(Théâtre et Maison de retraite)

Dans une conférence désormais bien connue prononcée le 14 mars 1967 et intitulée « Des espaces autres », Michel Foucault nomme « hétérotopies » ces « sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables » (Foucault, 2004, 15).

Définition(s)

En partant de l’hypothèse que l’histoire a été la plus grande entreprise du XIXe siècle, le philosophe pose que « l’époque actuelle serait plutôt l’époque de l’espace » (12). Partant de là, il propose une brève mais très efficace histoire de cet espace. Le Moyen-Âge correspondrait ainsi à l’époque de la « localisation » : il est caractérisé par une hiérarchie des différents lieux, « lieux sacrés et lieux profanes, lieux protégés et lieux au contraire ouverts et sans défense, lieux urbains et lieux campagnards » (13). À partir du XVIIe siècle et notamment grâce aux travaux de Galilée, qui théorise un espace infini, les hiérarchies tombent - « le lieu d’une chose n’éta[n]t plus qu’un point dans son mouvement » (13) - et l’on passe de la localisation à l’étendue. Enfin, la modernité est caractérisée par un passage de l’étendue à l’emplacement, « défini par les relations de voisinage entre points ou éléments » (13) : la place de chaque être, mais également de chaque élément, est définie dans l’espace par les places qu’occupent tous les autres. Nous vivons désormais dans un monde de réseaux, et chaque emplacement peut être défini par l’ensemble des relations qui le constituent.

À l’époque des « emplacements » se pose à l’être humain toute une nouvelle série de questions, et notamment, alors que se pose « la question de savoir s’il y aura assez de place pour l’homme dans le monde » (13), celle de la manière dont on gère et dont on stocke les flux : autrement dit, se pose de manière renouvelée et plus aigüe que jamais la question du tri.

 Michel Foucault fait cependant l’hypothèse que malgré l’abandon des hiérarchies induit par les découvertes de Galilée et par le savoir que nous vivons dans un espace infini et infiniment ouvert, « l’espace contemporain n’est peut-être pas encore entièrement désacralisé » (13). Il entend par là que nous rejouons, dans notre vie quotidienne, un certain nombre d’oppositions que nous remettons difficilement en question : « par exemple entre l’espace privé et l’espace public, entre l’espace de la famille et l’espace social, entre l’espace culturel et l’espace utile, entre l’espace de loisirs et l’espace de travail » (13).

Or, c’est précisément ce rapport particulier à l’espace, qui sait encore ménager, imaginer ou inventer des lieux sacrés, qui permet l’existence d’emplacements « autres », « qui ont la curieuse propriété d’être en rapport avec tous les autres emplacements mais sur un mode tel qu’ils suspendent, neutralisent ou inversent, l’ensemble des rapports qui se trouvent, par eux, désignés, reflétés ou réfléchis. » (14) Ces espaces, selon Michel Foucault, sont de deux types : les utopies, d’abord, qui donnent l’image ou bien d’une société parfaite ou bien de son envers (dystopies), mais qui ne sont pas attachées à un espace réel ; et puis, ce qu’il appelle des « hétérotopies », qui correspondent quant à elles à des lieux réels, « sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés » (14). 

 On retrouve selon Michel Foucault ces hétérotopies dans n’importe quelle civilisation à travers les âges, et la figure qui permet le mieux de comprendre en quoi elles consistent est selon le philosophe celle du miroir. En effet, le miroir, en me reflétant ainsi que ce qui m’entoure, rend la place que j’occupe dans le monde, en lien avec le reste de ces éléments, profondément réelle, tout en m’obligeant à me projeter dans un lieu autre - l’espace du miroir, irréel - pour pouvoir mieux la contempler.

Pour mieux définir ces hétérotopies qui prennent des formes extrêmement variées, Foucault propose dans la suite de la conférence six principes qui selon lui les caractérisent :

  • 1) Tous les groupes humains constituent des hétérotopies, qui peuvent, malgré leur grande diversité, être classées en deux grands types :

     Les « hétérotopies de crise », caractéristiques des sociétés primitives, qui ont coutume d’exclure de la société les individus qu’elles estiment en état de crise, comme « les adolescents, les femmes à l’époque des règles, les femmes en couches, les vieillards » (15).
     Les « hétérotopies de déviation », caractéristiques de nos sociétés modernes, qui ont coutume d’exclure des individus considérés comme déviants par rapport à la norme : « ce sont les maisons de repos, les cliniques psychiatriques, ce sont bien entendu aussi les prisons » (16).

 

  • 2) Une même hétérotopie peut changer de fonctionnement au cours du temps. C’est le cas par exemple du cimetière, qui était au cœur de la cité jusqu’au XIXe siècle, et qui, au fur et à mesure que la société se laïcisait, mais également devenait obsédée par des questions d'hygiène, a été repoussé vers les faubourgs.

 

  • 3) « L’hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles. » (17) C’est le cas à la fois du théâtre et du cinéma, qui peuvent faire se succéder en un même lieu toute une série d’autres espaces étrangers les uns aux autres.

 

  • 4) Les hétérotopies sont le plus souvent liées à des hétérochronies : en isolant les êtres humains, elles les coupent du « temps traditionnel », et instituent, en même temps qu’un « espace autre », un autre temps. Pour faire comprendre ce rapport complexe entre hétérotopie et hétérochronie, Michel Foucault donne l’exemple des musées et des bibliothèques, qui, dans nos sociétés modernes, sont devenues des lieux d’archives, où « le temps ne cesse de s’amonceler » (17).

 

  • 5) « Les hétérotopies supposent toujours un système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend pénétrables. »  (18) On y entre ainsi ou bien en y étant contraints (casernes, prisons) ou bien en respectant un certain nombre de règles, voire de rituels, qui nous permettent de pénétrer dans ces lieux sacrés.

 

  • 6) Enfin, chaque hétérotopie a une fonction par rapport à l’espace restant. Cette fonction se déploie entre deux pôles : ou bien l’hétérotopie crée un espace d’illusion qui permet de renverser les règles normalement admises d’une société donnée (c’est le cas par exemple du théâtre), ou bien, l’hétérotopie est un espace réel qui a pour fonction de devenir le modèle idéal de cette société. Il en va ainsi des colonies parfaitement organisées - comme celle des Jésuites d’Amérique du Sud où l’espace-temps dans lequel les individus évoluaient était parfaitement réglé (quadrillage spatial, emploi du temps extrêmement précis).

 

De deux hétérotopies remarquables : le théâtre et la maison de retraite

Foucault donne plusieurs exemples de ces « lieux autres » qui font l’objet de sa conférence, dont deux semblent particulièrement pertinents dans le contexte actuel :

  • les maisons de retraite, « qui sont en quelque sorte à la limite de l’hétérotopie de crise et de l’hétérotopie de déviation, puisqu’après tout, la vieillesse est une crise, mais également une déviation puisque, dans notre société où le loisir est la règle, l’oisiveté forme une sorte de déviation. » (16)
  • le théâtre, qui « a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces » et « fait succéder sur le rectangle de la scène toute une série de lieux qui sont étrangers les uns aux autres. » (17)

 Alors que se sont multipliés dernièrement - en France mais également en Europe - les spectacles de théâtre prenant pour sujet non seulement le grand âge, mais plus particulièrement les institutions pour personnes âgées[1], le théâtre, comme expérience d’un autre temps et d’un autre lieu, apparaît comme un médium tout à fait privilégié pour faire l’expérience de cette autre hétérotopie qu’est la maison de retraite, espace-temps normalement dissimulé aux regards. Les outils du théâtre permettent en effet de révéler les mécanismes de représentation, de contestation et d’inversement à l’œuvre dans ces institutions pour personnes âgées, nous permettant par là-même de les interroger et de les analyser. Les plateaux permettent d’explorer les béances et les décalages entre les propos officiels répétés à l’envi sur les maisons de retraite et ce qu’il s’y passe effectivement, en travaillant à la fois à une mise en visibilité des institutions pour personnes âgées et les discours sur ces mêmes institutions. Ces incohérences mises en évidence par les spectacles de ces dernières années permettent alors de déjouer les mécanismes de pouvoir qui asservissent les corps âgés.

L’Ehpad mis en scène apparaît ainsi bien souvent comme modèle contemporain du Panopticon[2], rejouant sur scène mais également entre la scène et son public les mécanismes de pouvoir nés des exigences contemporaines de transparence. Le théâtre, qui met en place des dispositifs de visibilité et met en scène des récits de vie, apparaît comme un lieu d’observation privilégié des mécanismes de pouvoir, tels qu’ils s’appliquent à des corps fragiles. Face à ces corps maladroits, vieux, improductifs et dont personne ne veut reviennent en mémoire les très belles pages de Gilles Deleuze sur le théâtre de Carmelo Bene :

Nous ne nous sauvons, nous ne devenons mineurs, que par la constitution d’une disgrâce ou difformité. C’est l’opération de la grâce elle-même. […] Les institutions sont les organes de la représentation des conflits reconnus, et le théâtre est une institution, le théâtre est « officiel », même d’avant-garde, même populaire. […] Toute la question tourne autour du fait majoritaire. Car le théâtre pour tous, le théâtre populaire, est un peu comme la démocratie, il fait appel à un fait majoritaire. […] Alors, le théâtre ne trouverait-il pas une fonction suffisamment modeste, et pourtant efficace ? Cette fonction anti-représentative, ce serait de tracer, de constituer en quelque sorte une figure de la conscience minoritaire, comme potentialité de chacun. Rendre une potentialité présente, actuelle, c’est tout à fait autre chose que représenter un conflit. On ne pourrait plus dire que l’art a un pouvoir, qu’il est encore du pouvoir, même quand il critique le Pouvoir. Car, en dressant la forme d’une conscience minoritaire, il s’adresserait à des puissances du devenir, qui sont d’un autre domaine que celui du Pouvoir et de la représentation-étalon. (Deleuze, 2016, 125)

 En remettant au cœur de la représentation des corps oubliés, invisibilisés, les spectacles qui s’intéressent à la fin de vie dans les maisons de retraite sont au plus près de cette « fonction anti-représentative » qu’évoque Deleuze. En montrant tout en déjouant les mécanismes de pouvoir au cœur des institutions pour personnes âgées, ce sont finalement ses propres mécanismes que le théâtre interroge : moins fables que méditations sur la fin de vie, ces spectacles, plutôt que de tirer des leçons de ces portraits de mourants, nous retournent les questions — comment regarder la vieillesse, mais également comment être à ses côtés sans tenter de la gérer, entre autres interrogations. La vieillesse apparaît bien, à la fin, comme « potentialité de chacun », évidente potentialité que — en la poussant aux confins de la société et en refermant sur elle la porte — nous avons souvent tendance à oublier.

Kenza Jernite - chercheuse postdoctorante LETHICA

 

BIBLIOGRAHPIE
BENE, Carmelo, DELEUZE, Gilles, 2016 [1979], Superpositions - Richard III suivi de Un manifeste de moins, Paris, Les Editions de minuit.
FOUCAULT, Michel, 1993 [1975], Surveiller et Punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll. « Tel ».
FOUCAULT, Michel, « « Des espaces autres » », in Empan, vol. n°54, no. 2, 2004, pp. 12-19.

[1]  On peut citer par exemple les spectacles du metteur en scène britannique Alexander Zeldin (Love, Une mort dans la famille), présentés en 2018 et 2021 au Théâtre de l'Odéon à Paris, King Lear Syndrome d'Elsa Granat, créé en janvier 2022 au Théâtre Gérard Philippe à Saint-Denis, Together ! du Groupe T, présenté en avril 2022 au Théâtre de la Commune à Aubervilliers, ou encore Les Enfants Terribles mis en scène par Phia Ménard et présenté en février 2023 à la MC93 à Bobigny.

[2] A l’origine imaginée par le philosophe anglais Jeremy Bentham, le Panopticon, architecture carcérale qui orchestre une transparence totale, permet à un seul gardien de surveiller ensemble tous les détenus d’une prison. Cette fiction architecturale est considérée par Michel Foucault comme le modèle même des sociétés disciplinaires caractéristiques de notre modernité (voir Michel Foucaut, Surveiller et Punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1993).