De la philosophie à la théologie

Issu du grec ancien heterodoxos, d’heteros, « autre, différent », et doxa, « croyance, opinion », le terme désigne littéralement ce qui est contraire à l’opinion commune, celle-ci suscitant la méfiance de Socrate dès lors que lui sont associées des certitudes illusoires ou de prétendues évidences. Aussi le philosophe invite-t-il ses interlocuteurs à s’interroger sur leurs croyances ou perceptions immédiates, afin qu’ils puissent in fine saisir la réalité véritable des choses et des êtres. L’exercice de la maïeutique, auquel conduit la pratique patiente et répétée de la philosophie (étymologiquement l’« amour de la sagesse »), consiste ainsi à substituer à la compréhension habituelle des sujets dont se saisit l’énonciateur une vision autre, littéralement paradoxale et propre à mettre en lumière des vérités profondes, qu’une appréhension superficielle du monde empêche de déceler. Dans Le Banquet, par exemple, fondé comme tous les autres dialogues platoniciens sur le principe de la polyphonie et de l’échange contradictoire, les personnages se demandent quelle est la nature de l’amour et sous quelles formes il existe. Puisant dans l’enseignement de Diotime, Socrate oppose à l’éloge spontané d’Éros un examen plus attentif qui aboutit au constat d’une ambivalence du dieu de l’amour, qui n’est en soi ni bon ni beau, mais qui fait naître en l’âme le désir de ce qui l’est. L’argumentation développée atteint ainsi les hauteurs d’une réflexion philosophique qui ne saurait se contenter des perceptions et jugements immédiats. Dire ce qu’est l’hétérodoxie suppose donc que soit d’abord délimité le champ de l’orthodoxie. Ses rapports à l’éthique sont extrêmement variables selon qu’elle consiste en un écart voire en une déviance vis-à-vis de normes préétablies, garantes du respect de valeurs tenues pour justes ou, à l’inverse, qu’elle se dresse contre un ordre social ou politique qui promeut l’usage arbitraire de la force à l’instar de la tyrannie. Elle constitue suivant le cas une menace à l’équilibre et à la survie même du groupe dans lequel elle se manifeste, quand elle ne représente pas un contre-pouvoir nécessaire à la restauration de principes éthiques universels telle la réprobation de la violence aveugle sur laquelle s’accordent la plupart des sociétés humaines.

Le mot hétérodoxie est principalement utilisé en théologie pour désigner les factions dissidentes du christianisme et, par conséquent, tous les modèles de contestation du dogme chrétien tel que l’incarne l’Église apostolique romaine, dont le pape est le chef reconnu (Paul Toinet, 1973). En ce sens, le protestantisme est l’expression par excellence d’une hétérodoxie cependant devenue, au prix d’une histoire longue et douloureuse, une sorte d’orthodoxie puisque son autorité et sa légitimité ne sont depuis longtemps plus contestables. Les deux catégories évoluent au gré des mutations de la société, et ce qui hier était hétérodoxe ne l’est plus obligatoirement aujourd’hui. Si le concept continue d’être appliqué au domaine religieux en s’ouvrant du reste à des traditions culturelles et cultuelles autres qu’occidentales (Khadim M. Mbacké, 2014), il se rencontre aussi dans la sphère économique pour qualifier des prises de position nouvelles et à ce titre sujettes à polémique (Frederic S. Lee, 2011/2).

L’hétérodoxie entendue au sens religieux suppose l’existence préalable d’une norme qui, en assignant à la pensée un cadre rigide, ouvre la voie à l’intolérance et à l’exclusion. La posture d’interrogation et de remise en cause adoptée et préconisée par Socrate autorise ainsi des conceptions alternatives, qui assurent la pluralité des opinions. En raison des vertus qu’elle possède, la voix dissonante du philosophe connaît au cours de l’histoire de nombreux prolongements.

L’exemple de la libre-pensée

Le premier XVIIe siècle est l’une des périodes les plus riches concernant les débats autour de l’hétérodoxie morale et religieuse grâce au développement de la libre-pensée et à l’exercice systématique du doute, en particulier à l’égard de la doctrine chrétienne. Le libertinage intellectuel tel que l’expriment Théophile de Viau ou Cyrano de Bergerac va jusqu’à remettre en question l’existence de Dieu et les rituels qui le célèbrent, le clergé se trouvant même accusé d’une hypocrisie dont l’unique but serait de manipuler les esprits à des fins de suprématie (Première Journée, chap. III, 1623). Nourri aux sources du scepticisme et du pyrrhonisme, le libertinage de l’âge baroque requiert un esprit critique épris de rationalité et rétif à tout endoctrinement. Il ouvre ainsi la voie aux dénonciations voltairiennes qui condamnent vigoureusement les violences aveugles commises au nom de la préservation de la foi et du sectarisme religieux (Dictionnaire philosophique, 1764 ; voir en particulier les articles « Fanatisme », « Idole, idolâtre, idolâtrie », « Inquisition », « Liberté de penser »). La libre-pensée, dont la philosophie des Lumières est pour partie l’héritière, offre un parfait exemple d’hétérodoxie en bousculant un ordre du monde fondé sur le pouvoir absolu d’un monarque lui-même indissociable de la puissance divine. Le libertinage intellectuel permet quant à lui l’exercice d’une liberté par laquelle chaque individu se forge ses propres convictions, éclairées par des penseurs qui, loin de vouloir imposer leurs vues, prônent l’aptitude du sujet à se déterminer seul. C’est ainsi que Séjanus dans La Mort d’Agrippine de Cyrano de Bergerac (1654) proclame son athéisme (« Ces Dieux que l’homme a faits, et qui n’ont point fait l’homme », II, 4, v. 638), ce qui a valu au dramaturge une fâcheuse réputation entretenue par les gardiens de l’idéologie majoritaire. Mais c’est surtout Théophile de Viau qui incarne les audaces et les périls d’une philosophie délibérément située à contre-courant des affirmations dominantes. Accusé d’être l’auteur de vers licencieux, il fait l’objet dès 1623 d’un retentissant procès dont le principal instigateur est le Père Garasse et qui aboutit à une sanction sévère, heureusement suspendue quelques années plus tard par décision royale (Michèle Rosellini, 2007). La grâce dont bénéficia le prisonnier n’empêcha pourtant pas une mort précoce consécutive aux mauvais traitements subis durant sa captivité.

Hors même du domaine religieux, la forme agonistique que revêt volontiers le dialogue théâtral ouvre la voie à des discours résolument subversifs comme celui que place Montreux dans la bouche d’un Rodomont faisant l’éloge du viol pour justifier le recours à la violence envers Isabelle (Nina Hugot, à paraître). Le sentiment d’impunité qui anime le personnage est d’autant plus vif que la société contemporaine ne semble guère punir les hommes qui se rendent coupables de tels actes. Du moins les archives judiciaires ne portent-elles quasiment aucune trace de peines qui iraient dans le sens d’une justice favorable aux femmes. Même si déjà sous l’Ancien Régime se déploie une littérature philogyne, comme en témoignent par exemple La Galerie des femmes fortes du Père Le Moyne (1647) et Les Femmes illustres, ou les Harangues héroïques de Madeleine de Scudéry (1642), la civilisation occidentale a été principalement construite par et pour les hommes. Cela explique l’accroissement actuel d’analyses et d’interprétations qui épousent le point de vue féminin pour proposer de l’histoire et des habitus culturels une lecture résolument hétérodoxale. L’ouvrage de Jennifer Tamas Au non des femmes entend ainsi libérer de grandes œuvres classiques (La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette, Le Petit chaperon rouge de Perrault, Bérénice de Racine) de l’emprise d’un regard masculin qui a trop longtemps informé en les infléchissant leur lecture. Loin d’être frigides ou assujetties aux hommes auxquels elles ont affaire, Mme de Clèves et Bérénice savent résister aux pressions qu’ils exercent sur elles et décider de leurs destinées respectives. Le personnage d’Angélique dans La Place royale de Corneille est à son tour compréhensible en ces termes. La maîtresse de l’« extravagant » Alidor trouve en effet le moyen d’échapper définitivement à la mainmise d’un héros qui est en réalité esclave de ses préceptes, et non l’individu autonome qu’il croit être. Le jeune homme est prêt à toutes les trahisons pour servir un idéal qui l’emprisonne en faisant malgré lui la preuve du lien indéfectible qui l’unit à l’amour – l’amour de soi plutôt que celui d’autrui. La valorisation d’Angélique qui résulte d’une telle approche contrarie le commentaire usuel qui consiste à faire d’Alidor une des premières et plus belles incarnations de l’héroïsme cornélien, reposant sur une volonté de puissance sans bornes et une exaltation du moi admirable. Aussi la révolution morale que Jean-Marie Apostolidès reconnaît dans l’éthique d’Alidor au nom de l’individualisme qu’il incarne, et qui ferait de lui une préfiguration de l’« homme moderne » (Jean-Marie Apostolidès, 1985) appartient-elle davantage à l’héroïne, qui toutefois conquiert son indépendance de manière paradoxale puisqu’elle décide de rejoindre un « cloître » pour se consacrer à l’amour de Dieu (Sandrine Berrégard, 2024).

Si elle menace parfois de fissurer l’ordre social ou politique, la pratique de l’hétérodoxie se révèle le plus souvent salutaire, dans la mesure où elle constitue un rempart à toutes les dérives liées à l’exercice autocratique du pouvoir et à la dictature idéologique.

Sandrine Berrégard – Configurations littéraires

  • Jean-Marie Apostolidès, Le Prince sacrifié. Théâtre et politique au temps de Louis XIV, Paris, Les éditions de Minuit, « Arguments », 1985.

  • Sandrine Berrégard, « Le syndrome de La Place royale », p. 121-137 dans Les Chemins de la liberté. Lectures de Jean-Marie Apostolidès, dir. Ninon Chavoz et Anthony Mangeon, Paris, Hermann, « Fictions Pensantes », 2024.

  • Nina Hugot, « Les débats sur le viol dans la tragédie de la Renaissance : autour d’Isabelle de Montreux (1595) »,à paraître dans Théâtre et éthique en Europe sous l’Ancien Régime, dir. Sandrine Berrégard et Francesco D’Antonio, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres ».

  • Frederic S. Lee, « être ou ne pas être hétérodoxe : réponse argumentée aux détracteurs de l’hétérodoxie », Revue Française de Socio-économie, 2011/2, n° 8, p. 123-144.

  • Khadim M. Mbacké, Orthodoxie et hétérodoxie dans la pensée religieuse de l’islam, Dakar, L’Harmattan-Sénégal, 2014.

  • Michèle Rosellini, « Écrire de sa prison. L’expérience de Théophile de Viau », écriture et prison au début de l’âge moderne, Cahiers de recherches historiques, n° 39, 2007, p. 17-37.

  • Jennifer Tamas, Au non des femmes, Paris, Seuil, « La Couleur des idées », 2023.

  • Paul Toinet, Le Problème de la vérité dogmatique. Orthodoxie et hétérodoxie, Paris, Téqui, 1973.