histoire de la littérature occidentale). Constamment sujette à la déformation du regard et de la parole du Narrateur, Albertine n’est pas seulement gardée prisonnière dans l’appartement du héros. Elle est aussi enfermée au sein d’un dispositif textuel où l’outing (l’identité de genre et l’orientation sexuelle d’Albertine sont annoncées par Marcel) prend avec violence la place du coming out (Albertine annonce son propre lesbianisme), révélant une opposition structurelle entre obligation à la transparence et maintien du secret.
Se penchant sur le concept d’afterthought dans ses déclinations linguistiques (l’italien ripensamento, l’allemand Nachdenken, le français après-coup), l’intervention de Valentina Tibaldo a prolongé l’interrogation sur la manière dont une lectrice reçoit de tels modèles, en insistant tout particulièrement sur l’évolution non nécessairement linéaire qu’ils subissent au fil du temps, grâce à des lectures ou réflexions renouvelées sur l’œuvre en question. Comment lire à la fois against et with the grain, à contre-courant et en accord, non seulement avec le texte, mais aussiavec les personnes que nous étions à l’époque de la première lecture de Proust et celles que nous sommes devenues entre-temps ? Quelle place accorder à l’oubli, à l’erreur et à la désorientation par rapport à des valeurs que la Recherche nous a aidées à considérer naturelles (l’importance de la mémoire et de sa survie à travers l’œuvre d’art, une idée d’amour qui passe par un désir mimétique et triangulaire, la vanité de la comédie sociale) et qui, d’après coup, ont perdu de leur évidence ?
Se pencher sur ce que Proust a hérité ou écarté des modèles féminins d’écriture, de comportement et de connaissance transmis par la tradition, ne peut que conduire à interroger l’héritage que ce même auteur a légué à leurs futures lectrices. Entre modèles et contre-modèles du féminin, les jeunes filles et femmes qui peuplent Balbec, Combray, Paris et surtout l’imaginaire du Narrateur, semblent sans cesse demander à être situées : autrement dit, à ce qu’on se penche sur leur construction aussi bien que sur le public auquel elles s’adressent et aux différentes réactions qu’elles suscitent. Telle est la question qui a été posée lors de la deuxième session de la matinée : est-il possible d’hériter d’un modèle tel que À la Recherche du Temps Perdu sans en embrasser les fondements moraux (voire en les rejetant ouvertement) ou encore en essayant de les transposer dans des contextes linguistiques et culturels différents, où il semble impossible qu’ils trouvent un terrain d’application ? À partir d’une analyse comparée des écrits qu’Anna Barkova et Joseph Czapski ont consacrés à Proust dans leurs années d’enfermement dans les goulags soviétiques, Tatiana Victoroff a mené une réflexion sur la portée éthique de la lecture, de la traduction et de l’enseignement d’une œuvre comme la Recherche (étrangère et cependant perçue comme partie d’un patrimoine collectif auquel il est vital de s’accrocher pour résister à la déchéance) dans des conditions extrêmes, telles que la prison et le travail forcé. Dans une perspective complémentaire, Nicole Siri a mis en lumière ces lieux du roman proustien où des modèles contre-hégémoniques émergent à contrecarrer les positions conservatrices dont le Narrateur se charge au fil du texte, en révélant qu’une série de micro-révolutions morales sont en germe dans la Recherche.
Si les protagonistes masculins de Proust se tournent vers les personnages féminins à la fois comme vers des figures exemplaires (dont ils doivent tirer des leçons) et comme vers des créatures incomplètes (qu’ils doivent éduquer), elles ne sont pas construites de la même façon que des types humains fixes, mais ressemblent plutôt à des simulations qui peuvent évoluer et régresser selon les lectures ou les rencontres qu’elles inspirent. Dans les deux interventions de l’après-midi, Ariadne Baresch et Yangjie Zhao se sont penchés sur ce double mouvement, à la fois d’émancipation et de récession, qu’on trouve dans les adaptations ou dans les réécritures de la Recherche. En s’appuyant sur les méthodes d’analyse issues des digital humanities, il a été possible d’esquisser une théorie quantitative du rapport entre fidélité et trahison par rapport au modèle proustien, ainsi que de réfléchir à la manière dont des outils d’analyse en apparence neutres peuvent être orientés pour fournir des données interprétables dans une perspective de genre, tout comme servir d’appui pour mettre en cause la légitimité même d’une telle approche. Contre la tendance, répandue à partir des années 1990 et dont sont précurseuses Wide Sargasso Sea de Jean Rhys ou Cassandra de Christa Wolf, à se servir de la fiction pour donner la voix et libérer ainsi les personnages secondaires du joug d’un narrateur dont la classe, la race ou le genre sont en position de domination à la fois au sein du texte et dans la réalité, la réécriture en clé conservatrice, misogyne et homophobe menée par le poète Yan Bin sur Albertine a permis de réfléchir aux stratégies mises en place pour rendre un modèle occident moralement opérationnel dans le contexte chinois contemporain.
La question du quoi faire avec un texte du passé, telle a été la conclusion de nos travaux, ne se pose pas dans les simples alternatives de l’oubli ou de l’éternisation indiscriminée. Elle se présente plutôt dans les termes d’une relecture, parfois soufferte et souvent conflictuelle, avec l’œuvre elle-même et les valeurs qu’elle véhicule. À propos de son expérience avec Proust, la théoricienne queer Eve Kosofsky Sedgwick écrit :
Je lisais Proust pour la première fois pendant le court laps de temps où il m’est venu à l’esprit d’avoir des ambitions qui ne relevaient pas exclusivement de l’éternité : vouloir publier et être lue, connaître des gens, réussir, faire de l’argent. Bizarrement, bien sûr, c’est la lecture de Proust qui m’a donné envie de ces aventures et qui m’a fait penser que je pouvais y arriver. L’interminable méditation sur la vanité des désirs humains a été un échec galvanisant pour au moins un lecteur : pour ma part, c’est plutôt le sentiment même de la transparence et de la prévisibilité des ambitions mondaines qui m’a donné la force et les outils pour cultiver mes propres ambitions mondaines. (Epistemology of the Closet, pp. 205-206, ma traduction).
Comment faire en sorte qu’une telle approche de la lecture, lorsque de pratique individuelle elle devient une méthode pédagogique ou critique, ne se résolve pas en une forme d’autoréférentialité vis-à-vis du texte ? Si l’on suit Sedgwick, « au niveau moléculaire, il y a relativement peu de propositions dans la Recherche qu’il serait logique de considérer comme vraies » (ibid.). Qui plus est, continue-t-elle, « Même au niveau de la morale, les “valeurs” ou “attitudes” (le pessimisme érotico-politique de Proust, par exemple) qui pourraient être extraites du roman ne sont pas nécessairement actuelles » (ibid.). L’effet de vérité auquel fait référence Sedgwick, nous citons encore, « va au-delà des questions de cohérence ou de vraisemblance » : et a plutôt trait à une parabole qui se situe entre « l’abus textuel et l’histoire d’une autonomisation » (ibid.). Le rapport entre la cohérence et la crédibilité d’une œuvre dépendrait alors de la manière dont sa structure est entrelacée avec ou mise à l’épreuve des modèles esthétiques, éthiques et épistémologiques du monde qui l’entoure, l’interpénètre et la constitue au moment où elle est lue.
La journée d’études a été clôturée par un atelier de réécriture avec Carmen Gallo, maîtresse de conférences, traductrice et poète dont le recueil Le fuggitive (2020)dialogue avec Proust de manière critique. Traversé par des motifs qui l’organisent à la fois dans son architecture d’objet livre et dans ses thèmes (le jeu, la peur, la sexualité, l’adolescence, la mémoire), le livre nous a permis de réfléchir au rapport entre l’unicité de l’œuvre et sa reproduction dans des modèles qui l’imitent en même temps qu’ils en affirment l’obsolescence, voire en préparent l’oubli. En travaillant collectivement à la réécriture de l’incipit de Albertine disparue, les participantes ont pu revenir aux quatre processus qui sont à l’œuvre dans l’intertextualité traditionnellement conçue : la conservation (qui convoque le problème de la citation), la suppression (qui convoque le problème de la trace), la transformation (qui convoque le problème des sources) et le développement (qui convoque le problème de l'amplification). En transposant ces procédures du domaine strictement rhétorique vers celui de l’éthique, nous nous sommes interrogées sur la valeur, positive ou négative qu’elle soit, qu’on accorde à un modèle pour en élargir l’acception du domaine de l’écriture à celui du comportement et de la connaissance).
Matilde Manara - Configurations littéraires