ITI Lethica - Littératures, éthique & arts - MISHA - Maison Interuniversitaire des Sciences de l'Homme - Alsace - Université de Strasbourg https://www.misha.fr fr ITI Lethica - Littératures, éthique & arts - MISHA - Maison Interuniversitaire des Sciences de l'Homme - Alsace - Université de Strasbourg Sat, 20 Apr 2024 13:52:58 +0200 Sat, 20 Apr 2024 13:52:58 +0200 TYPO3 EXT:news news-16437 Thu, 16 May 2024 17:00:00 +0200 Les modèles économiques au sein des banques centrales : entre impératifs de scientificité et d'appui à l'action publique /en/news/piece-of-news/les-modeles-economiques-au-sein-des-banques-centrales Conférence de Clément Fontan L'ITI Lethica propose un cycle de conférences coordonné par Matilde Manara (CL, UR 1337) dans le cadre de son postdoctorat : L'art du modèle : entre esthétique, éthique et épistémologie.

La troisième conférence sera prononcée par Clément Fontan : Cette communication a pour but d’analyser les soubassements éthiques du paramétrage, de l’utilisation et de l’évolution des modèles économiques au sein des banques centrales. En effet, ces institutions régulatrices indépendantes développent des outils de prédiction économiques afin de paramétrer leurs instruments monétaires tout en veillant à dégager une image de modernité scientifique, par l’utilisation de techniques reconnues comme étant à la pointe des avancées scientifiques. À ces contraintes s’ajoute la difficulté de compréhension du fonctionnement des modèles par les dirigeants des banques centrales, forçant ainsi les modélisateurs à leur raconter des histoires en guise d’explication d’enjeux techniques complexes. Un modèle de banque centrale doit ainsi être capable de prédire le futur, de protéger la réputation scientifique de l’institution et d’autoriser une narration d simplifiée. En se basant sur une étude collective empirique sur l’évolution des modèles à la banque d’Angleterre, Clément Fontan, professeur en politiques économiques européennes à l’UcLouvain, souligne les différents enjeux éthiques de l’utilisation des modèles par les banques centrales en explorant les questions suivantes : Quel rôle a été joué par les nouveaux impératifs de transparence auxquels sont confrontées les banques centrales dans l’évolution de leurs outils de modélisation ? Quelle place est accordée aux critères scientifiques et politiques dans leur paramétrage ?  Comment ce paramétrage exerce-t-il un effet de triage sur les données économiques et, par là, comment les valeurs portées par le modèle sont-elles articulées avec la prise de décision ?

(Entrée libre sans inscription)

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news-16401 Thu, 25 Apr 2024 17:00:00 +0200 Presentation “Footprint Justice” by Paolo Cirio /en/news/piece-of-news/footprint-justice-presentation-du-projet-de-paolo-cirio-1 Artist and activist Paolo Cirio will present his research about climate justice and his campaign promoting free public transportation, questioning the concept of the carbon footprint - who should pay? Artist Paolo Cirio will present his new project Footprint Justice for the Lethica Institute of Strasbourg University.

During his residency, Cirio launched a campaign to address the ethics of climate change, aiming to make them accessible to everyone. His new campaign, Footprint Justice, advocates for free public transportation funded by taxing major fossil fuel firms. As an artistic provocation, the campaign is promoted on trams, buses, and trains with flyers, in the streets with posters, and on social media with videos. Employing subtle irony, the project seeks to popularize the ethics behind the concept of the Carbon Footprint, highlighting the accountability of major fossil fuel companies like Total Energy and critiquing weak European climate policies. Ultimately, Cirio designed a petition in the form of postcards mailed to the European Commission, advocating for a more equitable Carbon Tax across Europe and for subsidizing public transportation over fossil fuels. For this initiative, Cirio collaborated with climate activist groups in France.

During the presentation, Paolo Cirio will introduce his new project and his research on the concepts of Climate Justice and the Carbon Tax. Additionally, Cirio will showcase his extensive work on climate change, including a series of fine art pieces, activist campaigns, and exhibitions. Parallel to this project, Cirio has also authored a new book, which represents the culmination of years of research into the ethics and aesthetics of climate change. Titled Climate Tribunal, the book specifically addresses the accountability of the fossil fuel industry, integrating philosophical, historical, political-economic, and legal perspectives.

The project Footprint Justice is commissioned by the Lethica Institute of the Strasbourg University. Paolo Cirio has been an artist in residency at the Lethica Institute and lecturer with his course “Ethics of Climate Aesthetics” in the academic year 2023-2024.

 

 

 

Website

Footprint-Justice.com

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 Climate Tribunal (pdf) or buy it online

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news-16327 Wed, 17 Apr 2024 17:00:00 +0200 Assembler les institutions, défaire les modèles. Le pouvoir performatif du droit et la politique de la juridification /en/news/piece-of-news/assembler-les-institutions-defaire-les-modeles-le-pouvoir-performatif-du-droit-et-la-politique-de-la-juridification Conférence de Natascia Tosel L'ITI Lethica propose un cycle de conférences coordonné par Matilde Manara (CL, UR 1337) dans le cadre de son postdoctorat : L'art du modèle : entre esthétique, éthique et épistémologie.

La deuxième conférence sera prononcée par Natascia Tosel : Gilles Deleuze, dans "Instincts et institutions", définit les institutions humaines comme des modèles pour l'action. À partir de cette trame conceptuelle entre l'institution et le modèle, l'intervention se propose comme une tentative de repenser les deux en dehors des catégories de représentation et de stabilité ou de durée, avec lesquelles ils ont été traditionnellement associés. Au contraire, une constellation conceptuelle différente sera mobilisée, liée aux notions de performativité d'une part et de processus d'autre part. Dans le but de réimaginer à la fois les institutions et les modèles, nous analyserons à titre d'exemple la manière dont les acteurs sociaux utilisent de plus en plus le langage juridique comme moyen politique et sémiotique pour traduire de nouveaux modèles de conduite qui visent à transformer (faire et défaire) les institutions.

Natascia Tosel a obtenu son doctorat en philosophie en 2017 à l'Université de Padoue et à l'Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis avec une thèse sur la philosophie du droit de Gilles Deleuze. Elle est actuellement chercheuse post-doctorante à l'Institute for Cultural Inquiry Berlin, où elle fait partie d'une équipe interdisciplinaire menant des recherches sur la valeur épistémique, ontologique, politique et esthétique des modèles dans les sciences humaines. Parallèlement, elle développe un projet de recherche sur les processus actuels de "juridification" de la politique et, en particulier, sur la production de discours juridiques liés aux catégories de genre et de sexualité. Elle a publié une monographie sur Gabriel Tarde (Derive Approdi, 2022) ainsi que de nombreux articles dans des revues nationales et internationales. Elle a travaillé de manière extensive sur le thème de l'institution à partir de ses interprétations dans la philosophie.

(Entrée libre dans la limite des places disponibles)

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news-16399 Tue, 09 Apr 2024 17:11:45 +0200 Annie Lulu, Peine des Faunes /en/news/piece-of-news/annie-lulu-peine-des-faunes Paris, Julliard, 2022, 311 p. Saga familiale, le deuxième roman d’Annie Lulu s’étend sur plus d’un demi-siècle et cinq générations. L’histoire commence dans la Tanzanie des années 1980, pour s’achever dans l’Écosse des années 2040 ; elle met en scène les luttes d’une lignée de femmes, d’Omra l’ancienne, qui coordonne la résistance d’un village aux tentatives d’expropriation d’une compagnie pétrolière venue racheter et creuser les terres ancestrales pour y faire passer un oléoduc, à Jina et Viviane, qui fuient leur père assassin, en passant par « Rébecca, que tout le monde surnommait Nyanya, grand-mère, à cause de la ressemblance frappante qu’elle avait avec sa grand-mère maternelle morte en couches » (p. 17), et qui transmet à sa fille Margaret un profond respect pour tous les vivants, qu’elle a elle-même hérité d’Omra. Dans cette famille, en effet, « une mère ne mange pas les enfants des autres mères » (p. 44), mais plus que dans les traditions animistes africaines, ce véganisme pionnier s’ancre d’abord dans une réinterprétation radicale de la Genèse : « C’est dans un jardin qu’Il nous a placés en premier, pas dans une boucherie. […] Il nous a dit d’abord, il nous a ordonné en premier : Tous les arbres du jardin, tu peux t’en nourrir » (p. 45).

Le refus du sang et de la nécessité de tuer d’autres animaux débouche alors sur une condamnation générale de la violence ainsi que sur une défiance foncière envers les hommes qui « aiment la viande » (p. 44) et, partant, sont d’une agressivité sans frein : « ils nous tuent, ils nous violent, ils nous battent, […] ils font la même chose à toutes les femelles qui habitent sur terre, qu’on soit leur vache, leur mère, leur fille ou leur femme » (p. 127). Malgré cet avertissement reçu de sa mère, qui revient comme un leitmotiv tout au long du récit (p. 179, p. 185), Margaret n’échappe pas à son destin de victime, mais son féminicide est aussi l’occasion romanesque de resserrer les liens intergénérationnels entre ses filles, Jina et Viviane, et leur grand-mère Rebecca (« Nyanya »).

Quand cette dernière décède à son tour, fin 2022, le récit bascule résolument dans l’anticipation : Jina retourne en Tanzanie, dans le village de sa grand-mère Omra, tandis que Viviane, devenue mère, part s’installer en Écosse avec son mari, Ari, et leur fils Jacob. En quelques pages s’installe alors l’apocalypse. « L’arrivée massive de nombreux réfugiés économiques et climatiques » (p. 252) bouleverse en effet profondément les sociétés européennes, tandis que « la situation catastrophique des espèces animales » (p. 253), menacées d’une extinction de masse, engendre leurs propres migrations incontrôlées : c’est « la Peine des faunes » (p. 253), qui donne son titre au roman et divise bientôt les populations humaines en tueurs ou en protecteurs des faunes. Une forme d’utopie n’en voit pas moins le jour : « ce pour quoi Omra s’était battue toute sa vie durant, la reconnaissance des faunes, de leur personnalité juridique, l’adoption générale d’une alimentation à base de plantes, l’interdiction absolue de tuer, se produisait et était devenu le nouvel idéal sociétal, la nouvelle normalité culturelle » (p. 254-255).

La dernière partie du roman (« Un ») ouvre alors la voie à une forme de réconciliation entre hommes et femmes, tout comme entre bêtes et humains : avec la mort naturelle de Samuel, l’assassin de Margaret, c’est aussi « un vieux monde » qui entre « dans sa tombe » (p. 311), tandis qu’une nouvelle génération d’hommes – à commencer par Jacob, l’enfant de Viviane, et son propre fils à naître, dans la dernière page du récit – se tient désormais « dans le sillage des femmes avec la vie au poing » (p. 312).

Peine des Faunes relève, à de nombreux égards, de la fiction slipstream : cette saga familiale, comme on l’a présentée d’emblée, se déploie en effet à la croisée de plusieurs genres littéraires ou sous-genres romanesques, glissant insensiblement de l’un à l’autre au fil de ses trois parties. Ce qu’on pouvait initialement lire comme un roman réaliste de la filiation et de la transmission, avec des liens maintenus, rompus, ou renoués selon que le récit se centre sur telle ou telle figure féminine dans la première partie (« Piliers de la création », p. 1-143), se mue en roman de la migration – que cette dernière soit interafricaine, de l’Éthiopie à la Tanzanie, extra-africaine, avec les départs consécutifs pour l’Europe de Samuel, de sa famille, puis de Nyanya venue rejoindre ses petites filles, après l’assassinat de leur mère Margaret, ou encore intra-européenne, avec les allers-retours de Viviane et Nyanya entre l’Angleterre et la France – dans sa deuxième partie (« Géographie des vivants », p. 145-266). Mais dès la page 244, le récit s’engage également dans la voie de l’anticipation, par une série d’ellipses et de résumés des catastrophes écologiques, économiques, politiques, sanitaires, sociales qui frappent les sociétés européennes et africaines à compter des années 2030. La dernière partie (« Un ») offre une clôture provisoire avec la résolution inattendue de l’intrigue familiale et l’apparition de quelques lueurs d’espoir qui tiennent alors autant au fantastique (le regain de « l’Éclat » qui habite les femmes et qu’incarne au premier chef l’aïeule éthiopienne, Omra, désormais âgée de plus de 130 ans) qu’à une forme renouvelée d’animisme (les manifestations de l’esprit de Nyanya à travers divers oiseaux qui accompagnent les personnages).

En empruntant à divers genres, Peine des faunes intéresse aussi son lecteur par sa combinaison de duplicité et de binarité. L’intrigue est en effet constamment double, tout à la fois centrée sur la condition des femmes et celle des faunes, face aux hommes qui exercent sur elles une domination dégénérant en violences physiques et sexuelles pouvant aller jusqu’aux meurtres. Passé et futur sont également mêlés, la philosophie anti-spéciste d’Omra s’exprimant tout aussi bien dans le passé (les années 1980, p. 59) que dans le futur (les années 2030, p. 254), tandis que son combat écologique contre l’installation d’un oléoduc, initié dans les années 1980, se voit aussi reconduit dans les années 2030. Enfin, dystopie et utopie s’imbriquent sans cesse – cette dernière s’incarnant notamment dans des lieux refuges, comme le jardin d’Omra, celui de Nyanya, ou encore dans les repaires conçus par les militants écologistes pour protéger les animaux des violences des fauneurs, dans la deuxième partie du roman.

On voit enfin, par ces quelques espaces utopiques, comment la fiction d’Annie Lulu se joue subtilement d’un imaginaire biblique, tout à la fois repris et détourné. Si la défense de l’environnement contre les exactions extractivistes des puissances pétrolières et leur projet de pipeline s’apparente à la préservation d’un jardin d’Éden contre l’immixtion d’un serpent noir (p. 70, p. 73, p. 75, p. 85, p. 248), et si la catastrophe climatique et la lutte contre la sixième extinction des espèces ressemblent respectivement au déluge et à la salvation offerte par l’Arche de Noé dans le livre de la Genèse, un infléchissement significatif s’opère dès le début du récit. Ce n’est plus en effet la femme mais bien l’homme qui, par sa convoitise et son tempérament violent, introduit le péché dans le paradis terrestre, tandis que la matriarche Omra incarne plutôt un lien privilégié avec le divin : « fille d’un ange ou bien d’un séraphin et de sa mère morte en couches, descendante de la tribu de Dan dont tous les habitants du Gondar vantaient la ressemblance exacte avec Ève » (p. 60), elle se caractérise autant par « l’Éclat » qu’elle transmet uniquement à ses filles que par ses superpouvoirs naturels – elle possède en effet le « don de faire croître n’importe quelle semence » et celui de « purifier l’eau » (p. 60). Enfin son arrière-petit fils, Jacob, qui mettra fin à l’intrigue familiale en refusant finalement de tuer Samuel pour venger sa grand-mère Margaret, est lui-même affecté d’une claudication – non point, comme le Jacob biblique, à la suite d’un combat avec un ange, mais parce qu’en tant qu’homme il porte ainsi « la séquelle du combat de toutes les femmes dont je suis le fils, contre les forces obscures et humaines de la nuit du monde. Et ce cadeau me fait voir les choses telles qu’elles sont. De travers », affirme-t-il au début de la troisième partie (p. 269). En refusant d’obéir à la loi du talion pour choisir finalement la voie complexe du pardon et de la non-violence, Jacob introduit donc un basculement éthique qui fait par ailleurs résonner ce récit avec plusieurs thématiques de Lethica.

Il y a d’abord la question du faire cas ou des différentes manières de prendre soin, à commencer par celles des femmes entre elles, selon une forme de solidarité sororale ou intergénérationnelle où se découvrent malgré tout quelques erreurs fatales – Rebecca ne s’est pas toujours bien occupée de ses enfants selon Omra, et a ainsi perdu « l’Éclat », délaissant notamment sa dernière née, Oria, et abandonnant finalement Margaret à son sort de femme battue et violée, quand elle aurait dû l’inciter à partir en montrant elle-même l’exemple, plutôt que de se résigner au confort d’une vie conjugale sans autonomie (p. 152-153). Il y a ensuite l’enjeu récurrent de l’éthique animale ou de la reconnaissance, du respect et de la protection à accorder aux diverses faunes, selon l’exigence d’Omra en Afrique (p. 59, p. 68, p. 84-85) ou celle des Protecteurs en Europe (p. 197, p. 214, p. 236). Il y a enfin la question des révolutions morales, ou des changements de la sensibilité et des mutations des comportements, face aux violences spécistes et carnistes.

Et la Peine des faunes arriva, stupéfiante : des animaux sauvages ou domestiques se regroupaient, se mêlaient, affolés, et traversaient en hordes, indistinctement, des zones agricoles et des villes dans certaines directions, la plupart du temps des forêts, sans que personne ne sache pourquoi. Cela avait lieu aussi avec des bancs d’animaux marins. Des images impressionnantes de ces hordes circulèrent partout. Des défenseurs des droits humains s’étaient joints massivement aux défenseurs des droits des animaux pour la première fois et bloquaient les fermes, libéraient et emmenaient par camions vers des refuges subventionnés les animaux qui y étaient enfermés, menaient des actions en faveur de la fin des contrats des employés des derniers abattoirs avec indemnisations pour dommages psychologiques et reconversions. […] Les pertes économiques faramineuses, la banqueroute de plusieurs grandes fermes laitières, les scandales successifs d’hygiène et de santé publique, finirent par convaincre une partie importante de l’opinion que l’arrêt de l’exploitation animale était souhaitable et même indispensable à la protection des droits humains. […] Ce à quoi Viviane et Ari rêvaient vingt-cinq ans auparavant, ce pour quoi Omra s’était battue toute sa vie durant, la reconnaissance des faunes, de leur personnalité juridique, l’adoption générale d’une alimentation à base de plantes, l’interdiction absolue de tuer, se produisait et était devenu le nouvel idéal sociétal, la nouvelle normalité culturelle. […] Les mesures de protection animale étaient acceptées en général comme des ajustements nécessaires pour le climat, des mesures de prophylaxie au profit des humains et des autres faunes, mais toujours pas unanimement et Jacob vit donc, de ses yeux, la folie aveugle des fauneurs, issue de leur entêtement stupide ou bien de leur illusion de la permanence, ou bien d’un mélange des deux. (p. 253-254 et p. 263).

Le récit montre également que les propositions peuvent radicalement varier, en matière de protection des droits des animaux : l’arrière petit-fils d’Omra, Jacob Taub, devient en effet d’abord célèbre pour avoir défendu, dans un « court et percutant essai : Théorie de la légitime défense par substitution, […] la possibilité pour tout animal humain d’intervenir y compris en donnant la mort dans un cas de meurtre imminent d’une créature » (p. 266). Inversement, son épouse Éti continue de maintenir l’exigence d’une éthique non-violente plutôt que de céder à la tentation du talion ou à la légitimation de l’homicide au nom de l’anti-spécisme : « Tu ne peux pas ôter la vie à quelqu’un sur la base d’un raisonnement a posteriori, Jacob. Ce n’est pas la justice, ce n’est pas de la protection, mais de la vengeance » (p. 276).

Dans les conflits qui structurent sa narration, comme dans les dissensions qui traversent régulièrement les échanges entre ses principaux personnages, Annie Lulu a de toute évidence choisi, avec Peine des Faunes, d’inquiéter plutôt que de réconforter ses lecteurs. Sa fiction relève pleinement, de ce point de vue, du genre émergent du Near Chaos qui, selon ses théoriciens Simon Bréan et Guillaume Bridet, consiste aujourd’hui à « situer l’histoire dans un avenir proche », « pousser très loin tous les curseurs », « faire de notre monde en crise un ressort de l’intrigue », « imposer des fictions heuristiques et critiques » et finalement « mettre le lecteur en alerte ».

Anthony Mangeon - Configurations littéraires

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- Lethictionnaire - Révolutions morales Faire cas / Prendre soin Recension
news-16263 Mon, 08 Apr 2024 17:00:00 +0200 « Le Parlement des Générations » - le Laboratoire des cas de conscience /en/news/piece-of-news/le-parlement-des-generations Lethica vous convie à la restitution du deuxième scénario élaboré dans le cadre du « Laboratoire des cas de conscience » du Diplôme Universitaire Lethica

Intitulé « Le Parlement des Générations » et inspiré par la lecture de plusieurs oeuvres littéraires recensées dans le Lethictionnaire, le scénario élaboré cette année par les étudiants portera sur les enjeux éthiques du changement climatique et de la transition écologique. Il mettra en situation la ville de Strasbourg et le campus de l'Unistra, dans un futur proche, en tant que théâtre de changements sociaux provoqués par une catastrophe sismique ayant coupé toute communication au-delà des frontières alsaciennes.

Si vous souhaitez participer à cette expérience de scenario planning et aux débats qu’elle ne manquera pas susciter, vous pouvez vous inscrire en suivant ce lien avant le 2 avril.

 

  • Organisé par Ninon Chavoz, responsable pédagogique du DU Lethica, et les étudiant·es co-créateurs du scénario, Laura Braun, Dimitri Corraze et Vittoria Dell'Aira.
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Agenda de l'ITI Lethica
news-16251 Thu, 04 Apr 2024 17:30:00 +0200 Conférence : "Mon corps Mon moi" /en/news/piece-of-news/conference-mon-corps-mon-moi par Catherine Desprats-Péquignot, MCF HDR honoraire de l'Université Paris-Cité, psychanalyste et psychologue clinicienne Ce n’est pas d’aujourd’hui que les humains ont à se débrouiller comme ils peuvent avec les données de leur condition d’êtres mortels et sexués, ses limites et ses contraintes. Mais aussi qu’ils aspirent à s’en délivrer.

Vers la mi-temps du XX° siècle des avancées révolutionnaires et, depuis, des évolutions incessantes dans le champ des sciences, des techniques, des pratiques, ont remis en question ces données et le champ des possibles, attisant l’espoir d’accéder, de diverses manières, disons, en reprenant Freud : à tout ce qui semblait inaccessible à leurs souhaits ou qui leur était interdit.

En ces débuts du XXI° siècle, le corps qui est désormais aussi bien scène intime du « vécu » singulier d’un sujet que devenu scène publique, paraît bien être le lieu nodal, dans son réel de chair ou ses images, d’une bataille toujours en cours pour parvenir à ces conquêtes.

 

Entrée libre dans la limite des places disponibles.

Conférence organisée par les étudiant·es du DU Lethica.

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news-16319 Wed, 27 Mar 2024 16:12:40 +0100 Cora Diamond, L’Importance d’être humain et autres essais de philosophie morale /en/news/piece-of-news/cora-diamond-limportance-detre-humain-et-autres-essais-de-philosophie-morale traduit de l'anglais par E. Halais, J.-Y. Mondon, et S. Laugier, Paris, PUF, 2011. Les articles réunis dans L’importance d’être humain introduisent la pensée de la philosophe américaine Cora Diamond dans le contexte francophone. Diamond dialogue avec la tradition analytique et morale anglophone en développant une réflexion personnelle : celle-ci a pour champ d’investigation principal l’imagination morale. En ce sens, la philosophe se situe dans le sillage d’une réflexion sur le rapport entre mimesis romanesque, participation du lecteur et incidences morales, réflexion qui remonte à Aristote, passe par Kant et se prolonge avec Martha Nussbaum. À la différence des penseurs qui l’ont précédée, Diamond propose toutefois une conception élargie du rapport entre intellect et sensibilité, et aborde la fiction (ici comprise au sens large du terme) en tant qu’expérience de décentrement à la fois cognitif et éthique. Autrement dit, Diamond nous invite à considérer la fiction comme un moment où il nous est donné de nous pencher sur des situations théoriques (les puzzling cases de la philosophie analytique) à la fois possibles et improbables, dans lesquelles nos principes, nos valeurs et nos déductions ne s’appliquent pas, mais qui nous permettent de redéfinir notre rapport au monde et aux autres.

Ainsi, dans l’essai intitulé « Le cas du soldat nu », consacré à Robert Graves et à George Orwell, Diamond se penche sur le langage choisi par les deux écrivains dans leurs récits de guerre. Elle remarque que les cas de soldats qui ont choisi de ne pas tirer sur l’ennemi désarmé racontés dans ces récits sont pour la plupart interprétés comme des témoignages de la reconnaissance d’un universel droit à la vie (et donc comme des exemples de moralité). Selon la philosophe, notre façon d’interpréter ces histoires dépend cependant plus « de la conception que des hommes comme Orwell et Graves avaient du fait de servir en soldat » ou « du fait d’être impliqué dans un conflit armé avec d’autres hommes » que d’une conscience profonde de l’autre en tant qu’humain ayant droit à survivre. De telles conceptions, précise Diamond, « peu[vent] émerger de certaines chansons que les soldats ordinaires choisissent de chanter […] » (p. 108) : autrement dit, de fragments d’expérience vécue par les écrivains dans des situations concrètes de solidarité, mais aussi de doute, de peur ou de dégoût. C’est pour cette raison qu’il n’y a, selon Diamond, « aucune nécessité à tenter d’introduire de force dans ces cas une reconnaissance de droits sous-jacente à la répugnance à tirer sur le soldat nu, ou sur le soldat qui court en tenant son pantalon » (p. 109).

Dans ce chapitre comme dans d’autres (dont celui qui donne le titre au volume, « L’importance d’être humain », ou « Manger de la viande, manger des gens » et « Perdre ses concepts »), l’autrice se confronte aux différentes tentatives de philosophes ou d’écrivains de puiser dans le vocabulaire de la morale ou de l’éthique pour y trouver de quoi expliquer une expérience vécue par eux-mêmes ou par les autres. La relation entre, d’une part, le fait qu’une personne réelle ou fictive puisse faire cas en s’élevant en un exemple de conduite et, d’autre part, le fait que cet exemple nous encourage à prendre soin de nous et des autres, se trouve ainsi renversée. Ce qui intéresse Diamond, ce n’est en effet pas d’établir quel est le champ d’action de l’éthique. En suivant Wittgenstein, elle maintient que cette dernière n’est pas un domaine spécifique : il s’agit plutôt d’une attitude qui nous permet de reparcourir les produits de notre imagination en cherchant à comprendre de quels éléments ordinaires leur langage est composé. Il n’est alors pas pertinent de parler de valeurs morales universelles dont on se servirait pour nous orienter dans notre vie, mais plutôt d’un ensemble de pratiques qui nous permettent de porter notre attention sur ce qui nous interroge chez l’autre (un inconnu, un étranger, un animal). « La communication en matière de morale, comme en beaucoup d’autres, inclut l’exploration de ce qui permettra aux protagonistes de se rejoindre mutuellement » (p. 39). Or cette possibilité ne dépend pas de l’existence d’une pratique : « Nos pratiques sont exploratoires », affirme-t-elle en se référant à la fois à sa pratique de philosophe et à l’imagination morale telle qu’elle agit en nous « et c’est en vérité seulement au travers d’une telle exploration que nous en venons à une vision complète de ce que nous pensions nous-mêmes, ou de ce que nous voulions dire (ibid.).

Diamond suggère que la valeur d’une expérience, qu’elle soit vécue personnellement ou par l’interposition d’une œuvre d’art, peut avoir sur nous une influence d’autant plus durable qu’elle demeure en partie incompréhensible. En cela, notre idée d’une vie morale s’avère être inextricablement liée à notre idée d’une vie tout court, car plus que de principes de conduite, elle se compose d’un ensemble de pratiques que l’imagination nous fournit et qui se révèlent à la fois nécessaires et défaillantes. Nécessaires, car elles viennent compléter nos principes par une série d’images ou des récits par lesquels nous pouvons les transformer de concepts en formes de vie ; et défaillantes, car le but de l’imagination morale est de nous accompagner dans la critique de ces mêmes récits ou images et, lorsqu’ils ne résonnent plus avec notre expérience, à les rejeter.

Matilde Manara - Configurations littéraires

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- Lethictionnaire - Révolutions morales Faire cas / Prendre soin Recension
news-16318 Wed, 27 Mar 2024 16:09:21 +0100 Charles Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie /en/news/piece-of-news/charles-taylor-multiculturalisme-difference-et-democratie Multiculturalism and the Politics of Recognition: An Essay, Princeton UP, 1994 ; traduit de l’anglais (Canada) par Denis-Armand Canal, Paris, Flammarion, 2009. En se penchant sur l’évolution des sociétés occidentales au cours de la seconde moitié du XXe siècle (et en particulier dans les années 1980), le philosophe canadien Charles Taylor étudie le phénomène par lequel une communauté réclame aux institutions la reconnaissance de sa différence par rapport aux autres membres d’un pays ou d’une région. Au long de son pamphlet, publié en 1994 et rapidement devenu l’un des textes centraux dans le débat, l’auteur s’interroge sur la demande de reconnaissance adressée aux gouvernements de la part de sujets ou de groupes ayant souffert de la domination sociale et politique de ces mêmes gouvernements. Le multiculturalisme, que Taylor affirme soutenir, ainsi que son essor dans un contexte marqué par l’essor d’une culture de l’individu, soulève en effet une série de questions concernant le sens même du terme reconnaissance et sur son application concrète dans des états démocratiques. Ceux-ci se trouvent plus que jamais amenés à choisir entre une politique libérale ou « d’égale dignité » (p. 21) : autrement dit, ils prônent l’égalité stricte entre les citoyens sans prendre en compte la singularité de chacun. En même temps, ces états opèrent une « politique de la différence » (ibid.), reconnaissant et valorisant l’unicité de chaque culture, groupe ou individu. Si la première forme de politique finit souvent par obliger les minorités à se conformer au système dominant, la deuxième risque d’enlever à l’état son rôle régulateur et d’encourager l’essor de conflits identitaires. Lorsque nous reconnaissons quelqu’un, précise Taylor, nous ne pouvons que lui accorder une valeur et une place spécifiques au sein de la société : or le risque dans cette démarche réside dans le fait que la redistribution de ces valeurs et de ces places engendre des nouvelles formes d’inégalité.

Pour mieux comprendre la nature des inégalités contemporaines, l’auteur se propose de remonter aux sources du problème pour identifier quels changements dans notre idée de subjectivité ont conduit au conflit identitaire. Le premier changement concerne l’affaiblissement des hiérarchies sociales qui étaient fondées, jusqu’au XVIIIe siècle, sur la notion d’honneur : l’idée que certains individus valent plus que d’autres dépendait de caractéristiques ou d’actions les distinguant du commun des mortels. En opposition à la notion d’honneur, remarque Taylor, à la fin de l’époque moderne se développe progressivement la notion de dignité : qualité la plus essentiellement propre à l’homme, la dignité est de moins en moins conçue en termes aristocratiques (la supériorité d’un individu qui s’affirme par un acte de courage ou de force), et de plus en plus en termes universalistes et égalitaires (le respect profond des autres en tant que pairs).

La prémisse sous-jacente à un tel changement consiste dans l’inclusion, au sein même de la notion de dignité, de la totalité des valeurs qui composent la démocratie. Un deuxième changement, que le philosophe situe à la fin du XVIIIe  siècle et qui est caractérisé par une nouvelle conception de l’identité, reconfigure ultérieurement le rapport entre particulier et universel. C’est l’essor de l’idéal d’« authenticité », notion qui voit le jour en parallèle avec celle de l’idée selon laquelle les êtres humains seraient dotés du sentiment intuitif de ce qui est bien et mal. « Le point de départ original de cette doctrine », précise-t-il, « était de lutter contre une vision rivale selon laquelle connaître le bien et le mal relevait du calcul des conséquences, en particulier celles liées à la récompense et à la punition divines » (p. 28). Penser que la distinction entre le bien et le mal n’est pas une question de calcul aride, mais une intuition ancrée dans nos sentiments, marque un tournant crucial dans notre façon d’appréhender le monde et les autres. « La moralité possède, en un sens, une voix intérieure. La notion d’authenticité découle d’un déplacement de l’accent moral dans cette idée » (ibid.). Largement étudié dans son livre le plus connu, Les Sources du moi (Sources of the Self, 1989), Taylor avance que le paradigme de l’authenticité en tant que véritable révolution morale a lui aussi été soumis à des profondes modifications. Jean-Jacques Rousseau joue le rôle de pivot dans ce sens, car il est le père d’une série de philosophies de l’exploration de soi qui font de la quête de l’authenticité le socle de leurs argumentations, mais aussi le levier d’un engagement concret. Dans son œuvre, le jugement moral ne se réfère plus à une entité transcendante, mais à une source intérieure qui s’exprime dans le dialogue du sujet avec soi-même.

Et pourtant, c’est dans cette même théorie que se trouvent les bases du conflit que constate Taylor à l’époque contemporaine. L’auto-détermination prônée par Rousseau conduit à une « tyrannie homogénéisante » (p. 36) qui défait les liens sociaux au profit de la réalisation personnelle, et d’une société réduite à un ensemble d’atomes désagrégés. C’est ce que Taylor nomme le paradigme « expressiviste », qui dominera à l’époque romantique et qui, avec Hegel, entraînera des revendications réactionnaires contre l’égalité et la démocratie que l’idéal rousseauiste se devaient en principe de défendre. L’argument de fond de ces revendications repose, selon Taylor, sur l’idée que la reconnaissance forge l’identité. « Les groupes dominants ont tendance à renforcer leur hégémonie en inculquant une image d’infériorité chez les subordonnés. La lutte pour la liberté et l’égalité doit donc passer par une révision de ces images. Les programmes multiculturels sont destinés à contribuer à ce processus de révision » (p. 66). Si les sociétés actuelles se tournent vers le multiculturalisme, c’est qu’elles sont devenues également plus ouvertes à accueillir en leur sein des minorités dont les fondements culturels sont en conflit avec ceux de la société au sein de laquelle ils se trouve. Le besoin de reconnaître cette diversité devient dès lors essentiel au maintien de l’équilibre entre les différentes communautés.

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news-16317 Wed, 27 Mar 2024 15:49:28 +0100 Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Redistribution et reconnaissance /en/news/piece-of-news/nancy-fraser-quest-ce-que-la-justice-sociale-redistribution-et-reconnaissance traduit de l’anglais (États-Unis) par Estelle Ferrarese, Paris, La Découverte, 2005/2011. Qu’est-ce que la justice sociale réunit une série d’articles consacrés par Nancy Fraser au problème de la justice sociale. La lecture que la sociologue donne de ce phénomène fait siens certains présupposés venant de Marx et de l’École de Francfort. Ce qui intéresse Fraser, ce n’est toutefois pas seulement de dénoncer l’existence de rapports sociaux fondés sur la domination ou l’exploitation, mais aussi d’encourager les personnes dominées ou exploitées à rechercher leur émancipation. L’espace public est habité, selon la sociologue, par des « arènes de délibération des groupes en position de subordination, qui obligent en principe à ce que les hypothèses qui ne faisaient l’objet d’aucune contestation soient publiquement débattues » (p. 8). La diversité des groupes qui prennent part à ces débats (et que Fraser appelle des « contre-publics subalternes ») fait que certains modèles utilisés jusqu’ici pour interpréter les revendications collectives sont devenus obsolètes. De nos jours, constate en effet Fraser dans le premier chapitre du livre (« De la redistribution à la reconnaissance »), la reconnaissance de soi comme part d’une collectivité a pris la place des intérêts de classe, et est devenue le moteur pour la mobilisation politique. Il en résulte que « l’injustice fondamentale n’est plus l’exploitation, mais la domination culturelle » (p. 13). Cette nouvelle injustice est d’ordre à la fois économique et symbolique : l’individu qui n’est pas reconnu est en effet exclu d’un système culturel et marchand, qui ne remet pas tant en question son identité que sa participation à la vie sociale. Pour qu’il y ait participation, maintient Fraser dans cet article et dans les suivants, il faut que plusieurs conditions soient réunies : en premier lieu, des conditions objectives liées à la distribution des ressources matérielles auprès de tous les individus. En deuxième lieu, des conditions relationnelles qui se traduisent par l’adoption de modèles ou de principes égalitaires. En troisième lieu, des conditions politiques qui permettent à toutes les personnes touchées par les injustices d’être inscrites dans des procédures équitables. C’est en ce sens que Fraser considère nécessaire de coupler la notion de reconnaissance avec la notion de redistribution, héritée du socialisme.

L’objectif général de Fraser consiste donc à relier ces deux problématiques politiques actuellement disjointes, à partir de l’idée que « ce n’est qu’en intégrant la reconnaissance et la redistribution que nous pourrons parvenir à élaborer le cadre théorique-critique dont notre époque a besoin » (p. 47). Contrairement à l’approche de Honneth, qui voit dans la reconnaissance le moteur pour la réalisation de soi et l’accomplissement d’une vie juste, Fraser interroge ce phénomène par une approche matérialiste, et considère la répartition des ressources et le manque de représentation comme les lieux principaux où s’opère la reconnaissance. Mais puisque l’accès à ces deux formes de participation de la part des individus dépend de relations sociales fondées sur des rapports de domination ou de subordination, c’est en tant qu’injustices qu’elles sont étudiées par la philosophe. Être victime d’un déni de reconnaissance ne consiste pas uniquement à être cible de propos méprisantes ou hostiles, mais être empêché de participer en tant que pair à la vie commune : c’est le cas des femmes reléguées à des représentations domestiques et maternelles, des groupes ethniques, des personnes dont l’identité de genre n’est pas reconnue juridiquement et de toutes celles et ceux qui se confrontent aux secrets du langage institutionnel.

L’injustice qui découle de tels dénis de représentation, d’interprétation et de communication, se manifeste sous différentes formes visant à l’invisibilisation, le dénigrement ou la stéréotypisation du groupe ciblé, et peut même se transformer en mobile de blâme. Ainsi, dans le chapitre intitulé « Penser la justice sociale : question de théorie morale et de théorie de la société », Fraser se dresse contre les théories classiques de la reconnaissance. En posant la question en termes de justice, suggère Fraser, on évite de tomber dans le piège de la psychologisation. Le déni de reconnaissance est dès lors abordé en tant qu’« affaire de manifestations publiques et vérifiables d’obstacles au statut de membres à part entière de la société imposés à certaines personnes, et ces obstacles sont moralement indéfendables » (p. 81). En promouvant une conception égalitaire de la justice, Fraser invite à renouer le rapport entre ce qui est considéré juste d’un point de vue juridique et ce qui est juste car il est voulu par les personnes concernées, en rappelant que la possibilité accordée à certains publics de participer aux choix d’une communauté se fait souvent au détriment d’autres. La défaillance intrinsèque au rapport entre reconnaissance et redistribution devient dès lors un élément nécessaire, car elle garantit l’implication active des citoyens à la correction des injustices produites par l’appareil juridique de l’État. Le problème, souligne l’autrice dans les derniers chapitres du livre, réside dans le fait que les différents publics sociaux se divisent ultérieurement entre faibles et forts : à savoir, entre ces groupes dont les revendications ne débouchent pas sur l’adoption de mesures ou de lois concrètes, et ceux qui sont à même de transformer leurs délibérations en décisions. Dans un système libéral, cette asymétrie est d’autant plus présente que les individus et les mouvements sociaux qui dénoncent les injustices et proposent de nouvelles perspectives pour la solution des inégalités ne sont pas chargés de leur réalisation. En inscrivant sa réflexion dans le sillage de celle, pionnière par son approche pragmatique, menée par Alain Locke sur le pluralisme culturel et les valeurs (notamment en ce qui concerne la reconnaissance des expressions artistiques comme marqueur de la reconnaissance économique et sociale), Fraser dénonce le fait que les personnalités ou les partis censés représenter ces groupes invisibilisés ne sont pas issus du même monde, ni se réclament de la même idée de justice. Les publics faibles sont ainsi cantonnés à la périphérie du débat politique et obligés de trouver d’autres espaces et d’autres langages afin de revendiquer et de voir reconnues leurs instances.

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news-16316 Wed, 27 Mar 2024 15:47:45 +0100 Jacques Rancière, La Mésentente : Politique & philosophie /en/news/piece-of-news/jacques-ranciere-la-mesentente-politique-philosophie Paris, Galilée, 1995. Deuxième volet de trois ouvrages consacrés, entre autres, à la redéfinition du concept de peuple en tant que « communauté du litige » (Aux bords du politique, 1990 ; La Haine de la démocratie, 2005), La Mésentente se présente comme l’analyse d’une contradiction implicite dans la définition de la politique en tant qu’« activité qui a pour principe l’égalité » (p. 10). Un processus existe en fait, qui vise à distribuer, selon les intérêts de quelques-uns, ce qui est par ailleurs considéré comme étant commun à tous les membres d’une communauté. En revenant sur le commencement de la théorie politique occidentale et tout particulièrement sur la définition aristotélicienne de l’homme en tant que seul être doté de parole (logos), Rancière rappelle que le privilège de ce dernier consiste dans la possibilité qu’il a de distinguer ce qui est juste de ce qui est injuste en s’exprimant également au nom de ceux qui ne possèdent que la voix (phroné) : les animaux, mais aussi le peuple, rejeté du côté des bêtes car capable uniquement de râler. C’est sur cette distinction, sur ce tort même, que se fonde la distribution du pouvoir dans la cité. Tous ceux qui n’ont pas accès à la parole en tant que pouvoir de discerner entre le bien et le mal se voient cantonnés dans la sphère du « bien commun » et surtout de la « liberté ». « Le peuple, ce n’est rien d’autre que la masse indifférenciée de ceux qui n’ont aucun titre positif – ni richesse, ni vertu – mais qui pourtant se voient reconnaître la même liberté que ceux qui les possèdent » (p. 28). Ces gens, continue Rancière, sont libres comme les autres et « c’est de cette simple identité avec ceux qui par ailleurs leur sont en tout supérieurs qu’ils font un titre spécifique : le dèmos s’attribue comme part propre l’égalité qui appartient à tous les citoyens » (ibid.). Ce que le peuple apporte à la communauté, c’est ce que Rancière appelle le « litige » (p. 29). Ceux qui revendiquent une part de bien commun, précise-t-il, sont jugés inexistants (plus précisément inaudibles) par ceux qui ont forgé ce concept. Individus sans propriété – qu’ils soient les pauvres de l’Antiquité, le tiers état ou le prolétariat moderne –, ils n’ont en effet d’autre choix que de se considérer inexistants ou comme coïncidant avec la communauté toute entière. En fin de compte, l’existence de cette catégorie d’hommes sans qualités, qui sont à la fois rien et tout, est ce qui permet à la communauté d’exister en tant que communauté politique. Le conflit entre différentes parties de la communauté est donc au cœur de la politique, qui devient proprement le lieu d’expression de la mésentente. Plus qu’un malentendu ou un désaccord, la mésentente est une « querelle première sur ce qu’implique l’entente du langage » (p. 77). Autrement dit, elle est le moment où les présupposés d’une communication sont révoquées par l’un des deux interlocuteurs, qui en dénonce l’opacité.

Rancière introduit alors une catégorie à la fois antagoniste et complémentaire de celle de politique, qui lui permet de s’expliquer sur le processus d’appropriation et de resignification de concepts, comme celui de « liberté » et « bien commun » imposés par les dominants afin de contrôler les dominés. Il s’agit de la catégorie de « police », par laquelle Rancière entend l’ensemble des mécanismes de transparence et secret par lesquels les communautés se forment et expriment leur consentement, la manière dont les pouvoirs se structurent, les rôles et responsabilités sont répartis, ainsi que les méthodes qui justifient cette répartition. La police est ainsi d’abord « un ordre des corps qui définit les partages entre les modes du faire, les modes d’être et les modes du dire » (p. 52), qui fait que tels individus sont assignés par leur nom à telle place et à telle tâche ; « c’est un ordre du visible et du dicible qui fait que telle activité est visible et que telle autre ne l’est pas, que telle parole est entendue comme du discours et telle autre comme du bruit (ibid.). En s’appuyant sur la lecture faite par Pierre-Simon Ballanche de la sécession sur l’Aventin racontée par Tite Live (considérée par le philosophe du XIXe siècle comme le moment d’institution d’une « scène nouvelle » où la voix des plébéiens se dresse et se saisit de la parole des patriciens) ou sur la candidature de Jeanne Deroin à des élections auxquelles elle n’a pas le droit de se présenter (en tant que femme en 1849), Rancière défend l’idée selon laquelle le geste politique par excellence consiste dans le fait paradoxal de se « subjectiver » par l’abandon de sa propre subjectivité, c’est-à-dire par le choix de se désidentifier des attaches individuelles établies et jugées naturelles par l’ordre social (qui est un ordre policier). À l’encontre d’une conception de la vie politique comme étant idéalement fondée sur la reconnaissance mutuelle des individus et de leurs revendications, Rancière critique les idylles des philosophes prônant une manière d’être politique qu’ils appellent démocratie, et qui n’est à son avis rien d’autre que la liquidation de la mésentente, au profit d’un consensus faussement construit sur l’identification du peuple avec l’opinion commune.

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- Lethictionnaire - Révolutions morales Transparence et secret Recension
news-16315 Wed, 27 Mar 2024 15:43:30 +0100 Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance. Trois études /en/news/piece-of-news/paul-ricoeur-parcours-de-la-reconnaissance-trois-etudes Paris, Stock, 2004. Élaborée à partir de trois conférences données à Vienne, à l’Institut für die Wissenschaften vom Menschen et au Centre des Archives Husserl, Parcours de la reconnaissance est l’une des dernières œuvres de Ricœur. Dans ce livre, le philosophe se penche sur le sens du mot « reconnaissance » à partir de son propre travail, qu’il parcourt à rebours et relit au prisme de cette notion. Après avoir revisité les différentes acceptions du terme, telles qu’elles sont présentées dans le dictionnaire, Ricœur propose une généalogie de la reconnaissance qu’il divise en trois étapes : il s’intéresse d’abord à la reconnaissance d’un objet (objectivité), puis à la reconnaissance de soi-même (subjectivité) et enfin à la reconnaissance mutuelle (intersubjectivité). « Concernant le vocable reconnaître, qui sert ici de mise à l’épreuve des conceptions lexicographiques », écrit Ricœur, les idées-matrices sont réduites au nombre de trois : « saisir un objet par l’esprit, par la pensée, en reliant entre elles des images, des perceptions qui le concernent [..] ; accepter, tenir pour vrai ; et témoigner par de la gratitude que l’on est redevable envers quelqu’un de quelque chose » (p.32) Reconnaître, précise en somme Ricœur en ouverture à la première partie (« Reconnaissance comme identification »), c’est avant tout distinguer. L’analyse de la manière dont le sujet parvient à maîtriser ses sensations à cet effet traverse la pensée de Descartes et de Kant, pour arriver jusqu’à celles de Husserl et de Merleau-Ponty. Les premiers ont cherché à faire du rapport entre reconnaissance et méconnaissance la preuve de l’existence du temps comme catégorie constitutive a priori de la sensibilité, tandis que les seconds ont réfléchi à la manière dont notre expérience des choses se fonde sur la « foi originaire » (Merleau Ponty) que nous avons dans leur stabilité, et ce malgré les changements auxquels nos sens les soumettent. La fragilité de cette foi, basée sur la promesse de continuité que le monde nous offre et que nous confirmons au quotidien en l’explorant à l’aide de nos sens, permet à Ricœur de basculer du domaine de la spéculation philosophique vers le domaine de l’art et, par-là, de l’éthique. Le deuxième type de reconnaissance (« Reconnaissance de soi-même ») est en effet abordé à partir de l’idée que la fiction puisse faire cas, et nous mettre devant un laboratoire où prendre soin de nous et vivre ensemble. Chez Homère tout comme chez Aristote, Ricœur identifie les premières traces d’une théorie de la reconnaissance de soi. Les auteurs de l’Antiquité, remarque-t-il, ne se sont pas intéressés aux applications de cette théorie dans les domaines de la morale à des fins spéculatives, mais uniquement à des fins pratiques, et c’est cette visée qu’il est nécessaire de récupérer. Lorsque nous cherchons, dans L’Éthique à Nicomaque ou dans les tragédies classiques, des notions abstraites telles que celles de volonté ou de conscience, nous risquons de ne pas voir que ces œuvres se fondent sur « l’intelligence des mœurs » (p. 136) plus que sur celle des concepts, et que le legs dont nous héritons grâce à ces œuvres est avant tout éthique. La capacité d’action qui est implicite dans l’usage de la parole, estime Ricœur, permet de préparer le terrain à une forme de reconnaissance de soi : celle-ci passe tantôt par un pouvoir dire (le sujet parlant s’adresse à un autre sujet et construit ainsi une situation verbale où moment réflexif et moment discursif s’entrecroisent pour composer un dialogue), tantôt par un pouvoir faire (le sujet se reconnaît en tant que cause d’un événement qui a eu lieu dans son environnement social ou physique), tantôt encore par un pouvoir raconter (le sujet se façonne une identité narrative et s’exerce à refigurer ses propres attentes à partir des intrigues engendrées par l’imagination). Cette dernière capacité est la plus significative, car elle nous accompagne, par un détour dans la sphère de la narration, dans notre passage de la sphère de la réflexion vers celle de l’action.

L’enchevêtrement des récits dans des histoires, précise Ricœur, doit être considéré comme la clé de cette capacité de raconter. Action individuelle et action collective, responsabilité et imputabilité se trouvent inscrites dans une dialectique dont les deux synthèses possibles (et complémentaires) sont la mémoire et la promesse. Pôles temporels de la reconnaissance de soi, ces deux expériences se distinguent par le fait d’avoir trait à la dimension linguistique (« je me souviens » et « je te promets » sont deux actes performatifs) et à la dimension morale (la promesse implique un engagement vers le futur, la mémoire implique une fiabilité à l’égard du passé). Ce qui intéresse Ricœur, c’est de réfléchir aux manières dont un événement passé change au moment présent de sa mise en récit et se conserve dans la durée, dépassant le temps de l’individu qui en premier l’a transformé en une intrigue. Voilà que le terrain est prêt pour la réciprocité, à laquelle est consacrée la troisième partie du livre (La reconnaissance mutuelle). Le rapport fiduciaire, qui s’instaure entre le sujet qui promet ou se souvient et la personne qui reçoit la promesse ou la mémoire, conduit au renversement de l’ordre de priorité entre celui qui reconnaît et le bénéficiaire de la reconnaissance : puisqu’un autre compte sur moi et sur la fidélité à ma propre parole, je me dois de répondre à ses attentes. Ricœur cherche à coupler l’idée hégélienne de lutte pour la reconnaissance à ce qu’il appelle « des états de paix » (p. 320). La dernière partie de l’ouvrage aborde justement la question de la reconnaissance mutuelle et du rapport entre droit, liberté et responsabilité, en se penchant sur les travaux de philosophes tels que Hobbes, Hegel, Levinas et Charles Taylor. La volonté de reconnaître les autres est identifiée par certains de ces penseurs comme une réaction à la peur de l’état de nature ou à la gestion préventive des conflits. Toutefois, souligne Ricœur, la reconnaissance mutuelle ne peut pas être réduite à un dispositif de contrôle social : la théorie du don de Marcel Mauss est donc introduite afin d’explorer la possibilité d’une reconnaissance mutuelle qui aurait lieu dans l’espace du rituel (un espace de gratuité et d’affection) et qui se situerait donc en dehors de la sphère utilitaire ou marchande.

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- Lethictionnaire - Révolutions morales Faire cas / Prendre soin Recension
news-16314 Wed, 27 Mar 2024 15:36:09 +0100 Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance /en/news/piece-of-news/axel-honneth-la-lutte-pour-la-reconnaissance Kampf um Anerkennung ; traduit de l’allemand par Pierre Rusch, Paris, Editions du Cerf, 2002. Publié en 1992, Kampf um Anerkennung est le premier ouvrage consacré à la reconnaissance par le philosophe Axel Honneth, qui aborde cette notion dans une perspective à la fois éthique et épistémologique. Les thèses de Honneth ouvrent à l’idée que les luttes sociales n’ont pas pour but unique la défense d’intérêts personnels, mais qu’elles découlent d’une réflexion morale, généralement soulevée par le déni d’une demande de reconnaissance qu’un individu adresse à un autre membre ou groupe social. Selon Honneth, la réponse manquée à cette demande entraîne des expériences d’humiliation qui ont un impact crucial sur la formation de notre identité. De plus, une fois la demande rejetée, la colère ressentie peut servir de solvant pour la constitution d’un mouvement de contestation alliant d’autres individus en quête de reconnaissance. Dernier représentant de l’École de Francfort, Honneth fait en somme sienne la lecture politico-psychologique de Hegel : chez ce dernier, la pensée de la reconnaissance n’a pas trait à la dimension épistémologique : contrairement à son équivalent français (reconnaissance), il n’y a, dans le mot Anerkennung, aucune référence immédiate à la connaissance, mais uniquement à la découverte (Erkennung) de l’autre, de l’individu et, par-là, du monde. Introduites en France dans les années 1940 par l’intermédiaire d’Alexandre Kojève, les thèses hégéliennes se nourrissent progressivement de celles de Marx, dont Honneth s’inspire largement. Dans l’essai de 1992, il distingue notamment entre trois facteurs de reconnaissance qui structurent la société moderne : l’amour, qu’il aborde à partir de la psychanalyse ; l’égalité, qui a trait à la sphère juridique et devrait être réglée par la loi ; la solidarité, c’est-à-dire le sentiment d’appartenance d’un individu à une collectivité qui considère sa contribution comme importante. C’est en fonction de la reconnaissance obtenue dans ces trois sphères, maintient Honneth, que nous construisons nos attentes à l’égard de la société, si bien que chacun d’entre nous dépendra, pour sa réalisation personnelle, de la manière dont ces attentes de reconnaissance réciproque sont respectées ou déçues. Les motifs de résistance sociale et de rébellion, explique le philosophe, se forment précisément dans le contexte de cette expérience morale et en particulier lorsque nos besoins de reconnaissance les plus profonds (être reconnus en tant qu’être humains) sont méconnus. Ces besoins, ainsi que leur revendication, sont intimement liés aux conditions de formation de notre identité personnelle, en ce sens qu’ils « indiquent les schémas sociaux de reconnaissance permettant aux individus de se percevoir à la fois comme des êtres autonomes […] au sein de leur environnement socio-culturel » (p. 123). Le choix des critères qui nous guident dans la lutte pour la reconnaissance ne se fonde donc pas uniquement sur un calcul utilitaire des intérêts, mais sur ce que Honneth appelle des « impératifs d’intégration sociale ». Le contenu de ces impératifs est constant d’individu en individu (ainsi, par exemple, une personne issue d’une minorité linguistique demandera à être reconnue en tant que membre de sa communauté de parlants et non pas d’une autre), mais peut changer là où la structure d’une société se modifie. Pour le philosophe, l’institutionnalisation de notre reconnaissance et sa codification en des lois ou des normes qui en définissent les contours est le seul moyen que nous avons d’être inclus dans une communauté.

En croisant la réflexion de Hegel et celle de Herbert Mead – qui dans Mind, Self and Society définit par « autrui généralisé » le type de représentation que le sujet donne de soi-même en tant qu’acteur d’une expérience sociale concrète (p. 219) –, Honneth estime que les sociétés de tout temps et époque, dans la perception que nous avons de leur fonction, sont constituées par une suite d’arrangements censés assurer le maintien des rapports de reconnaissance mutuelle entre les individus. Les questionnements moraux qui se dégagent de ces rapports (comment vivre ensemble ? comment être juste ? de quels droits se réclamer ?) doivent tenir compte de ce relativisme. Selon le philosophe, ce qu’une société peut (ou ne peut pas) garantir à ses membres ne dépend que de sa capacité à satisfaire un besoin de reconnaissance réciproque. Partir d’exigences intersubjectives comme la dignité personnelle, le respect de la différence, ou la défense de liberté, pour atteindre ce qu’Honneth appelle les « universaux normatifs d’une vie réussie » (p. 179), implique également que le « schéma de reconnaissance associé à la solidarité sociale […] ne puisse croître que grâce à des objectifs collectivement partagés » (ibid.). Même s’ils concernent des individus singuliers, ces objectifs ont une vocation relationnelle et doivent coexister avec ces deux autres facteurs de la reconnaissance : l’amour et les droits. De l’avis du philosophe, les possibilités d’auto-réalisation dans les sociétés les plus développées se sont à tel point élargies et différenciées que l’expérience de la reconnaissance individuelle ou collective ne peut plus être prise en charge par les institutions politiques. C’est seulement « lorsque la culture aura été transformée de manière à étendre radicalement les relations de solidarité » (p. 80), annonce Honneth, que les droits de chacun seront respectés et qu’une vraie révolution morale pourra être réalisée.  En liant entre elles les notions de reconnaissance, de droit et de lutte, le philosophe fait de cette lutte pour la reconnaissance le moteur par lequel nous parvenons à vivre dignement, dans l’espoir et l’attente que nos besoins soient satisfaits par la nature mutuelle des rapports qui sous-tendent les sociétés démocratiques. Les derniers chapitres de l’ouvrage – et, plus généralement, les nombreuses interventions du philosophe après sa parution – laissent toutefois entrevoir les problèmes posés par une telle vision. Concevoir la lutte pour la reconnaissance en termes à la fois idéalistes (lutte pour la reconnaissance en tant qu’étape fondamentale dans la constitution d’une identité) et téléologiques (lutte pour la reconnaissance en tant que phase à surmonter avant l’avènement d’une démocratie aboutie et juste), au lieu qu’en étudier les manifestations concrètes (dans les sphères particulières du conflit de race, de classe, ou de genre), signifie dépouiller cette expérience de ce qu’elle a d’immédiatement pratique, en acceptant qu’elle demeure une qualité abstraite qui peut conduire aussi bien à la cohésion qu’à l’isolement des individus.

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- Lethictionnaire - Révolutions morales Recension
news-16313 Wed, 27 Mar 2024 15:32:53 +0100 Peter Sloterdijk, Repenser l’impôt. Pour une éthique du don démocratique /en/news/piece-of-news/peter-sloterdijk-repenser-limpot-pour-une-ethique-du-don-democratique Die nehmende Hand und die gebende Seite, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2010 ; traduit de l'allemand par Olivier Mannoni, Paris, Libella, 2012. Dans cet ouvrage, composé d’un long essai introductif de quatre-vingt-dix pages et d’une section (« Une documentation ») qui contient quatorze entretiens et essais, Peter Sloterdijk revient sur une polémique qui a enflammé les journaux allemands lors de la crise économique de 2009, à partir de son éditorial « La révolution de la main qui donne », publié le 10 juin 2009 dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, dans le cadre de la série « L’avenir du capitalisme ». Le but ? Défendre ses thèses, contestées notamment par Axel Honneth dans un éditorial intitulé « Fatale élucubration en provenance de Karlsruhe », paru en septembre 2009.

Dans cet essai, Sloterdijk dépasse le domaine théorique, pour avancer une véritable proposition opérationnelle, qui se présente comme la conséquence logique de certaines idées qu’il avait développées dans ses essais de philosophie politique, notamment dans Colère et temps : le rejet de la conception de l’homo œconomicus. C’est sur cette représentation des hommes comme des agents rationnels visant à la maximisation de leur utilité dans leurs interactions, que reposent les hypothèses de l’économie classique et post-classique. Le philosophe tente alors de rétablir la science économique à partir de l’éthique nietzschéenne. En effet, dans un passage d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche conteste l’« esprit du remboursement », en arguant que l’idée de « rémunération » (économique et morale) entraîne une dynamique de dettes (économiques) et de culpabilité (morale) qui fait en sorte que la vie de ceux qui en subissent le fardeau reste toujours liée au passé. À l’idée d’échange il faudrait substituer celle de don, que Sloterdijk entend comme un acte spontané et généreux qui n’entraîne aucune obligation de réciprocité de la part du destinataire.

Dans cette perspective, la proposition provocatrice de Sloterdijk consiste à faire du versement des impôts un acte volontaire : non plus un prélèvement forcé que l’État impose aux citoyens, mais un don que les citoyens choisiraient librement de faire à la communauté. Cette réforme devrait se faire progressivement : appliquée dans un premier temps à un faible pourcentage du revenu imposable, elle conduirait, d’après les prédictions de son auteur, à l’établissement d’un cercle vertueux qui finirait par éveiller les consciences et entraîner une vraie révolution morale, résolvant les problèmes du sentiment général de déconnexion entre citoyens et institutions, et de l’impossibilité d’une véritable participation à la vie démocratique. L’essai de Sloterdijk, comme c’était déjà le cas pour Colère et temps, a le mérite d’interroger de manière ambitieuse la nature humaine, l’égoïsme, la solidarité, et le courage de remettre en question des idées trop souvent acceptées sans s’interroger, pour essayer d’envisager une éthique différente, fondée sur une conception plus optimiste de la nature humaine. Cependant, sa proposition opérationnelle s’avère problématique, tant du point de vue philosophique que de celui de la preuve empirique des faits.

Commençons par ce deuxième aspect. Au cœur de son long essai introductif, Sloterdijk avance une prédiction psychologique sur les conséquences de sa proposition : « dès que l’on accorderait aux citoyens la liberté de verser une partie de leur imposition habituelle, fût-ce seulement au début quelques pour cents de leur "dette" fiscale, sous forme de don pour lequel ils pourraient librement choisir un bénéficiaire, ils s’éveilleraient, selon toute probabilité psychologique, de leur léthargie et de leur passivité à l’égard de l’impôt — pour ne pas parler des misérables réflexes d’évitement de l’impôt autour desquels est bâti tout notre système de finances publiques » (p. 48). Or, cette prédiction a malheureusement déjà été démentie sur le plan empirique. L’Italie connaît depuis des années les formes juridiques du « huit pour mille » (créé en 1984 par Bettino Craxi) et du « cinq pour mille » (créé en 2005), qui obligent les citoyens (sur la base de deux mécanismes de distribution différents) à destiner des pourcentages de leurs impôts respectivement à des organisations religieuses et à des associations à but non lucratif engagées dans des enjeux sociaux de leur choix : et pourtant, l’Italie reste à présent le pays européen avec le taux d’évasion fiscale le plus élevé d’Europe, baignant dans une vraie « culture » de l’évasion fiscale (voir le récent essai, Bianco 2022 : « Why it is not a shame to evade tax in Italy »).

Du point de vue philosophique, Sloterdijk rejette les hypothèses anthropologiques qui ont conduit, dans le contexte de la philosophie analytique, à formuler l’éthique de la question fiscale en termes de « dilemme du passager clandestin » – on observe chez la majorité des individus la tendance à préférer la possibilité de jouir des biens publics sans y contribuer économiquement, et pour garantir le bon fonctionnement des biens publics, on envisage des sanctions qui rendent cette préférence désavantageuse. L'auteur propose en retour son « éthique du don » fondée sur l’idée, développée dans Colère et temps, de l'importance des « affects thymotiques » (passions nobles résumées dans le désir de voir sa propre valeur reconnue), affects qui seraient en fait négligés.

L’individu paierait alors son impôt volontairement, heureux de prouver sa valeur et sa dignité devant la communauté ; la preuve de sa valeur est un enjeu intime de l’individu et la reconnaissance d’autrui n’est qu’une conséquence et non le but. Sloterdijk précise encore une fois que sa conception de l’humain est fondamentalement différente de celle de ses critiques : tant qu’il n’y a pas d’accord sur les prémisses fondamentales, aucun accord n’est donc possible sur les solutions pratiques et éthiques à adopter.

Son éthique du don pourrait cependant mettre davantage en question au moins deux aspects. En premier lieu, l’idée non suffisamment explorée dans sa théorisation que le don finit toujours par instaurer un régime de réciprocité, explicitement ou bien implicitement, dans une dynamique complexe de transparence apparente et d’action souterraine et secrète (on pense à l’étude classique de Marcel Mauss Essai sur le don, jamais citée dans Colère et temps ni dans les études recueillies dans Repenser limpôt). Deuxièmement, le fait que, dans le cadre d’un don qu’un citoyen ferait à l’État, ce don-échange se produirait entre un individu et l’entité caractérisée par et fondée sur le monopole de la violence légitime (pour le dire avec Max Weber). Une question se pose forcément : peut-on vraiment envisager, dans le cadre du rapport entre deux entités aussi déséquilibrées du point de vue ontologique et de la force dont ils disposent, la possibilité philosophique et opérationnelle d’un don authentiquement libre et volontaire ?

Nicole Siri - Configurations littéraires

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news-16312 Wed, 27 Mar 2024 15:17:49 +0100 Peter Sloterdijk, Colère et temps /en/news/piece-of-news/peter-sloterdijk-colere-et-temps Zorn und Zeit, Berlin, Suhrkamp Verlang, 2008 ; traduit de l'allemand par Olivier Mannoni, Paris, Fayard, 2011. Dans cet ouvrage, dont le titre fait écho à Être et Temps du philosophe Martin Heidegger, Peter Sloterdijk propose une histoire originale de la colère en Occident, afin de développer de nouvelles catégories philosophico-politiques pour l’analyse de la contemporanéité.

La mènis d’Achille dans l’incipit de l’Iliade fait de la colère « le premier mot de l’Occident », et le célèbre essai de Bruno Snell La Découverte de lesprit[1] devient le point de départ d’une analyse de la fonction de la colère dans la société archaïque, comme supplément temporaire de l’énergie du héros. À partir de ces considérations, Sloterdijk montre la domestication progressive de la colère, ainsi que de toutes les passions « thymotiques », expression par laquelle le philosophe indique la sphère des passions telles que l’orgueil, l’audace, le courage, la soif de justice, le sens de la dignité et de l’honneur. Il s’agit de passions anciennement considérées comme positives, dans la mesure où elles se rapportaient à l’éthique guerrière de la période archaïque, mais qui, au fil du temps, se configurent d’abord comme incompatibles avec la nature rationnelle de l’homme qui s’affirme à l’âge classique en Grèce (cette idée est déjà présente dans la philosophie stoïcienne), dans le cadre d’une première révolution morale, et ensuite comme désordonnées, et donc peccamineuses, dans la perspective de la morale chrétienne.

Comme d’habitude dans l’œuvre de Sloterdijk, la référence théorique principale dans sa réévaluation de ces tendances est la Généalogie de la morale, et plus généralement la critique par Nietzsche de la morale du ressentiment et sa réévaluation de l’orgueil. Cette réévaluation est cependant restée minoritaire au cours du XXe siècle, à peu d’exceptions près (un beau passage, non cité par Sloterdijk, de Noces à Tipasa d’Albert Camus vient à l’esprit : « On nous a tellement parlé de l’orgueil : vous savez, c’est le péché de Satan. Méfiance, criait-on, vous vous perdez, et vos forces vives. Depuis, j’ai appris en effet qu’un certain orgueil... Mais à d’autres moments, je ne peux m’empêcher de revendiquer l’orgueil de vivre que le monde tout entier conspire à me donner »).

Sloterdijk interroge les tendances anthropologiques et philosophiques qui ont caché de manière plus ou moins volontaire cet aspect thymotique des passions humaines. La psychanalyse est particulièrement critiquée par l’auteur, dans la mesure où, dans sa tendance à tout ramener à la sphère érotique, elle réduit les passions thymotiques à des formes de narcissisme. Ses propos résonnent avec ceux d’Eva Illouz dans Les Sentiments du Capitalisme concernant le privilège accordé par la pratique psychanalytique « à la souffrance et au traumatisme ».

Mais le livre vise surtout à montrer que le côté thymotique des passions humaines, domestiqué, effacé, canalisé, a continué à opérer de manière plus ou moins souterraine et secrète au fil des siècles. Dans les conceptions téléologiques, tant religieuses que laïques, qui envisagent l’accomplissement de la justice dans un futur plus ou moins proche, la colère se transforme en désir de vengeance et en ressentiment, s’accumulant dans des « banques de colère » dont peuvent profiter les religions ainsi que les idéologies politico-révolutionnaires.

Un problème crucial se pose alors lorsque ces idéologies disparaissent : la colère reste accumulée, mais dépourvue d’une direction vers laquelle se canaliser de manière unique. C’est pourquoi Sloterdijk, en conclusion de son essai, avance sa proposition finale qui renvoie encore une fois à la critique nietzschéenne de la morale du ressentiment : dans le contexte mondialisé actuel, et l’impossibilité d’un nivellement efficace de l’injustice qui découle des torts du passé, il faut tenter de dépasser le ressentiment et de créer les paradigmes d’une nouvelle « forme de vie détoxifiée ». Contre ce que Nietzsche appelait le « ressentiment » et la « morale du faible », et contre ce que la sociologie a plus récemment appelé « victimisation », Sloterdijk veut réhabiliter les passions thymothiques et la culture de l’ambition, dans une conclusion qui se fait plaidoyer en faveur de l’individualisme libéral (il a d’ailleurs a exprimé à maintes reprises son admiration pour Emmanuel Macron). Il propose une réévaluation morale de ce désir de l’individu d’être reconnu par les autres, qui encouragerait une méritocratie vertueuse où les rapports de force entre les individus seraient perpétuellement en négociation. La psychanalyse conçoit ce désir de reconnaissance excessif comme du narcissisme, mais on comprend mal en quoi sa proposition de renverser l’évaluation éthique de ce sentiment pour en faire une qualité entraînerait un changement vertueux, au regard de la valorisation de l’ambition déjà bien en place dans les dynamiques néolibérales actuelles.

Nicole Siri - Configurations littéraires

[1] B. Snell, La Découverte de l’esprit. La Genèse de la pensée européenne chez les Grecs, Paris, Éditions de l’Éclat, 1994.

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news-16311 Wed, 27 Mar 2024 15:15:30 +0100 Peter Sloterdijk, Le remords de Prométhée. Du don du feu à la destruction mondiale par le feu /en/news/piece-of-news/peter-sloterdijk-le-remords-de-promethee-du-don-du-feu-a-la-destruction-mondiale-par-le-feu Die Reue des Prometheus. Von de Gabe des Feuers zur globalen Brandstiftung, Berlin, Suhrkamp Verlag, 2023 ; traduit de l'allemand par Olivier Mannoni, Paris, Payot, 2023. Le remords de Prométhée est le livre le plus récent de Peter Sloterdijk, publié en mars 2023. Dans cet ouvrage dédié à la mémoire de Bruno Latour, l’auteur discute de l’urgence climatique.

Dans le sillage d’un passage célèbre du Capital où Marx définit le travail comme « un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action », les premiers chapitres retracent l’histoire de ce processus. L’auteur analyse les grands axes de l’évolution du travail au fil des siècles en Occident, et dépassant le Capital, il souligne systématiquement le rôle que l’extraction des ressources naturelles et l’énergie ont joué dans ce processus, à côté des diverses formes du travail humain. Le but de cette opération est de montrer que l’énergie a joué un rôle crucial dans le long processus de progressive émancipation des hommes de l’effort lié au travail, par le biais de la technique, jusqu’à ce que l’exploitation des hommes se soit déplacée dans l’exploitation de la Terre.

C’est ainsi que Sloterdijk interprète la crise climatique actuelle, et l’insoutenabilité des modes de vie contemporains, comme le résultat du processus qui était censé mettre fin à « l’exploitation de l’homme par l’homme ». Dans l’histoire du progrès technique en Occident, Sloterdijk découvre alors un détournement du but originel du don prométhéen du feu. L’énergie était censée être un outil qui aurait permis aux hommes de s’affranchir de l’effort physique ; l’usage humain a fini par exploiter la Terre avec une violence sans précédent, dont les immenses conséquences sont encore à peine visibles.

Dans le premier chapitre de l’ouvrage, Sloterdijk discute l’économie archaïque (et notamment préhistorique), la considérant comme une économie du gaspillage, mais dont les ressources matérielles restent limitées. L’auteur examine ensuite les civilisations anciennes et l’institution de l’esclavage, pour montrer que l’apport de la force musculaire des esclaves à l’économie de telles sociétés tend à éclipser le rôle des carburants dans l’ensemble du « budget énergétique », même au sein d'économies qui recourent abondamment au travail forcé. Le troisième chapitre interroge le mythe de la modernité qui interprète le progrès comme l’histoire d’une libération progressive de l’effort lié au travail par la technique, arguant que, malgré ce mythe, l’homme a été longtemps la victime impuissante de la pénurie de ressources matérielles et ne pouvait vivre dans l’abondance malgré la force humaine et les premiers carburants.

C’est avec la découverte de la force vapeur que le métabolisme homme-nature-énergie connaît une véritable révolution, et s’oriente définitivement au profit de l’énergie : Sloterdijk argue qu’à partir de la révolution industrielle, le travail des hommes se trouve subordonné à la puissance des machines, et il appelle le prolétariat le « junior-partenaire des énergies pyrotechniques issues de l’antiquité de la Terre et capables d’animer les machines ».

Cette nouvelle configuration du rapport entre travail et énergie s’accompagne selon le philosophe d’une dynamique de mépris de la nature sans précédent, tant du point de vue de l’extraction, que de l’imprudence avec laquelle les effets secondaires (les émissions carbone) sont négligés. Le don du feu est alors détourné de son but originel : c’est d’abord une aide pour les hommes (la cuisson et le chauffage au bois), qui doivent tout de même conserver un mode de vie raisonné car les ressources forestières sont limitées ; mais l’« humanité » (ou plutôt les pays occidentaux) qui découvre le charbon se retrouve alors dans une situation d’abondance sans précédent, et surexploite les ressources terrestres, adoptant un mode de vie insouciant du gaspillage. Sloterdijk imagine alors le remords et la honte de Prométhée voyant le mauvais usage que les hommes ont fait de son don.

L’essai de Sloterdijk se termine par la discussion sur l’urgence climatique actuelle, et le conflit qui nous attend dans les décennies à venir. Un défi, déjà décrit par Clive Hamilton dans Les Apprentis sorciers du climat, s’ébauche d’ores et déjà entre deux factions opposées : d’une part la menace « néoprométhéenne » ou « hyperprométhéenne », d’autre part l’émergence de technologies dites « post-prométhéennes ». Plutôt que considérer sérieusement l’insoutenabilité de la situation actuelle, les néoprométhéens (l’« humanité pyromane » pour le philosophe) cherchent d’autres technologies et solutions qu’il appelle « incendiaires » (le nucléaire, le stockage du CO2 au sein de la Terre, dont les conséquences sur le long terme sont inconnues) dans une tentative obstinée de garder le style de vie auquel nous sommes habitués. Quant aux technologies post-prométhéennes, elles permettraient d’extraire de « l'énergie intelligente » des actions les plus infimes de la vie quotidienne (une balade à vélo, une séance à la salle de sport), et aboutiraient à un profond remaniement de notre style de vie, dans le cadre d’une révolution morale à venir, qualifiée de « pacifisme écologique ». Une telle révolution, invoquée par Sloterdijk, aurait des conséquences éthiques et politiques, portant sur la vie des individus et sur leur attitude face à la Terre. Les ressources minières devraient être considérées non pas la propriété des États-nations, mais un patrimoine mondial de l’humanité, et les pratiques actuelles d’extraction devraient être condamnés en tant que « crimes d’extraction ». Il propose une solution pacifiste, dans le sillage de Bruno Latour, imaginant l’action conjointe et victorieuse d’une collectivité qui arriverait enfin à prendre conscience de l’urgence climatique et s’unirait dans un « parti écologique » qui traverserait les classes et les nations. Son livre se termine ainsi par l’invocation : « Fire-Fighters de tous les pays, jugulez les incendies ! ».

Nicole Siri - Configurations littéraires

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news-16310 Wed, 27 Mar 2024 14:10:13 +0100 Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie : de l’anthropotechnique /en/news/piece-of-news/peter-sloterdijk-tu-dois-changer-ta-vie-de-lanthropotechnique Du musst dein Leben ändern. Über Anthropo-technik, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 2009 ; traduit de l'allemand par Olivier Mannoni, Paris, Libella, 2011. Tu dois changer ta vie entraîne le lecteur dans une réflexion vertigineuse, qui va des pratiques yogiques de l’Inde ancienne à la Scientologie, du parcours de formation envisagé pour les gardiens dans la République de Platon à l’invention de l’anesthésie en 1846, des exercices spirituels des bénédictins au rôle joué par le sport dans les sociétés occidentales à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, pour arriver enfin à formuler ce que l’auteur appelle « une théorie générale de l'exercice ». Le plus grand mérite de cet ouvrage monumental de Peter Sloterdijk est probablement celui-ci : en replaçant le rôle de la répétition au cœur du débat sur les actions humaines, même dans les actions telles que la création artistique, que l’éthique qualifie comme « les plus élevées » (un rôle systématiquement effacé au cours de la modernité : il suffit de penser au mythe romantique du génie, qui théorise la création artistique comme le fruit d’une inspiration momentanée et divine, et non pas comme le résultat d’un long entraînement), il ouvre une nouvelle perspective pour la théorie et l’éthique de l’action.

À la base de la « théorie générale de l’exercice » développée dans cet ouvrage, il y a deux présupposés substantiels : une conception de l’homme comme une créature dont l’existence est constituée « à 99,9% de répétitions dont la plupart sont de nature strictement mécanique » (p. 580), et l’idée du caractère ambivalent de la répétition. Dans le cadre de cette dernière idée — généralement négligée par la réflexion morale moderne, qui se concentre plutôt sur les aspects négatifs de la répétition —, Sloterdijk propose une distinction entre les actions répétitives qui possèdent et emprisonnent l’individu dans les chaînes de l’habitude et de l’abrutissement, et les actions répétitives qui au contraire permettent à l’individu de s’élever et de parvenir à la maîtrise du geste dans n’importe quel domaine.

La tâche éthique la plus importante, celle qui permet d’arriver à mener une vie bonne, devient par conséquent la capacité de distinguer les bons des mauvais exercices, les bonnes des mauvaises répétitions : Sloterdijk définit l’homme comme « une créature vivante condamnée à la distinction des répétitions » (p. 577-78). C’est en remplaçant les mauvaises par de bonnes répétitions que l’on peut arriver à s’élever par ce que l’auteur appelle une « éthique acrobatique » fondée sur la discipline et l’exercice. La différence fondamentale entre les deux types de répétition, dans la théorie de Sloterdijk, ne repose pas dans la nature des actions, mais dans l’attitude des hommes. Les actions répétitives sont qualifiées de « mauvaises » quand elles sont acceptées par les hommes sans y réfléchir, par habitude, et deviennent des automatismes ; elles sont au contraire qualifiées de « bonnes » quand elles font l’objet d’un choix. La distinction éthique est donc ici « la distinction entre une vie dans les chaînes de fer, le plus souvent non perçues, des habitudes involontairement acquises, et une existence au bout de la chaîne éthérée d’une discipline librement acceptée » (p. 579).

Dans une perspective diachronique, Sloterdijk retrace une histoire des formes de l’impératif d’essayer d’améliorer sa vie systématiquement et incessamment (ce qu’il appelle « l'impératif métanoïque » ; le titre de l’ouvrage, Tu dois changer ta vie, qui résume cet impératif, est tiré d’un poème de Rilke, où l’injonction se manifeste au poète lorsqu’il contemple un torse d’Apollon au Louvre). Le philosophe identifie une fracture substantielle entre les exercices des anciens (en cela, les études de Pierre Hadot sur la philosophie comme pratique de vie dans le monde antique, et notamment son livre La Philosophie comme manière de vivre, sont un préalable capital de la réflexion de Sloterdijk) et les exercices des modernes. La révolution morale essentielle de la modernité, d’après le philosophe, serait la « modération des prétentions éthiques » (p. 528), que Sloterdijk appelle aussi la « déverticalisation de l’existence ». D’après sa reconstruction, les exercices des anciens consistaient en des choix de vie totalisants et radicaux, qui deviennent impossibles à la modernité (il date l’avènement de cette révolution au XVe siècle) pour la plupart des individus. Ces choix se trouvent ramenés à la sphère du « fanatisme » (p. 529), connoté négativement.

L’idée de progrès joue un rôle central dans cette reconstruction : dès qu’on commence à concevoir le progrès comme une évolution collective, il en découle que les individus peuvent y participer (et donc s’élever, et mener une bonne vie) par le moyen de modes de vie et d’efforts beaucoup moins radicaux que ceux des ascètes et des philosophes du monde ancien. C’est pour cela que Sloterdijk finit par qualifier l’idée de progrès de « métanoïa à moitié prix » (p. 529) : l’impératif d’améliorer sa propre vie peut être respecté par les individus avec beaucoup moins d’effort dans la modernité, par le moyen de la participation à un processus collectif.

Par le biais de sa théorie générale de l’exercice, Sloterdijk ramène de manière convaincante au même phénomène des actions, des pratiques et des disciplines apparemment disparates — en cela, ses observations, parfois provocatrices, sur l’essence du travail (qu’il considère comme l’une des principales formes modernes de l’exercice) sont particulièrement fécondes pour s’interroger sur le travail dans une perspective existentielle.  L’essai dialogue avec - et rejette en partie - les théories de l’action de la philosophie du XXe siècle, notamment celle proposée par Hannah Arendt dans La Condition de l'homme moderne, qui hiérarchise les types d'action en se basant sur la qualité intrinsèque des actions plutôt que l'attitude intérieure de ceux qui les accomplissent, ou celle de l'ouvrage de Richard Sennett Craftmanship qui dialogue de manière critique avec Arendt.

L’ouvrage de Sloterdijk se termine par l’exhortation à « s’orienter vers l’impossible » : malgré la complexité croissante du système mondial moderne puis contemporain, qui pose davantage d’obstacles pratiques et matériels aux individus qui tentent de choisir des modes de vie « radicaux », seule une attitude et des changements ambitieux peuvent sauver l’humanité de la « Grande Catastrophe » que la crise globale est en train d’amorcer.

Nicole Siri - Configurations littéraires

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news-16215 Tue, 26 Mar 2024 17:15:00 +0100 « Faire cas » du deuil par l’écriture : les journaux de deuil d’écrivains contemporains /en/news/piece-of-news/faire-cas-du-deuil-par-lecriture-les-journaux-de-deuil-decrivains-contemporains Conférence de Maïté Snauwaert (Université de l’Alberta) Lethica reçoit la professeure Maïté Snauwaert pour une conférence autour de son dernier essai :

La considération du deuil s’est considérablement modifiée au cours des dernières décennies, y compris dans la clinique. Toute une littérature émerge qui rend compte de cette évolution : textes autobiographiques d’écrivains reconnus ou émergents, qui relatent l’expérience de la perte dans sa vérité nue comme dans la persistance des liens. Dans mon dernier essai, Toute histoire de deuil est une histoire d’amour (2023), j’ai examiné des dizaines de ces journaux de deuil d’écrivains contemporains, pour mettre au jour combien leur discours nous est indispensable. Car en « faisant cas » du chagrin et en « prenant soin » des morts, ils nous autorisent à voir que le deuil est une expérience majeure de la vie humaine.

Maïté Snauwaert est l’autrice de plusieurs essais (Philippe Forest, la littérature à contretemps, 2012; Duras et le cinéma, 2018; La Douleur, sur l’adaptation cinématographique de l’œuvre de Marguerite Duras, 2019), ainsi que d’un livre d’entretiens avec Jane Sautière (Comment vivre. Essai-conversation, 2022). Son plus récent essai, Toute histoire de deuil est une histoire d’amour sur les journaux de deuil d’écrivains contemporains, est paru aux Éditions du Boréal à Montréal dans la collection « Liberté grande » (2023). Son travail s’intéresse aux œuvres littéraires et artistiques qui représentent la fin de vie, le vieillissement, et les formes fragilisées de la vie humaine au 21e siècle. Elle a été collaboratrice au magazine Spirale et recense régulièrement les essais pour Lettres québécoises. Elle est professeure titulaire à l’Université de l’Alberta.

 

Entrée libre et gratuite.

 

Pour aller plus loin :

Lire un entretien avec l'autrice

Lire l'ouvrage en format ebook (BNU & Unistra)

Lire la recension sur le Lethictionnaire

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Agenda de l'ITI Lethica
news-16300 Mon, 25 Mar 2024 14:44:04 +0100 Cédric Sueur, Kamikaze Saru : le singe cobaye /en/news/piece-of-news/cedric-sueur-kamikaze-saru-le-singe-cobaye Clichy, Éditions du Jasmin, coll. Jasmin Noir, 2021. Éthologue et primatologue, co-auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la relation homme-animal ou aux macaques japonais (Les études animales sont-elles bonnes à penser ? Repenser les sciences, reconfigurer les disciplines avec Aurélie Choné, Isabel Iribarren, Marie Pelé et Catherine Repussard en 2020 ; Saru : singes du Japon avec Marie Pelé et Alexandre Bonnefoy en 2016), Cédric Sueur se livre ici à un exercice apparenté à la recherche-création : ses sujets d’études deviennent en effet les personnages d’un roman qui, s’il se fonde sur des « références scientifiques ou des événements réels » ainsi que l’annonce l’avertissement au lecteur, n’en demeure pas moins avant tout une œuvre de fiction. Et de fait, le chercheur se coule avec une remarquable aisance dans le moule du polar ou du roman noir, auquel il emprunte le motif topique du duo d’enquêteurs dépareillés, devenus ici l’incarnation d’une interculturalité bénéfique : l’inspecteur Kurosuke Ogawa, métisse franco-japonais catholique, trop souvent enclin à recourir aux consolations prodiguées par les alcools forts, fait équipe avec la paisible Miyuki Watanabe, fille d’un moine bouddhiste et autrice de haïkus à ses heures perdues. Le lecteur de polars occidentaux sera peut-être dépaysé par ce récit qui fait la part belle aux traditions nippones et aux realia de la vie japonaise, fréquemment éclairées par des notes de bas de page : il ne sera cependant pas déçu par une enquête qui ne ménage ni les rebondissements, ni les crimes spectaculaires, tous survenus dans le relatif huis clos d’un institut de recherche, où explose une bombe dans les premières pages du roman. Lorsque sera découvert le quatrième cadavre – celui d’une militante antivivisectionniste, trouvée nue dans un enclos réservé aux singes du laboratoire, l’inspecteur Kurosuke osera même un rapprochement avec le film Seven de David Fincher, où un tueur en série immole ses victimes en mettant en scène avec une cruauté raffinée le châtiment des sept péchés capitaux (p. 233). Bien plus que de l’application d’une morale chrétienne, c’est pourtant la mise en œuvre de principes éthiques, et notamment de l’éthique animale, qui occupe au cœur de l’intrigue : à la rétribution sanglante de l’orgueil, de la paresse et de la luxure s’est substituée une interrogation inquiète de la relation interspécielle, rapidement placée au cœur de l’enquête.

Aux militants de la cause animale, rassemblés dans l’association JAVA (Japan Anti-Vivisection Association), récompensée en 2012 par le prix Lush (p. 83) pour ses actions contre l’expérimentation animale, s’opposent les chercheurs de l’institut, pour qui les tests menés sur les macaques sont justifiés par le souci de sauver des vies humaines. « Ils leur injectent des produits, leur ouvrent le crâne, les mettent à mort pour les découper, alors que ces singes partagent quatre-vingt treize pour cent de gènes avec nous ! Vous vous rendez compte ? Quatre-vingt treize pour cent de gènes en commun ! Et le fait que les singes nous ressemblent tant, c’est précisément l’excuse que ces scientifiques trouvent pour faire des recherches sur eux ! » vitupère la présidente de JAVA. Quoique les scientifiques du laboratoire mettent en avant le bénéfice potentiel des traitements élaborés grâce aux singes et dénoncent de leur côté la propagande mensongère des animalistes, dont la « politique de communication » se fonde souvent sur une représentation caricaturale et inexacte de la réalité (p. 217), le secret d’État qui entoure leurs expériences contribue à entretenir un climat de méfiance et de paranoïa : en plaçant les travaux de l’institut sous l’étroite surveillance du Ministère de la Défense, qui freine à plusieurs reprises la progression de l’enquête, Cédric Sueur illustre la complexité de l’équilibre à trouver entre transparence et secret dans les questions de santé publique. L’enquête révèlera ainsi que les macaques de l’institut, en partie recueillis dans les zones irradiées autour de Fukushima (bien plus conséquentes que le périmètre officiellement considéré comme contaminé), servent de cobayes pour élaborer un traitement préventif visant « à supprimer les effets létaux de la radioactivité », dans un contexte marqué par le souvenir de l’accident nucléaire de 2011 et par la menace croissante des missiles nord-coréens (p. 129).

Faire du « programme de thérapie antinucléaire » une « priorité absolue » justifie-t-il pourtant que des expériences soient secrètement menées sur les primates ? À l’inverse, le souci de défendre les animaux légitime-t-il le recours à des actions terroristes qui peuvent conduire à mettre en péril la vie humaine ? Le roman semble se refuser de trancher et préconise, à l’instar du père de Miyuki Watanabe, une approche nuancée, incitant à faire cas des animaux autant que des humains :

Mais la religion bouddhiste n’a pas de dogmes, pas de règles inviolables. Le père de Miyuki lui explique qu’il faut étudier la question au cas par cas. Mettre à mort une dizaine de macaques ou un millier de souris pour prolonger notre existence de cinq ans, ce n’est pas acceptable. Mais sacrifier une dizaine de macaques pour sauver des milliers d’humains peut s’envisager. Le choix ne peut pas être catégorique. Il devrait appartenir aux singes. Mais peuvent-ils décider ? L’homme peut-il décider à leur place ? (p. 300)

Comme Kim Stanley Robinson dans Le Ministère du Futur, Cédric Sueur pose la question de la légitimité de la violence, qu’elle soit exercée à l’encontre des animaux ou des humains : l’une des caractéristiques les plus remarquables de son roman tient à ce titre à l’effacement systématique de la frontière entre les deux espèces. Peinant à résoudre le mystère (que le présent compte-rendu se gardera de déflorer), les deux inspecteurs finissent ainsi par se souvenir que les macaques ont été les « témoins oculaires » des événements et tentent donc – sans grand succès, il est vrai – de les impliquer dans la résolution de l’enquête. Dans la scène finale, ils seront sommés de choisir entre la vie d’un singe et celle d’un humain, selon toute vraisemblance coupable, et peineront à trancher ce « cas de conscience » où s’exprimeront pleinement leurs sensibilités divergentes (voir Frédérique Leichter Flack, Le Laboratoire des cas de conscience, 2012). C’est pourtant surtout le dispositif narratif mis en œuvre par l’auteur qui conduit à l’érosion progressive de la frontière interspécielle. En faisant alterner des chapitres narrés depuis la perspective des humains et des chapitres racontés à hauteur de singe, il n’incite pas seulement le lecteur à tenter de voir le monde à la façon des macaques, dans une approche qu’on pourrait qualifier de zoopoétique (voir Anne Simon, Une bête entre les lignes : essai de zoopoétique, 2021) : il jette aussi des ponts plus ou moins explicites entre le règne animal et celui des humains. Dès les premières pages, la « présentation du groupe des macaques » illustrée de portraits de chacun des membres du clan, précède la liste des personnages humains. Plus loin, le cauchemar qui perturbe le sommeil de l’inspecteur rejoint ainsi celui du macaque Raytoku, inquiet de ne parvenir à trouver sa place dans le clan ; la douleur de la présidente de l’association JAVA, dont la fille est morte après avoir consommé des médicaments aux effets secondaires insoupçonnés, résonne avec celle de la femelle macaque Urara berçant le cadavre de son petit ; la chasse à l’écureuil menée par les singes dans l’enceinte de leur enclos évoque la recherche effrénée des suspects et des pistes susceptibles de clore l’enquête. Glissant du polar noir à l’enquête éthique, le roman de Cédric Sueur ne cesse de transgresser la frontière entre les espèces – que ce soit pour dénoncer la bestialité des hommes (« parmi les êtres qu’il a croisés aujourd’hui, les macaques ne sont pas les plus bestiaux », remarque l’inspecteur p. 96) ou pour souligner l’intelligence ou la sensibilité des macaques : « les deux espèces de primates – macaques et humains – se toisent » (p. 178) et plus que dans tous les interrogatoires de police, c’est dans ce face-à-face que se cristallise le mystère du roman.

Ninon Chavoz - Configurations littéraires

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- Lethictionnaire - Transparence et secret Faire cas / Prendre soin Recension
news-16273 Wed, 20 Mar 2024 13:09:24 +0100 Ecologie et propagande /en/news/piece-of-news/ecologie-et-propagande L’association des termes d’écologie et de propagande est en apparence provocatrice, et même politiquement incorrecte. Parler de « propagande écologique », n’est-ce pas en effet faire le jeu de ceux qui refusent à l’écologie le statut de science ? Soulever un tel débat ne reviendrait-il pas à ouvrir la boîte de Pandore ? Le projet ECOPROP, dont cette notice entend esquisser les contours, postule précisément le contraire. En associant les termes d’« écologie » et de « propagande », nous prenons acte de la dimension passionnelle que revêt encore le discours écologiste à l’époque contemporaine : le sentiment écologique compte aujourd’hui parmi les « émotions démocratiques » définies par Martha Nussbaum, et il requiert à ce titre un examen pluridisciplinaire approfondi. En faisant remonter le lien entre propagande et écologie au « colonialisme vert » qui se développe en France au XIXe siècle, le projet « Écologie et propagande » entend inscrire l’analyse de ce discours dans le temps long, en étudiant à la fois les modalités de sa construction et celles de sa réception. En prenant acte de la nécessité de contribuer à la prise de conscience écologique par des arguments qui ne seraient pas exclusivement d’ordre scientifique, il se tourne cependant aussi vers le futur, pour proposer des pistes de réflexion sur l’accompagnement discursif, médiatique, littéraire et artistique de la transition écologique.

Affirmée dans les rapports successifs du Groupe Intergouvernemental d’Experts sur le Climat (GIEC), la nécessité d’un engagement collectif contre le changement climatique et d’une transformation consécutive de nos modes de vie fait aujourd’hui l’objet d’un consensus dans la communauté scientifique. Les actions menées à l’échelle internationale et locale se révèlent néanmoins largement insatisfaisantes au regard des préconisations formulées par les experts. La question que pose aujourd’hui l’écologie n’est donc plus – ou plus exclusivement – d’ordre scientifique : elle concerne l’éthique et les modalités de ce que le penseur anglo-ghanéen Kwame Anthony Appiah appelle une « révolution morale », c’est-à-dire une mutation de la sensibilité susceptible d’engendrer une transformation rapide de nos comportements. Pour porter ses fruits, la lutte contre le réchauffement climatique implique en effet de « réinventer le cercle de la moralité, en y incluant beaucoup plus d’êtres vivants » (James Garvey, 2010) mais aussi d’orchestrer un changement de la sensibilité qui conduise à récuser des comportements qui ont longtemps été jugés acceptables, ou même collectivement valorisés. Un tel changement, si l’on en croit les analyses d’Appiah, qui examinait de son côté les cas de l’abolition de l’esclavage, de l’interdiction du duel et de l’interruption de la pratique des pieds bandés en Chine, ne se fonde pas sur la prise en compte d’arguments rationnels, souvent convoqués en vain, mais sur les sentiments de honte et d’estime qui nourrissent un sens de l’honneur collectif. Il semble dans ces conditions légitime de s’interroger sur le rôle que peuvent jouer les discours – qu’ils soient médiatiques, politiques ou littéraires – dans l’émergence d’une révolution morale dans le domaine de l’écologie. Faut-il en d’autres termes appeler de ses vœux l’émergence d’une « propagande » écologique, susceptible de favoriser un changement de sensibilité et, partant, une transformation de nos comportements ?

Quoiqu’il soit souvent grevé de connotations négatives, le terme de « propagande » ne désigne pas uniquement un instrument de domination politique prisé des régimes totalitaires : parler de « propagande » consiste avant tout à évoquer un régime discursif singulier, caractérisé par sa vocation performative et par sa volonté de marquer les esprits. Qu’elle soit placardée sur les murs, projetée sur les écrans ou coulée dans le texte, l’image joue un rôle essentiel dans ce travail de l’opinion. C’est pourquoi l’exploration des notions et des représentations reliant Écologie et propagande tient moins de l’abécédaire ou de l’encyclopédie que de l’imagier : nous proposons ainsi de rassembler une centaine d’images employées dans le discours médiatique ou littéraire pour évoquer le changement climatique et la transition écologique : chaque entrée est accompagnée d’une ou plusieurs illustrations textuelles et/ou graphiques (extrait de texte littéraire, affiche, campagne publicitaire, photographie de presse, œuvre d’art).

Le terme « d’image » choisi pour désigner les différentes entrées est ici compris au sens large, désignant aussi bien des métaphores (parfois si bien intégrées au discours courant qu’elles ne sont plus perçues comme telles, mais sont devenues des usages quotidiens) que des « mots-logos » relevant d’une rhétorique figée ou de rapports d’analogie implicites. L’image, en d’autres termes, est ce qui nourrit l’imagination collective : or, comme le rappelle Lawrence Buell, « la manière dont nous imaginons une chose, vraie ou fausse, affecte notre conduite envers elle, et cela vaut pour les nations comme pour les individus ». L’imagier critique ECOPROP répond donc à plusieurs objectifs :

  • Évaluer l’impact et l’utilité de ces images. Sont-ce des images dangereuses qui, au même titre que celles dont Susan Sontag récuse l’usage à propos de la maladie, conduisent à un infléchissement dangereux du discours politique ? Sont-ce au contraire des images vertueuses qui peuvent favoriser la prise de conscience de l’urgence écologique ? En d’autres termes, ces images participent-elles de ce que Lawrence Buell nomme « l’imagination environnementale » ?
  • Replacer ces images dans le temps long, en évitant ainsi l’écueil du présentisme et l’illusion de la nouveauté. En étendant notre enquête aux discours médiatiques et littéraires, du XVIIIe siècle à nos jours, nous entendons montrer à la fois la pérennité de certaines images (ainsi de la fameuse « croissance » devenue credo économique de l’Occident, ou du « bourgeois bohème » devenu « bobo »), et le changement, voire parfois l’inversion, du sens qui leur est imparti.
  • Mettre en évidence des fils métaphoriques : réfléchir aux images utilisées dans le discours médiatique, politique et littéraire conduit à identifier des lignes fortes et des récurrences – la métaphore organique par exemple, ou l’analogie établie entre écologie et religion.
  • Réfléchir au rôle de la littérature, qui peut contribuer à souligner l’existence d’images implicitement véhiculées par le discours quotidien, ou en anticiper l’émergence.
  • Examiner à une échelle transnationale la traductibilité de ces images ou au contraire leur spécificité francophone.

 

Construire la notion problématique de « propagande écologique », sans entamer en rien la légitimité scientifique du discours écologique, implique dès lors de croiser plusieurs approches, dans une perspective interculturelle, interdisciplinaire et trans-séculaire. Tout en s’attachant à un sujet d’actualité, susceptible de rencontrer directement les préoccupations de la région Grand Est, et en proposant des pistes concrètes pour le renforcement du discours écologique aujourd’hui, le projet « Écologie et propagande » sera fondé sur une prise de distance à la fois historique et géographique.

  1. Dans une perspective historique, il s’agira d’examiner l’archéologie de la construction du discours écologique depuis le XIXe siècle et son articulation à une propagande coloniale. Relire la propagande coloniale au prisme de l’écologie permet d’y relever la valorisation récurrente d’une nature encore sauvage : celle-ci apparaît autant dans les discours que dans les affiches et autres supports graphiques qui promeuvent l’empire français. Comme d’autres aspects de la propagande coloniale, cette valorisation d’une nature vierge, à préserver ailleurs qu’en Europe, se maintient encore aujourd’hui. Comme le note judicieusement Guillaume Blanc (L’invention du colonialisme vert, 2020), « la question écologique mondiale est influencée par le passé colonial », au point qu’« entre la géographie coloniale et la politique actuelle d’une institution internationale comme le WWF, le lien est plus qu’évident, il est flagrant » : il découle de la diffusion du mythe d’une terre vierge, qu’il faudrait à tout prix prémunir de toute transformation humaine en créant les premières réserves. Le risque, ce faisant, est de construire une nature imaginaire en faisant fi des activités humaines qui s’y inscrivent et en mettant en péril certaines des populations qui habitent les lieux : cette critique, formulée à l’encontre du colonialisme vert que Guillaume Blanc étudie notamment en Éthiopie, trouve des échos saisissants dans la dénonciation, en Occident, d’une « écologie punitive », qui entraverait les activités d’une partie des citoyens. Dans ces conditions, l’inscription du lien entre écologie et propagande dans la perspective historique du « colonialisme vert » permettra à la fois de mieux comprendre la construction du discours écologique contemporain et d’en développer une approche critique, en soulevant les questions suivantes : la préservation de la nature peut-elle s’exprimer autrement que par une « mise en réserve », qui implique parfois le bannissement de l’humain ? Quels sont les caractéristiques du mythe de l’Eden écologique et comment s’en émanciper aujourd’hui ? Comment en définitive, libérer l’écologie du poids de son héritage colonial ?
  2. Dans une perspective interculturelle, décoloniale et/ou postcoloniale, le présent projet développera l’idée selon laquelle la construction du discours écologique contemporain gagnerait à ne pas se cantonner à une approche occidentale de la question. Pour Malcolm Ferdinand (Une écologie décoloniale, 2019), il existe ainsi une « double fracture coloniale et environnementale » : celle-ci se manifeste dans l’absence de représentation de sujets et penseurs racisés dans les instances de réflexion sur l’écologie, et dans l’éclipse consécutive de la diversité des lieux géographiques et des modes de vie qui leur sont associés. Dans ces circonstances, il importe de construire une « écologie décoloniale » qui permette une « conceptualisation de la crise écologique associée à la quête d’un monde défait de ses esclavages, de ses violences sociales et de ses injustices politiques » (Ferdinand, 2019). Comment inventer une écologie globale, qui ne concerne pas uniquement les sociétés occidentales ? On pourra ici procéder à des études de cas, en s’intéressant par exemple au scandale de l’exploitation des mines de cobalt au Congo, qui favorisent le développement d’attitudes en apparence vertueuses en Occident, permettant la fabrication de batteries pour des véhicules électriques, mais aboutissent localement à de graves prédations environnementales et à l’exploitation de travailleurs mineurs. Les civilisations non-européennes ne sont-elles pas susceptibles de nous proposer des modèles écologiques alternatifs et d’aider ainsi à la reformulation du discours écologique contemporain, comme le suggère par exemple Nastassja Martin ?
  3. Dans une perspective éthique, le projet « Écologie et propagande » accordera une place importante à l’évaluation de l’acceptabilité morale et sociale de la propagande. Il s’interrogera à ce titre sur les leviers de la « révolution morale », qui constitue l’une des quatre thématiques centrales de l’ITI LETHICA. Comment transformer des codes moraux dont l’injustice a été scientifiquement établie ? Comment convertir des sentiments moraux d’ordre privé en nouvelles normes publiques, respectueuses des formes variées de vulnérabilité qui contribuent également à la définition de l’existence humaine ? Par ailleurs, le projet sera l’occasion de formuler une réflexion sur les enjeux éthiques de la propagande : dès lors que celle-ci entend servir une cause juste, étayée par des arguments scientifiques et non pas seulement par des considérations idéologiques, dans quelle mesure peut-elle constituer une méthode acceptable ? Faut-il accepter, par exemple, le rôle confié aux lobbys dans la défense de l’écologie, notamment dans des instances internationales telles que le Parlement européen, ou s’en scandaliser, comme le suggère le récent film de Frédéric Tellier (Goliath, 2022) ? Le projet « Écologie et propagande » entrera dès lors aussi en relation avec une deuxième thématique centrale de l’ITI LETHICA, « transparence et secret », qui met l’accent sur la demande croissante de transparence dans la vie politique, et sur la révélation concomitante de nombreux scandales, y compris dans le domaine de l’écologie (par exemple le scandale des émissions de moteur Diesel en 2014, ou plus récemment le scandale des mines de cobalt au Congo évoqué ci-dessus).
  4. Dans une perspective esthétique, il s’agira de réfléchir au rôle que peuvent avoir les arts et la littérature dans la mise en place d’une prise de conscience écologique. Le célèbre terroriste américain Théodore Kaczynski, reconnu par certains penseurs comme l’initiateur de conceptions radicales de l’écologie (Jean-Marie Apostolidès, 2018), insiste dans ses écrits sur le rôle de la propagande véhiculée par l’industrie du divertissement, dont l’influence conduirait les citoyens à accepter l’amoindrissement de leurs libertés au bénéfice du progrès technologique. N’est-il cependant pas possible d’imaginer l’inverse, en prêtant aux productions artistiques, littéraires et cinématographiques une capacité à favoriser la prise de conscience écologique des lecteurs et des spectateurs ? Là encore, le projet soulignera l’importance des représentations de l’Afrique dans la construction sur le long terme d’une conscience écologique mondialisée. Les Racines du ciel de Romain Gary peut ainsi être considéré comme l’un des premiers romans écologiques du XXe siècle ; dès le XIXe siècle, des récits coloniaux comme Le Monde noir de Marcel Barrière contribuent précocement à la célébration d’une nature tropicale intacte. Quels sont les héritages de ces représentations dans la littérature contemporaine et quelle piste cette dernière ouvre-t-elle pour imaginer une écologie qui ne soit pas assimilable à un « colonialisme vert » ? La réflexion pourra par exemple porter sur le rôle de la science-fiction et de la littérature d’anticipation dans la construction de scénarios, souvent catastrophiques, dépeignant l’évolution de la planète dans les siècles à venir : dans quelle mesure ces productions (littéraires, mais aussi plastiques ou cinématographiques) peuvent-elles être considérées comme des illustrations ou des manifestations d’une propagande écologique ? Quelle est dans ce cas leur efficacité, notamment lorsqu’elles appartiennent à des genres considérés comme populaires ou à ce que Bernard Mouralis nommait, dès 1975, « les contre-littératures » ?
  5. Dans une approche médiatique et linguistique, le projet pourra enfin amener ses porteurs et leurs collaborateurs ponctuels à s’interroger sur la construction du discours écologique, que ce soit dans la littérature, dans le discours politique ou dans les médias. Une attention particulière pourra ainsi être accordée à l’usage des images et des métaphores, privilégiées depuis quelques décennies pour aborder la question du réchauffement climatique et de la transition écologique. De la « maison brûle » de Jacques Chirac (Johannesburg, 2002) au « trou dans la couche d’ozone » en passant par « l’atterrissage » de Bruno Latour (2017), par la personnification mythologique de l’hypothèse « Gaïa », par la « collapsologie » ou par les notions économiques de « croissance » et de « décroissance », les métaphores abondent dans le domaine écologique, que l’on se tourne vers le discours politique ou vers la réflexion critique contemporaine. Il semble dès lors légitime de s’interroger sur la construction et la réception de ces images : dans quelle mesure renforcent-elles ou minorent-elles au contraire l’efficacité du discours écologique ? D’autre part, quel peut être l’apport des écrivains – et singulièrement des écrivains africains, embrassant la perspective d’une écologie décoloniale ou postcoloniale – dans la construction de ces métaphores ? Le poète, romancier et dramaturge congolais Sony Labou Tansi propose ainsi dès les années 1970 (Conscience de tracteur) le terme de « cosmocide », qui fait écho au développement de la notion d’écocide, débattue depuis 1947 au sein de la Commission du droit international. Est-il possible d’imaginer des porosités dans le répertoire des métaphores littéraires et celles qui se diffusent actuellement dans l’espace public via les médias et les discours politiques ?

Ninon Chavoz - Configurations littéraires

 

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- Lethictionnaire - Révolutions morales Transparence et secret
news-16270 Tue, 19 Mar 2024 16:38:30 +0100 Philippe Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident /en/news/piece-of-news/philippe-aries-essais-sur-lhistoire-de-la-mort-en-occident Paris, Seuil, 1975. Le changement de l’attitude devant la mort : une révolution morale de grande ampleur 

Les trois livres de l’historien des mentalités Philippe Ariès (1914-1984) sont incontournables pour comprendre les révolutions morales qui ont touché au fil des siècles et touchent aujourd’hui l’attitude de l’homme devant la mort. Le premier de ces livres, dont il est ici question (1975), contient un résumé des thèses qu’il développera dans son livre somme : L’Homme face à la mort, publié deux ans plus tard (1977). Réunissant les textes lumineux de quatre conférences prononcées à la John Hopkins University et d’autres articles, dont celui qui allait devenir fameux sur « La mort inversée » (Archives européennes de sociologie, vol. VIII, 1967, p. 169-195), ce recueil n’évite pas quelques redites d’un texte à l’autre, produites par les circonstances de sa publication. Ariès l’a en en effet constitué dans l’urgence de faire connaître ses travaux à un moment où d’autres historiens s’emparaient de la question. Rédigé dans une langue d’une clarté et d’un souci didactique rarement égalés, ces essais contiennent une première description des quatre âges des attitudes devant la mort au cours de l’histoire : la mort apprivoisée, la mort de soi, la mort de toi, la mort interdite.

Dans l’esprit des Annales, groupe d’historiens auquel il n’a pourtant jamais appartenu, Philippe Ariès embrasse le temps long, un millénaire, jusqu’à la période qui lui est contemporaine, dont il a été un observateur reconnu et grandement médiatisé dans les années 1970-1980 (Cuchet, 2020). On aura bien sûr conscience qu’en cinquante ans, l’attitude des Occidentaux devant la mort a encore évolué, et que nous continuons à vivre une « transition funéraire » majeure avec la disparition de « la génération de la rupture religieuse », celle des baby-boomers (Cuchet, 2018).

Toujours est-il que les catégories de Philippe Ariès restent stimulantes pour comprendre notre rapport à la mort et à ses rites. Elles relèvent à la fois d’une chronologie (la mort interdite ou « inversée » fait suite à la mort « apprivoisée ») et de l’établissement de grands types, qui dans la réalité ne sont pas forcément incompatibles entre eux. L’historien n’aura de cesse de revenir sur ces catégories pour souligner les lignes de tension qui traversent notre culture, en montrant par exemple comment se mettent en place de nouveaux rites funéraires dans les États-Unis des années 1960, en particulier l’embaumement, ou la prise en main des obsèques par des funeral homes dont il observe une publicité sur un bus, chose tout à fait inimaginable en France à l’époque : ces pratiques nuancent l’idée d’une « mort interdite » et totalement déritualisée.

 

Le premier modèle, celui de la mort apprivoisée, renvoie à l’attitude devant la mort des sociétés traditionnelles, dominante entre le premier Moyen Âge et les XIIe-XIIIe siècles, et toujours présente chez les moujiks de Tolstoï : l’être humain est familier de la mort qu’il côtoie depuis toujours, y compris dans les cimetières médiévaux situés au cœur des villes – une des grandes différences avec le monde antique – où les « charniers » remplis d’os humains récupérés dans les fosses voisinent avec les étals de boutiquiers. À l’heure de sa mort, qu’il pressent toujours, le mourant organise son départ conformément à la tradition en réunissant autour de lui non seulement ses proches, mais ses connaissances : la mort, à laquelle les enfants assistent, est publique et ritualisée et personne ne manifeste de « mouvement d’émotion excessif » ; le mourant expire, apaisé. « La mort de soi » s’impose peu à peu à la fin du Moyen Âge, alors que les hommes et les femmes acquièrent une conscience aiguë qu’ils sont des « morts en sursis » et qu’un lien s’établit entre « la mort de chacun et la conscience qu’il prenait de son individualité ». La représentation, qui se répand, du « pèsement » des âmes au moment du jugement dernier renvoie à l’idée d’un bilan de la vie et signale justement cette relation entre la mort et la biographie individuelle. Dans les gravures sur bois des artes moriendi des XVe et XVIe siècles, autre représentation notable, le mourant voit défiler sa vie entière et se voit soumis à une dernière épreuve par les forces du mal, de sorte que la fin de vie prend alors une tournure plus dramatique. « La mort de toi » renvoie à une conception ultérieure, qu’Ariès fait débuter au XVIIIe siècle : elle concerne la mort de l’autre, qui sera exaltée et dramatisée par le romantisme et qui inspirera le culte nouveau des tombeaux et des cimetières. La mort devient une rupture, ce qui est un fait inédit. Elle émeut et agite, voire fascine, et surtout elle provoque la douleur des survivants, laquelle découle des grandes transformations de la famille et des relations nouvelles fondées sur le sentiment et l’affection. Souvenons-nous qu’Ariès s’est fait tout d’abord connaître pour son livre sur L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime (1960). Le XIXe siècle devient même l’époque des deuils « hystériques ». Alors qu’au Moyen Âge, les corps des défunts étaient confiés ad sanctos, c'est-à-dire à l’Église, qui en faisait ce qu’elle voulait – par exemple, les ensevelir dans des fosses communes, puis les transporter dans des charniers une fois la décomposition achevée  –, le XIXe siècle devient attentif aux lieux où ils reposeront. L’exacerbation des sentiments et la focalisation sur le lieu sont ainsi à l’origine du culte des tombeaux et des cimetières, encore dominant au moment où Ariès écrit et dont nous ne sommes pas encore sortis. Excellent connaisseur de la société américaine, où l’université a accueilli celui qui se définissait comme un « historien du dimanche » bien avant que ses travaux ne soient reconnus en France, il note à ce propos les contrastes entre les pratiques funéraires des Anglais et des Américains d’un côté, et des Français ou des Italiens de l’autre, lisibles dans leurs cimetières : à la sobriété des espaces verts plantés d’arbres ponctués de stèles à l’extérieur des villes sur des terrains privés répond le déploiement baroque de sculptures dans les cimetières devenus publics des centres-villes. Dans la « mort interdite », sa 3e conférence, Ariès exprime son sentiment d’être contemporain d’un bouleversement majeur :

depuis environ un tiers de siècle [donc depuis les années 1930-1940], nous assistons à une révolution brutale des idées et des sentiments traditionnels ; si brutale qu’elle n’a pas manqué de frapper les observateurs sociaux. C’est un phénomène en réalité absolument inouï. La mort, si présente autrefois, tant elle était familière, va s’effacer et disparaître. Elle devient honteuse et objet d’interdit.

Selon lui, ce changement, lié à l’industrialisation et la modernisation, a d’abord affecté l’Amérique, avant de s’étendre à l’Angleterre et aux Pays-Bas, puis de « gagner la France et faire tache d’huile ». Dans cette configuration, il convient d’« éviter, non plus au mourant, mais à la société, à l’entourage lui-même le trouble et l’émotion trop forte, insoutenable, causés par la laideur de l’agonie et la simple présence de la mort en pleine vie heureuse, car il est désormais admis que la vie est toujours heureuse ou doit toujours en avoir l’air ». La mort subite devient dès lors un idéal de fin de vie, alors qu’elle était crainte dans le monde chrétien car elle empêchait le repentir et surtout « privait l’homme de sa mort » (comme Ariès l’écrit dans son article sur « La mort inversée »). La mort à l’hôpital devient la règle : mourir chez soi est même ressenti comme quelque chose d’inconvenant. La « mort inversée » est une mort silencieuse, déritualisée, où la maitrise du mourant sur l’expérience qu’il est en train de vivre – la dernière – est anéantie dans la suite technique de soins hospitaliers et dans l’abandon de tous, mourant et proches, à l’expertise médicale. La dernière phrase d’un père jésuite, le P. François de Dainville intubé, perclus de sondes, et isolé dans une chambre aseptisée, dit la douleur et la solitude du mourant : « On me frustre de ma mort ». C’est justement la solitude du mourant que le sociologue allemand Norbert Elias, un des lecteurs et des critiques de Philippe Ariès, explorera dans son petit livre éponyme traduit en français en 1987.

L’émotion du survivant, autant que celle du mourant, devient intolérable en public. Afficher une trop grande peine va jusqu’à être perçu comme « un signe de dérangement mental ou de mauvaise éducation », notamment en Angleterre. L’incinération, pratique qui se développe au moment de l’écriture de ces textes, serait dès lors « le moyen le plus radical de faire disparaître et oublier tout ce qui peut rester du corps, l’annuler ». Ariès parle de la mise en place d’un interdit, qui rend inconvenante l’obligation d’afficher son deuil, ce qui était jusque-là la norme. Quand lui-même viendra pour la quatrième et dernière fois sur le plateau d’Apostrophes en 1984, juste après la mort de sa femme et peu de temps avant la sienne propre, l’historien, catholique de droite épris de traditions, portait d’ailleurs un brassard de deuil, survivance de la période où les vêtements devaient témoigner aux yeux du monde de la situation de l’endeuillé. En ce troisième tiers du XXe siècle, la mort et le deuil sont devenus des tabous. S’appuyant sur les travaux du Britannique Geoffrey Gorer, dont il cite à plusieurs reprises l’article important de 1955 « The Pornography of the Death », Ariès développe l’idée que la mort a remplacé le sexe comme principal interdit dans nos sociétés et qu’il faut garder sa peine pour l’intimité « as if it were an analogue of masturbation » (G. Gorer).

La privation du deuil rituel provoque chez les survivants une grande souffrance et peut être à l’origine d’un désespoir pathologique. Le chagrin, qui ne trouve plus d’espace public où se déverser, s’exprime aujourd’hui dans les nombreux journaux et récits de deuil contemporains étudiés par Maïté Snauwaert. La lecture des Essais sur l'histoire de la mort en Occident de Philippe Ariès permet de mieux saisir le contexte culturel de cette nouvelle production littéraire, et surtout d’appréhender la révolution morale d’envergure dans laquelle nous sommes engagés depuis le milieu du XXe siècle.

Corinne Grenouillet - Configurations littéraires

 

Bibliographie (pour aller plus loin)

  • Philippe Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident, Seuil, coll. Points, 1975, 237 p.
  • Philippe Ariès, L’Homme devant la mort, 1977, Seuil, coll. L’Univers historique, 641 p. (Cette somme a été réédité en deux volumes dans la collection Points Seuil : I. L’homme devant la mort. Le temps des gisants, Seuil, 1977, 304 p. et II. L’homme devant la mort. La mort ensauvagée, Seuil, 1977, 343 p.)
  • Philippe Ariès, Images de l’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1983, 276 p.- [2] p. de pl. en coul. : ill. ; 31 cm.
  • Jean-Claude Chamboredon, « In memoriam : Philippe Ariès, 1914-1984 », Revue française de sociologie, 26-1, 1985, p. 150-152, https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1985_num_26_1_3927.
  • Guillaume Cuchet, « Le phénomène Philippe Ariès », Annales de démographie historique n° 140, 2020/2, p. 227-249, https://www-cairn-info.scd-rproxy.u-strasbg.fr/revue-annales-de-demographie-historique-2020-2-page-227.htm.
  • Guillaume Cuchet, « La transition funéraire contemporaine. Scènes et significations », Études, no 4248, 2018, p. 43-56.
  • Norbert Elias, La solitude des mourants, suivi de Vieillir et mourir : quelques problèmes sociologiques, trad. de l’allemand et de l’anglais par Sybille Muller et Claire Nancy, Paris, C. Bourgois, 1987.
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news-16269 Tue, 19 Mar 2024 16:13:45 +0100 Jérémie Moreau, Les Pizzlys /en/news/piece-of-news/jeremie-moreau-les-pizzlys Paris, Delcourt, 2022. Issus de l’hybridation des ours blancs (polar bears) chassés de leurs terres par la fonte de la banquise et des grizzlys de l’Alaska, les pizzlys sont l’une des manifestations concrètes du changement climatique et des mutations qu’il induit dans les modes de vie humains et animaux. Ils sont cependant aussi devenus des personnages littéraires à part entière : longuement évoqués dans le troisième tome de la trilogie Madaddam de Margaret Atwood (2013), ils donnent également leur titre à ce conséquent roman graphique, placé au cœur du triptyque écopoétique de Jérémie Moreau. Si les animaux sont bien moins présents dans ce volume que dans Le Discours de la panthère et La Chambre de Warren, les ours n’en apparaissent pas moins comme des guides, susceptibles de montrer aux hommes la voie du changement et de l’adaptation en période de crise : « Les animaux ont déjà commencé à se transformer. Comme le pizzly. […] Il est l’un des premiers à s’être transformé pour le monde d’après. Et ce sera bientôt le tour des humains », annonce ainsi la jeune Indienne Genee. Ancré dans une culture animiste dont la jeune fille est l’une des dernières représentantes, son optimisme s’oppose au découragement de la Française Zoé, qui confesse imager « des trucs moins stylés pour le monde de demain, genre chacun pour sa gueule, bunkers privés, assassinats… » (p. 104). À l’imaginaire dystopique de la jeune occidentale, l’autochtone répond en formulant les termes d’une véritable utopie interspécielle, illustrée dans les dessins qu’elle montre à son amie ébahie :

Avec le réchauffement climatique, l’Alaska deviendra la forêt la plus agréable à vivre sur Terre. Il n’y aura plus de villes, toute la vie sera concentrée dans la forêt, ça grouillera d’humains et d’animaux, on vivra tous en mouvement comme les saumons, les oies sauvages, les cours d’eau au rythme des pluies et des saisons. Il y aura une sorte d’Internet-Rêve qui permettra d’être connecté avec les arbres et les animaux et en communiquant avec eux, on arrivera à établir un cycle de vie idéal. (p. 104)

En déplaçant trois jeunes Occidentaux en Alaska et en les confrontant aux manifestations de plus en plus menaçantes de la crise climatique, Jérémie Moreau dépeint avec subtilité la rencontre entre deux mondes, visuellement unis par les plages d’un rose éclatant qui émaillent le récit. Le pont jeté entre les mondes est incarné par le personnage d’Annie, une femme visiblement âgée qui retourne en Alaska après quarante années passées en France, où elle avait suivi un amour de jeunesse : sur le chemin de l’aéroport, sa route croise celle de Nathan, que le décès de sa mère contraint à exercer la profession de chauffeur Uber pour subvenir aux besoins de ses deux cadets, Zoé et Étienne. Lorsque le jeune homme épuisé provoque un accident et endommage gravement son véhicule, sa passagère pose un diagnostic sans concession : « Passer son enfance ici est un crime. La ville est toxique. Elle vous rend tous malades. Tu as des trous dans ton esprit » (p. 27), affirme-t-elle avant de convier la fratrie à partir avec elle pour le Grand Nord. Le roman graphique raconte l’histoire de ce dépaysement, qui est aussi un « atterrissage » pour parler comme Bruno Latour et une reconnexion avec la Nature : « Ton histoire est celle de tous les autres. À l’extérieur comme à l’intérieur, vous êtes vides de monde, aveugles, ignorants, infirmes, cherchant votre chemin en implorant la vérité céleste de vos GPS. Votre “homme” a marché sur la Lune mais il ne sait plus habiter la Terre » (p. 155), affirme encore Annie, dans ce qui pourrait apparaître comme une adaptation contemporaine du Cahier d’un retour au pays natal, où la géolocalisation par satellite se substituerait à la boussole. Aux planches représentant Nathan flottant dans le vide, assis dans la position du chauffeur et la tête surmontée de la flèche erratique de son GPS répondent celles qui le montrent immergé dans les paysages de l’Alaska.

L’adaptation des trois Occidentaux à la vie sauvage ne se fait pourtant pas sans heurts : tandis que Nathan peine à guérir de ses vertiges, Zoé et Etienne souffrent d’abord des affres de la déconnexion, et les rares autochtones demeurés au village accueillent avec circonspection ces représentants du monde colonial. « Avec ce qu’ils ont fait à la Terre, je peux bien faire une blague à un petit Blanc » déclare ainsi le chasseur Mike, avant de reprocher à Annie d’avoir abandonné les siens et de revenir avec « trois gosses français qui ne sont même pas les [s]iens », à qui elle prétend enseigner sa culture alors que son peuple « se noie dans l’alcool, la drogue et la violence » (p. 100).

L’issue du roman se révèle à ce titre très ambiguë : dans les dernières pages, la forêt, dont l’équilibre est déjà profondément déréglé par les changements climatiques, est ravagée par un mégafeu incontrôlable, qui agit, ainsi que le rappelle Joëlle Zask, comme le symptôme spectaculaire le plus révélateur de la crise climatique (Quand la forêt brûle : penser la nouvelle crise écologique, 2019). Le fantasme de la petite maison dans la forêt, ultime refuge contre les tourments de la vie moderne, est littéralement réduit en cendres. Après avoir attendu en vain les trois jeunes Occidentaux, Annie prend la fuite avec Mike : la couleur des flammes qui envahissent les dernières pages répond à celle des grandes artères parisiennes illuminées la nuit, que parcourait le chauffeur épuisé au début du récit. Faut-il donc admettre que Nathan, Zoé et Étienne périssent des suites indirectes de leurs anciens modes de vie ou, plutôt, au vu de leur jeune âge, de celui de leurs parents et grands-parents disparus ? Comme Genee, Annie refuse de croire en l’hypothèse de la fin du monde et préfère voir dans l’incendie l’amorce d’un renouveau et d’un retour au « temps du mythe », où les identités, dans la tradition autochtone, ne s’étaient pas encore cristallisées et où les êtres vivaient encore dans l’indistinction : « On est dans le trouble, comme les saumons. Les formes se voilent, les corps se fondent. Les routes ancestrales et les points de rencontre se dissolvent, les identités métamorphes refont surface. Le chaos est tout l’inverse d’une fin du monde » expose-t-elle à Mike tandis que la forêt se consume autour d’eux (p. 176). Cette conviction l’amène à penser que ses trois invités ont pu survivre en suivant la voie des pizzlys, tant et si bien qu’elle voit surgir de la brume leurs silhouettes indécises, mi-humaines, mi-animales, et pleure des larmes de rire. Entre « fin du monde » définitive et « chaos » régénérateur, Jérémie Moreau semble se refuser à trancher : la distinction qu’il établit entre les deux s’oppose à celle que suggère la critique littéraire, qui place de son côté la dystopie du côté du chaos et l’espoir utopique dans les lendemains de l’apocalypse (voir à ce sujet Simon Bréan et Guillaume Bridet, Near Chaos, 2024).

Tout en attirant l’attention du lecteur sur l’urgence écologique et sur la nécessité impérieuse d’une révolution morale dont dépendrait le sort des jeunes générations, l’auteur puise les sources de son inspiration dans une lecture attentive des travaux de l’anthropologue Nastassja Martin, dont il cite notamment le premier essai, consacré aux populations autochtones de l’Alaska (Les Âmes sauvages : face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, 2016). Autant qu’à cette étude documentée, Les Pizzlys emprunte pourtant au récit littéraire qu’elle publia à la suite de sa rencontre avec un ours dans les montagnes du Kamtchatka (Croire aux fauves, 2019) : l’expérience complexe relatée par l’anthropologue se trouve ici diffractée dans les trois personnages qui s’approprient, chacun à leur façon, le mode de vie de leurs hôtes. C’est à Nathan que revient la rencontre avec l’ours : la fusion de l’homme et de l’animal, qui passe chez Nasstasja Martin par le traumatisme de la blessure, se dispense ici de l’altercation physique pour se traduire uniquement dans le dessin qui superpose et imbrique les deux corps (p. 164-165). Initiée par Genee, l’adolescente Zoé reçoit quant à elle la part du rêve : les plus belles planches de l’album sont peut-être celles qui s’emploient à restituer cette prolixe vie onirique. Le petit Étienne enfin rassemble à lui seul plusieurs volets de l’expérience rapportée par Nastassja Martin : participant aux excursions des chasseurs, il est, comme l’anthropologue, profondément heurté par un massacre de caribous (ce sont des rennes dont le sang rougit le paysage dans Croire aux fauves). Sa fréquentation des chasseurs lui permet également d’être initié aux contes et aux mythes que ceux-ci racontent : il s’identifie notamment au « garçon dans la lune » qui aide les chasseurs à trouver leur proie, puis ramène à la vie les animaux tués lorsqu’il juge n’avoir pas été suffisamment récompensé de ses services (p. 148). Plus encore que la plupart des autochtones (à l’exception notoire d’Annie et de Genee), les trois Occidentaux se révèlent ainsi extrêmement sensibles aux cosmogonies locales, au point de se métamorphoser eux-mêmes en créatures hybrides à la veille de la catastrophe. Leur capacité d’adaptation pourrait faire écho au constat de Nastassja Martin, à qui ses interlocuteurs even prêtent une propension au rêve accrue en raison même de son éloignement : « C’est que pour rêver, il faut être déplacé, elle m’a dit un jour. C’est pour ça que je ne reste jamais trop longtemps chez moi, elle a continué. Toi, tu es si loin de ta maison... Pas étonnant que tu vois autant de choses, elle avait conclu. »

Loin des griefs d’appropriation culturelle, Les Pizzlys apparaît ainsi comme un saisissant appel au dépaysement et comme un nouvel « éloge de la créolité » : de fait, si la transformation de la fratrie renoue avec les croyances animiques du Grand Nord, elle évoque aussi, sur le dessin de couverture, le mythe antique de la Grande Ourse, tel qu’il est rapporté entre autres dans les Métamorphoses d’Ovide.

Ninon Chavoz - Configurations littéraires

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news-16268 Tue, 19 Mar 2024 15:53:04 +0100 Jérémie Moreau, La Chambre de Warren /en/news/piece-of-news/jeremie-moreau-la-chambre-de-warren Paris, Albin Michel, 2023. À l’heure où la sixième extinction se rapproche à grands pas, est-il temps d’inventer de nouveaux Noé ? Alors que l’écologie décoloniale, telle que la promeut entre autres Malcolm Ferdinand (Une écologie décoloniale : penser l’écologie depuis le monde caribéen, 2019) condamne l’arche comme instrument de triage légitimant le recours à « la sélection violente de l’embarquement », Joëlle Zask entend au contraire voir en Noé l’une des incarnations du « gardien », dont elle fait la figure clé d’une écologie démocratique (ou d’une démocratie écologique). Pour la philosophe, « le rapport de Noé au monde est celui du care, un mélange de connaissances des besoins de chacun et d’attention » et « il n’y a […] pas de place, dans le récit du Déluge, pour des rapports hiérarchiques de soumission et de domination » (Zoocities : des animaux sauvages dans la ville, 2020). Ainsi rappelle-t-elle que, contrairement à ce que représente volontiers l’iconographie, Noé n’agit pas comme un guide introduisant le troupeau des animaux dans l’Arche : « quand le moment est venu, les animaux se mettent en route et entrent par la porte latérale prévue à cet effet ».

Dans l’album pour la jeunesse de Jérémie Moreau, c’est aussi de leur propre initiative que les bêtes se rassemblent dans la chambre du petit Warren, qu’elles contribuent ensuite à fortifier lorsque la tempête fait rage à l’extérieur : les fourmis se glissent dans son lit, la chauve-souris s’abrite dans sa penderie, puis « des quatre coins de la forêt vinrent tortue, renard, serpent, âne, pie, castor, biche, ourson et tant d’autres ». La transformation de l’espace protégé où joue l’enfant en biblique refuge où se pressent les animaux transis apparaît comme un motif topique de la littérature pour la jeunesse : on le trouve déjà dans un des contes bleus de Marcel Aymé, « L’Éléphant », où Delphine et Marinette décident de « jouer à l’Arche de Noé ». Du conte de 1941 à celui de 2023, la donne a cependant bien changé. Tandis que l’arche des fillettes demeurait une pure fiction, destinée à tromper l’ennui d’un jour de pluie et à divertir les petites héroïnes en l’absence de leurs géniteurs, Warren est confronté à une véritable crise climatique, qui inquiète également ses parents et sa grand-mère. Annonçant la silhouette de l’autochtone Annie dans Les Pizzlys, l’aïeule s’inquiète dès le début de l’album de n’entendre plus « chanter la forêt » et se présente ainsi d’emblée comme la détentrice d’une conscience écologique menacée : c’est elle qui, trouvant les animaux réfugiés chez son petit-fils, établit la comparaison avec l’arche de Noé (« Mon petit Warren prépare son arche de Noé »). Ce personnage enfantin, coiffé d’une chatoyante chevelure rousse, se révèle pourtant plus complexe, combinant les rôles du patriarche hospitalier et de son fils maudit Cham, coupable selon l’Ancien Testament d’avoir vu ce qu’il ne devait pas voir : avant d’accueillir dans sa chambre les animaux aux abois, Warren assiste en effet par hasard à la déconvenue du Dieu Pan qui ne parvient plus à faire résonner sa flûte. La divinité courroucée visite ensuite ses rêves, où elle subit une métamorphose : faute de pouvoir jouer de la flûte, elle l’avale et se transforme en un redoutable dragon polycéphale.

En incarnant la nature sous les traits de cette créature aux pieds de bouc, dont il affirme avoir découvert l’existence dans les travaux de Jean-Christophe Cavallin (Valet noir : vers une écologie du récit, 2021), Jérémy Moreau renoue avec une tradition qui précède la réhabilitation contemporaine de Gaïa : ce choix lui permet de situer le non-humain du côté d’une animalité métamorphique, étrange et menaçante et d’échapper au dilemme de la mère/marâtre Nature pour imaginer une relation plus complexe. L’interprétation des visions de Warren est ainsi fournie par la reine des fourmis, première réfugiée de la nouvelle arche : « Petit humain, le grand Pan n’arrive plus à jouer de la flûte. […] Plus personne ne l’écoute, alors il a oublié sa mélodie. On dit que de colère il a avalé sa flûte. […] Sans la musique de Pan, le rythme des saisons va se perdre, la nature risque de se déchaîner. »

Si la chambre de Warren se couvre d’arbres et de lianes, comme celle du célèbre petit héros de Maurice Sendak (Max et les Maximonstres, 1963), ce n’est pas donc pour ouvrir les portes d’un royaume peuplé d’inoffensives chimères, mais pour former une fragile niche écologique où humains et animaux pourront trouver refuge durant une période de grande sécheresse : « La chambre de Warren accueillit les dernières plantes encore vivantes. Elles plongeaient leurs racines dans la source, et leur respiration faisait ruisseler l’eau sur les murs ». De même, si le petit garçon et ses hôtes se lancent dans une danse endiablée, ce n’est pas pour donner libre cours à une énergie fantasque, mais pour amadouer le courroux d’un dieu négligé et trouver un exutoire à la peur qui les étreint : « Finalement, Warren et ses amis sortirent tous danser comme des démons sous la lune rousse. Au bout d’un moment, la peur s’en alla, et le dragon avec ».

Les plus belles pages de l’ouvrage sont peut-être celles où le dessin se fait partition d’un nouveau genre pour représenter le concert des hommes et des animaux, chantant à l’unisson pour apaiser la colère de Pan et lui permettre de redevenir lui-même :

La voix d’un petit se glissant sous celle d’un grand et vice versa, la mélodie semblait ne plus pouvoir s’arrêter. […] Ainsi, la musique s’éleva tout doucement, délicatement, les voix se tissaient les unes aux autres comme de la dentelle. Le chant se faisait forêt, bocage et marécage. Les notes prenaient les couleurs tantôt du printemps, tantôt de l’automne. C’était le plus beau concert qu’une oreille pouvait entendre sur Terre.

Alors que le dernier roman graphique de l’auteur (Les Pizzlys), influencé par les travaux de Nasstasja Martin sur le chamanisme, se donne comme horizon une fusion entre l’homme et l’animal, c’est ici l’interdépendance musicale des voix qui permet la restauration de l’harmonie perdue : à la fin du récit, Warren, sa famille et ses invités sortent de la chambre devenue une cabane végétale et entreprennent de reconstruire le monde dévasté, chantant avec autant d’entrain que les sept nains de Blanche Neige.

C’est là sans doute la différence la plus fondamentale avec le conte de Marcel Aymé : l’Arche de Delphine et Marinette témoignait avant tout de la puissance de l’imagination (la petite poule blanche à qui on a confié le rôle de l’éléphant prend son rôle tant à cœur qu’elle finit par se transformer en un encombrant pachyderme !) et disparassait avec le retour des adultes, celle de Warren annonce l’imminence de la catastrophe climatique, à coup de mégafeux, de tornades et d’inondations. L’album contribue donc bel et bien, dans les termes de Jean-Paul Engélibert, à « fabuler la fin du monde » : paradoxalement, la clausule invite néanmoins le jeune lecteur à devenir « l’ami de Pan » et à n’avoir plus peur. C’est que la fin du monde est une page blanche, et que la colère de Pan doit permettre la conception d’un monde meilleur. À l’opposé du petit Petro Pete, étendard des intérêts bien compris des industries pétrolières outre-Atlantique, Warren, « aux petits soins avec chaque nouvel invité » incarne une nouvelle conscience écologique du care : la réussite graphique du récit de Jérémie Moreau témoigne exemplairement de la possibilité de concilier propagande écologique et poésie pour illustrer une éthique de la responsabilité qui nous engage envers les générations futures.

Ninon Chavoz - Configurations littéraires

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news-16267 Tue, 19 Mar 2024 15:48:32 +0100 Jérémie Moreau, Le Discours de la Panthère /en/news/piece-of-news/jeremie-moreau-le-discours-de-la-panthere Strasbourg, Éditions 2024, 2020. Par son titre même, le roman graphique de Jérémie Moreau abonde dans le sens des propositions zoopoétiques défendues par Anne Simon : les animaux, bien que condamnés au silence, ne devraient en aucun cas se trouver exclus du verbe littéraire, dont ils constitueraient au contraire les premiers inspirateurs. Le Discours de la Panthère se présente ainsi comme un étonnant carrefour, où viennent se croiser bêtes de tout poil et références littéraires ou philosophiques. La couverture de l’album, où se presse un bestiaire varié, est à cet égard exemplaire : alors que la silhouette de la Panthère évoque celle de Bagheera dans Le Livre de la Jungle, « le discours » peut faire penser à Descartes et à sa fameuse méthode, et ce d’autant plus que Moreau ne répugne pas à puiser son inspiration dans la philosophie, plaçant par exemple son album de 2019 (Penss et les plis du monde, présenté comme « un conte philosophique au temps du néolithique ») sous le signe de la pensée deleuzienne. La référence à Descartes et à Kipling fait pourtant office de fausse piste : là où les deux auteurs mettent l’homme au cœur de leur propos, utilisant l’animal comme un contrepoint ou comme un faire-valoir, Jéremie Moreau livre au contraire un récit dont l’humanité est rigoureusement absente. Situé avant l’arrivée de l’homme, son récit se déroule au « temps où les bêtes parlaient » : ce sont leurs échanges, à la fois furtifs et bouleversants, que le roman graphique s’attache à restituer.

Comprenant six chapitres où se croisent les chemins de différents personnages (un buffle et un dragon de Komodo, une autruche et une taupe, un étourneau migrateur, un jeune éléphant devenu dépositaire de la mémoire de ses aïeux, un bernard-l’hermite en quête de coquille, une sage panthère et un singe endeuillé), la structure de l’album pourrait évoquer celle des romans qui, à la façon du Quatuor d’Alexandrie, racontent plusieurs fois la même histoire depuis des points de vue différents. Le modèle de la variation musicale est d’ailleurs récurrent chez Jérémie Moreau (voir La Chambre de Warren, 2023), qui imagine ici un rhinocéros portant sur son dos des oiseaux venus du monde entier, et dont la symphonie colorée restitue la diversité du vivant : « Ces oiseaux viennent tous d’un coin différent de la planète », explique l’animal. « Ce sont des éponges, dans leurs volutes sonores, dans leur accent, dans la couleur des sons, il y a écrits les climats, les végétations, les reliefs de leurs régions depuis la nuit des temps. Vois mon bonheur, je suis l’être le plus heureux sur terre, car je me promène avec le monde comme bagage. » (p. 66). En dépit de cette assimilation du chant à un « écrit », c’est par la couleur plus que par le texte qu’est restituée cette chatoyante diversité. Le roman illustre à ce titre les théories d'Amitav Gosh, selon qui le roman occidental échouerait à rendre compte des enjeux climatiques et des rencontres avec le non-humain, et devrait être abandonné au profit d’autres formes qui feraient la part belle à l’image :

Retracer l’évolution du livre imprimé revient à constater la lente, mais inexorable excision de tous les éléments picturaux qui peuplaient auparavant les textes […]. Comme si toutes les portes et les fenêtres qui nous offraient une sortie possible hors du confinement du langage devaient être claquées, pour être bien sûr que les humains n’ont d’autre compagnie dans leur monde en déclin que leurs propres abstractions et leurs propres concepts. […] S’il est donc vrai que le dernier moyen, mais aussi le plus intransigeant, qu’a le changement climatique de s’opposer à la fiction littéraire réside finalement dans sa résistance au langage lui-même, alors de nouvelles formes hybrides semblent devoir émerger et l’acte de lecture changera à son tour une fois encore, comme cela fut déjà le cas auparavant, à maintes reprises. (Le Grand Dérangement, p. 100-101)

Le Discours de la Panthère s’écarte aussi bien du modèle romanesque que de celui de la fable : on cherchera en vain une morale aux différents chapitres, une cohérence narrative aux rencontres furtives entre les personnages animaux (l’étourneau se saisit du bernard-l’hermite, qu’il relâche aussitôt, après avoir été déséquilibré par une rafale de vent ; le dragon de Komodo qui offre à l’intrigue son amorce en mordant un buffle disparaît ensuite du roman). C’est dans le chapitre consacré aux éléphants que la linéarité du récit se trouve le plus explicitement mise à mal : alors que le jeune pachyderme peine à retenir la longue généalogie dont son aïeul voudrait qu’il devienne dépositaire, il discute avec une souris et un poisson qui proposent de lui raconter une journée ou une dizaine de secondes de la geste de leurs espèces respectives. « Tu sais, nous les souris on a des tout petits cerveaux, alors on a mutualisé la mémoire. Chacun un jour. Moi par exemple, je suis spécialiste du 8 888 888 881e jour » explique le rongeur (p. 58). Après avoir détaillé « la première nanoseconde de la dixième seconde précédant l’instant où j’ai commencé à te raconter », le poisson refuse quant à lui la qualification de « micro-événement » proposée par le jeune éléphant : « Tout ce que je viens de raconter est majeur. Tu n’imagines pas les répercussions sur les océans, la faune, la flore, l’avenir du climat. […] Crois-en mon expérience de poisson : il n’y a pas d’événement mineur. » (p. 62). L’usage du verbe « raconter » rend imparfaitement compte du dispositif formel imaginé par Jérémie Moreau, qui utilise l’espace de la bulle pour dessiner le discours de la souris et du poisson, ainsi émancipés des contraintes traditionnelles du récit. Le détour par l’image permet de concevoir une autre forme de narration, où les informations, placées sur un pied d’égalité, sont émancipées de tout principe de hiérarchisation et de tout impératif de déroulement chronologique. En construisant une alternative à la proverbiale mémoire des éléphants, le roman graphique de Jérémie Moreau produit un véritable effort de décentrement, conforme aux objectifs de l’éthique animale : il propose en effet au lecteur d’adopter ce qui pourrait être une perspective non-humaine pour raconter l’histoire du monde.

Cette inflexion du regard, permise par le support hybride du roman graphique, n’exclut pas la tentation de l’anthropocentrisme : le point de départ du récit est ainsi placé dans la rencontre d’un buffle et d’un dragon de Komodo, dont l’auteur affirme avoir conçu l’idée en regardant un documentaire animalier. Là où le dragon réel veille sa proie parce qu’il attend que le poison fasse son effet afin de pouvoir la dévorer, celui de Jérémie Moreau est étreint par la culpabilité et s’attache à l’animal qu’il a mordu au point de refuser de le manger et de vouloir lui offrir une sépulture, ce qui suscite l’incompréhension des charognards et motive l’intervention finale de la sage panthère, sommée de rendre un jugement en la matière. Ainsi que le signale Anne Simon, l’anthropomorphisme dans la littérature ne doit pas être systématiquement condamnée : selon la critique, il « ne constitue […] ni une condition incontournable de notre relation au monde, ni une aporie a priori du récit animalier. […] Il relève de la logique de l’évolution et de la “combinatoire” du biomorphisme que nous comprenions intuitivement d’autres espèces qui nous sont apparentées, que nous partagions leurs émotions et leurs expressions, et que nous puissions en rendre compte avec des moyens spécifiquement humains, comme le langage poétique. » (p. 73). La singularité de l’amorce du récit de Moreau tient dès lors au choix de l’animal anthropomorphisé, qu’une idée reçue récurrente présente comme « le dernier des dinosaures » et, partant, comme le représentant d’une espèce extrêmement éloignée de la nôtre : si le deuil d’un singe nommé Homo, dans les dernières pages du récit, permet de penser la transition vers l’homme, c’est bel et bien le dragon qui verse la première larme. Plus encore, Homo pleure sa mère, tandis que le reptile bafoue toutes les règles du règne animal pour un buffle qui n’est pas à proprement parler son congénère. Il semble qu’il faille donc appliquer au récit de Moreau le refus de linéarité qui caractérise les histoires contées par la souris et le poisson : en passant du dragon de Komodo au grand singe, on ne suit pas une ligne qui serait celle du progrès, on se coule dans « le grand tourbillon des chairs » que décrit la Panthère.

Ninon Chavoz - Configurations littéraires

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news-16266 Tue, 19 Mar 2024 14:58:51 +0100 Frédéric Neyrat : L’Ange noir de l’Histoire. Cosmos et technique de l’Afrofuturisme /en/news/piece-of-news/frederic-neyrat-lange-noir-de-lhistoire-cosmos-et-technique-de-lafrofuturisme Paris, Éditions MF, 2021, 127 p. Philosophe et musicien, auteur de plusieurs essais remarqués sur l’écologie politique et fondateur de la plateforme électronique Alienocene, Frédéric Neyrat revient, dans ce petit livre lumineux, sur la genèse de l’afrofuturisme autant que sur sa force subversive – en illustrant notamment cette dernière par son propre cheminement critique. Il le reconnaît en effet d’emblée : explorées dans de précédents ouvrages (Surexposés : le monde, le capital, la terre, 2005 ; Biopolitique des catastrophes, 2008 ; La part inconstructible de la Terre. Critique du géo-constructivisme, 2016), certaines de ses préoccupations comme « l’Anthropocène, la situation de la Terre, la place de la technologie, la fin du monde, la fonction de l’impossible en politique » (p. 9) ainsi que « les concepts qui [lui] sont familiers » se sont trouvés « reprogrammés sous le coup d’une lame de fond noire et brillante, solaire et anticoloniale, mythique et politique » (p. 10).

Au départ de ce livre, il y a donc la « rencontre avec les sons et les gestes de l’Afrofuturisme », en commençant par la musique de Sun Ra, et la volonté de prendre au sérieux ce qui s’y trouve affirmé autant qu’expérimenté. Que fait et que dit en effet le compositeur afro-américain dans ses plus célèbres albums, ou dans les multiples entretiens qu’il a prodigués ? En premier lieu, que notre perspective sur le monde doit nous venir de l’espace (Space is the place), mais aussi qu’il est personnellement originaire de Saturne et qu’il a pour mission, avec sa musique, d’interpeller la Terre (Calling Planet Earth) depuis une temporalité post-apocalyptique qui n’a plus rien d’historique (It’s after the End of the World) et depuis un lieu, l’espace, qui n’en est pas un puisqu’il ne peut se figurer que sous la forme d’un vide, d’un néant. Partant, Sun Ra n’a d’autre choix que de viser l’impossible : « Je dois jouer des choses qui sont impossibles » ; « Tout ce qui est possible a été fait par l’homme ; je dois m’occuper de l’impossible… » [1].

Frédéric Neyrat identifie dans ces propositions une révolution morale sur laquelle il bâtit à son tour son essai. À rebours de la logique coloniale ou occidentale, qui présuppose en effet un néant, un zéro pour fonder la positivité de l’un, et qui ne définit jamais l’autre qu’à partir de la privation d’une telle positivité, en élaborant notamment des séries d’oppositions binaires et hiérarchiques (le civilisé vs le primitif, la raison vs la pensée prélogique, la science vs la magie, l’Europe vs l’Afrique, etc.), ainsi que l’ont très bien montré Valentin-Yves Mudimbe et Achille Mbembe dans leurs divers écrits[2], Sun Ra réhabilite et revalorise positivement le pôle dit inférieur, qui faisait jusque-là office de repoussoir ou de contre-point. Avec lui, le zéro redevient un point de départ (« Tout part du zéro », p. 21) et autant qu’une figure, le Noir devient un « infini » de l’espace inter-sidéral – « l’obscurité majeure qui règne dans l’univers : la matière observable ne constituant que 5% de l’univers, à quoi s’ajoute 27% de matière noire et 68 % d’énergie noire, l’une et l’autre n’étant détectables qu’indirectement, par leurs effets » (p. 44-45) nous rappelle opportunément Frédéric Neyrat. La Terre peut dès lors s’appréhender à partir d’un cosmos qui l’englobe et la dépasse, tandis que la raison et la science doivent restituer leur préséance au mythe et à la magie qui les précèdent.

En restaurant une positivité au monde noir, la révolution morale promue par Sun Ra s’accompagne donc également d’un « retournement ontologique majeur », lequel permet de « libérer la Terre » et de « renverser la hiérarchie de l’Anthropocène » en sapant, par la même occasion, les trois réductions qui caractérisent cette dernière, à savoir « l’anthropocentrisme, le géocentrisme et le leukocentrisme ». Dès son premier chapitre, Frédéric Neyrat les déconstruit avec brio. Il rappelle d’abord combien « l’arraisonnement de la nature terrestre » ou sa prise de possession par l’homme au moyen des sciences modernes et de l’industrie, à compter du XVIIe siècle, a permis le développement d’« un capitalisme détruisant souverainement les conditions du vivant » (p. 40). L’Anthropocène se définit alors par la subordination croissante de notre planète à nos technologies, qui posent « le genre humain – ou plus exactement les sociétés du Grand Nord, les sociétés les plus dominantes économiquement – comme puissance géomorphologique, c’est-à-dire une puissance de transformation générale de la Terre, de son sous-sol (soumis à l’extractivisme, au déplacement des minerais et métaux selon les lignes de force de la globalisation capitaliste) jusqu’à son atmosphère (d’où bien entendu les changements climatiques), en passant par ses océans (acidifiés) et ses forêts (de plus en plus dépeuplées) » (p. 23). On comprend aisément comment les deux autres réductions découlent ensuite de la première, l’anthropocentrisme : si l’humanité se trouve en effet posée comme « le seul sujet-responsable en dernière instance de l’Anthropocène » (p. 25), elle se limite aussi très largement, dans le même temps, à sa composante « blanche » (leukocentrisme), tant sur le plan des développements et des effets délétères des technologies industrielles, que sur le plan (géo)politique : « [l]e nom d’homme fut donné au seul blanc » accusait déjà l’ancien esclave et militant anticolonialiste africain Félix Darfour, voici plus de deux siècles, dans le premier numéro de L’Éclaireur haytien ou le parfait patriote. Journal politique, commercial et littéraire (5 août 1818). Et si la géo-technologie dominante s’avère dans les faits « une technologie blanche (leukos, en grec), c’est-à-dire ontologiquement fondé sur le rejet de ce qui est Noir, ce terme renvoyant aussi bien à la question raciale […] qu’à l’espace intersidéral et son inquiétante obscurité » (p. 26), on comprend mieux que le géocentrisme fasse ici office de terme intermédiaire en désignant l’attention exclusive qui est accordée à la Terre comme « système-objet » (p. 25) susceptible d’être modelé et exploité à loisir. De ce point de vue, les actuels projets de géo-ingénierie visant à maîtriser l’atmosphère pour mieux contrer le réchauffement climatique, ou à terraformer les parties encore inexploitées ou sous-exploitées du globe, tels que Frédéric Neyrat les étudiait précédemment dans La Part inconstructible de la Terre, ne constituent qu’une exacerbation de cette logique de modélisation planétaire intégrale qui passe aussi par la numérisation exponentielle, de l’ADN au climat en passant par toutes les surfaces terrestres.

Critique de longue date de telles évolutions, penseur d’une écologie politique qui restitue à l’utopie et à l’impossible leurs fonctions mobilisatrices dans le devenir de l’humanité, Frédéric Neyrat nous invite au contraire, dans cet essai, à « cosmiser la pensée » (p. 25) et il y défend l’afrofuturisme comme « un certain type d’art orienté-cosmos » qui peut notamment nous aider à « former notre opposition politique à l’Anthropocène » (p. 45) en imaginant d’autres usages de la technologie, d’autres rapports au monde et d’autres conceptions de la temporalité historique. Si l’afrofuturisme apparaît ainsi comme un « chronotope » singulier ou comme un espace-temps alternatif, c’est qu’il procède tout ensemble de l’utopie – « le cosmos Afrofuturiste est un espace inter-sidéral, […] un espace hors-espace, un espacement hors-lieu » (p. 28) – et de l’uchronie. Ce courant artistique, littéraire et politique nous incite en effet, tout à la fois, à « refaire le passé tel qu’il aurait pu être si les promesses de bonheur et d’émancipation n’avaient pas été saccagées par ceux qui, dans le sang et l’injustice, ont accédé au pouvoir » (p. 30) et à inventer « des futurs alternatifs vis-à-vis du futur unique que les vainqueurs du temps voudraient imposer par la violence, par la gouvernementalité “algorithmique” […] et par le datamining, par toutes les méthodes consistant à prévoir le futur – nos achats, nos votes, etc. – afin d’empêcher le passé de se constituer en réservoir de refus et d’utopies en attente » (ibid.).

S’opposant de son côté à l’anthropocène, « l’aliénocène » sert également à défendre la nécessité d’un « devenir-alien », c’est-à-dire « autres-que-seulement-humains » (p. 100) en s’identifiant notamment à d’autres vivants ; contre le capitalisme extractiviste et destructeur de notre environnement, Frédéric Neyrat conclut enfin sur la nécessité d’un « cosmmunisme » (p. 120) dont les contours trouvent leur véritable explicitation dans Le cosmos de Walter Benjamin. Un communisme du lointain paru en 2022. Malgré le tour parfois elliptique de certains raisonnements, le lecteur littéraire est emporté par les multiples fulgurances de ce petit livre, dont les intuitions critiques trouvent fréquemment à s’incarner dans des textes romanesques africains et africains-américains, et qui réhabilite brillamment le rôle de la fiction et des mythes dans l’interprétation de la réalité.

Anthony Mangeon - Configurations littéraires

[1] Sun Ra, The Immeasurable Equation : The Collected Poetry and Prose, compiled and edited by James L. Wolf and Hartmut Geerken. Norderstedt (Allemagne), Books on Demand, coll. Waitawhile, 2005, p. 311 ; cité par Neyrat (Frédéric), L’Ange Noir de l’Histoire, op. cit., p. 53 ; John Corbett, Extended Play : Sounding Off from John Cage to Dr. Funkenstein, Durham, Duke University Press, 1994, p. 313 ; cité par Neyrat (Frédéric), op. cit., p. 52.

[2] Voir notamment Valentin-Yves Mudimbe, Tales of Faith. Religion as Political Performance in Central Africa. London & Atlantic Highlands, NJ : The Athlone Press, 1997, en particulier la section « The ‘Primitive’ : For A Semiotics of Absence » dans le premier chapitre, p. 17-26 ; Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine Paris : Karthala, 2005 [2000].

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- Lethictionnaire - Révolutions morales Recension
news-16262 Tue, 19 Mar 2024 11:50:50 +0100 Bourses de master /en/training/scholarships Lethica offre aux étudiants souhaitant effectuer un master à Strasbourg la possibilité de bénéficier d’une bourse d’étude (mobilité entrante uniquement). Actualités de l'ITI Lethica news-16260 Tue, 19 Mar 2024 11:31:32 +0100 Appel : contrat de recherches postdoctorales /en/recherche/recherches-postdoctorales L’Institut Thématique Interdisciplinaire LETHICA (Littératures, éthique et arts) met au concours un contrat de recherches postdoctorales d’une durée d’un an, avec possibilité d’un renouvellement d’un an (prise de fonction entre septembre et décembre 2024, à convenir).

Le candidat ou la candidate devra proposer un projet en lien avec la thématique 1 (le triage) ou la thématique 2 (transparence et secret) de LETHICA, et s’inscrire dans ses perspectives de recherche (axes : approches historiques, approches interculturelles, recherche-création, éthique et thérapeutique).

Les dossiers reçus seront soumis à l’évaluation du comité de pilotage de l’ITI LETHICA.

L’installation sur site (Strasbourg) durant toute la durée du contrat est requise.

 

Critères d’évaluation :

Le Comité de pilotage de l’ITI LETHICA évaluera les projets proposés selon les critères suivants :

  • Le caractère interdisciplinaire du projet de recherches postdoctorales. 
  • Le caractère structurant du projet, qui doit s’inscrire clairement dans l’une des thématiques demandées et permettre la mise en œuvre d’au moins un des quatre axes.
  • Le caractère innovant : il s’agira de proposer des avancées méthodologiques et conceptuelles, en encourageant la transversalité des approches. Le projet devra préciser clairement son apport au LETHICTIONNAIRE (dictionnaire en ligne qui fait partie des projets et de la politique de science ouverte de LETHICA, et a pour but de refléter les recherches entreprises).

Le comité de pilotage de l’ITI LETHICA sera en outre sensible à l’excellence du parcours académique du candidat ou de la candidate, et à son expérience de recherche dans le domaine des liens entre éthique, littérature et arts.

 

Le dossier de candidature sera composé des éléments suivants :

  • CV détaillé
  • Lettre de motivation, précisant la manière dont le candidat ou la candidate compte s’insérer dans l’ITI LETHICA (2 pages max.)
  • Copie du rapport de thèse
  • Choix de 2 publications (max.)
  • Choix de 2 recensions (optionnel)
  • Une notice notionnelle ou la recension d’un ouvrage pour le LETHICTIONNAIRE (feuille de style disponible ici). Cette notice, qui fera partie de l’évaluation du dossier de candidature, pourra par la suite faire l’objet d’une publication sur le site de LETHICA (avec l’accord du candidat).
  • Présentation du projet comportant un calendrier des travaux et actions envisagées, et précisant les retombées attendues (5 pages maximum, bibliographie comprise)

 

Définition des activités de recherche, des tâches à accomplir :

  • Réalisation du projet de recherches présenté dans le dossier de candidature
  • Participation au LETHICTIONNAIRE
  • Participation ponctuelle aux autres projets de LETHICA
  • Participation à la Lettre de Lethica (prise en charge de dossiers thématiques ou de « focus » sur une personnalité en lien avec les thématiques de LETHICA, rédaction de recensions d’ouvrages…)
  • Médiation scientifique (organisation et animation de rencontres entre les membres de l’ITI, et auprès de structures de fédération et valorisation de la recherche comme la Maison inter-universitaire des sciences de l’homme – Alsace, le Jardin des sciences, etc.)
  • Participation au Diplôme Universitaire LETHICA (animation d’un séminaire spécifique)

 

Le dossier doit être adressé au plus tard le 3 juin 2024 (midi) à Bertrand Marquer (bmarquer[at]unistra.fr) responsable Recrutement et Développement, avec copie à Suzel Meyer, ingénieure de recherche à LETHICA (suzelmeyer[at]unistra.fr). Les auditions des candidats retenus auront lieu le lundi 17 juin 2024.

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Actualités de l'ITI Lethica
news-16259 Tue, 19 Mar 2024 11:24:41 +0100 Appel : contrat doctoral 2024 /en/recherche/doctorants L’Institut Thématique Interdisciplinaire LETHICA (Littératures, éthique et arts) met au concours un contrat doctoral pour la rentrée 2024.

 

Pour être recevable, le projet de thèse doit impérativement s’inscrire dans le périmètre de l’ITI LETHICA, dont l’ambition est de montrer l'apport de la réflexion littéraire et artistique sur les questions éthiques.

Le candidat ou la candidate devra proposer un projet en lien avec les différentes thématiques de LETHICA (triage, révolutions morales, transparence et secret, faire cas) et s’inscrire dans ses perspectives de recherche (axes : approches historiques, approches interculturelles, recherche-création, éthique et thérapeutique). 

La direction envisagée pour la thèse doit impérativement compter un membre de l’Université de Strasbourg et de l’ITI LETHICA (la liste des membres est disponible sur le site).

Les dossiers reçus seront soumis à l’évaluation du comité de pilotage de l’ITI LETHICA.

L’installation sur site (Strasbourg) durant toute la durée du contrat est requise.

 

Calendrier

Le dossier doit être adressé au plus tard le 3 juin 2024 (midi) à Bertrand Marquer (bmarquer[at]unistra.fr) responsable Recrutement et Développement, avec copie à Suzel Meyer, ingénieure de recherche à LETHICA (suzelmeyer[at]unistra.fr). Les auditions des candidats retenus auront lieu le lundi 17 juin 2024.

 

Dossier de candidature :

Le dossier de candidature devra comporter les pièces suivantes :

  • CV détaillé
  • Copie des notes de master
  • Lettre de motivation, précisant la manière dont le candidat ou la candidate compte s’insérer dans l’ITI LETHICA (2 pages max.)
  • Lettre de recommandation de la directrice ou du directeur de thèse
  • Présentation du projet (10 pages maximum, bibliographie comprise)

 

Pour plus de renseignements

https://lethica.unistra.fr/

bmarquer[at]unistra.fr

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Actualités de l'ITI Lethica
news-16169 Mon, 18 Mar 2024 17:00:00 +0100 Pour un ethos européen. Modèles d’Europe au début du XXe siècle /en/news/piece-of-news/pour-un-ethos-europeen-modeles-deurope-au-debut-du-xxe-siecle Conférence de Paola Cattani L'ITI Lethica lance un cycle de conférences coordonné par Matilde Manara (CL, UR 1337) dans le cadre de son postdoctorat : L'art du modèle : entre esthétique, éthique et épistémologie.

Co-organisée par Vincenza Perdichizzi (CHER, UR 4376), la première conférence de Paola Cattani, professeure de littérature française à l'université Roma Tre, se propose d’analyser l’héritage que le XIXe siècle libéral a légué à l’Europe du début du XXe siècle. Aux côtés des hommes politiques et des théoriciens socio-politiques, les écrivains ont pris part au débat sur l’Europe. Des auteurs comme P. Valéry, T. Mann, B. Croce, J. Ortega y Gasset, R. Musil, S. Zweig, T. S. Eliot, ont estimé qu'il fallait chercher les antidotes à la fragilité des sociétés libérales d'abord du côté de l'éthique. En se demandant ce que signifie être libéral et démocratique, non seulement dans leur vie de citoyen et dans leur relation avec les institutions, mais aussi dans leur conduite individuelle quotidienne, ils en sont venus à esquisser une éthique démocratique libérale minimale.

Cattani Paola, Un’idea di Europa. Liberalismo, democrazia ed etica a inizio Novecento, Venise, Marsilio, 2024.

(Entrée libre sans inscription)

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Agenda de l'ITI Lethica Révolutions morales
news-16159 Mon, 18 Mar 2024 08:00:00 +0100 L'accessibilité, des politiques publiques aux actions citoyennes /en/news/piece-of-news/laccessibilite-des-politiques-publiques-aux-actions-citoyennes Symposium international à l'Université de Strasbourg, soutenu par Lethica Ce symposium propose des regards croisés sur l’accessibilité, combinant des angles politique, professionnel, universitaire, les personnes en situation de handicap et leur entourage.

Il est co-organisé par l’APAJH Alsace, le Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles (LinCS, UMR 7069), la Faculté des Sciences du Sport de l’Université de Strasbourg, l’Institut d’Études Avancées de l’Université de Strasbourg (USIAS) et l’Institut Thématique Interdisciplinaire Lethica.

 

Télécharger le programme

Inscription au symposium (gratuite et obligatoire) jusqu'au 10 mars

 

Contact : Aggée Célestin Lomo Myazhiom  lomo[at]unistra.fr

 

L'événement sera accompagnée d'une exposition au Studium, du 13 au 26 mars : « Aux frontières de l’Altérité II. Les artistes du Village » (séance de finissage le 26 mars à 14h)

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Agenda de l'ITI Lethica
news-16239 Thu, 14 Mar 2024 12:14:07 +0100 Amitav Ghosh, Le Grand Dérangement : d’autres récits à l’ère de la crise climatique /en/news/piece-of-news/amitav-ghosh-le-grand-derangement-dautres-recits-a-lere-de-la-crise-climatique Marseille, Wildproject, 2021 Le lecteur de Bruno Latour, et incidemment de James Lovelock, sait que Gaïa « s’émeut » et que, dotée d’un tempérament « chatouilleux », elle réagit et répond aux actions des hommes (Face à Gaïa : huit conférences sur le Nouveau Régime Climatique, 2015). L’écrivain et essayiste indien Amitav Ghosh va plus loin encore en faisant d’elle une « critique littéraire » malicieuse (p. 38, p. 96), par trop encline à se gausser des errements de l’humanité, et plus particulièrement des écrivains, dont l’auteur dénonce l’aveuglement (presque) unanime.

Le « grand dérangement » qu’il décrit ne tient en effet pas uniquement au changement climatique qui risque de mettre en péril une partie conséquente de la population mondiale dans les décennies à venir : plus encore, il désigne les réactions (ou plutôt l’absence de réaction) que suscite ce phénomène dans tous les domaines de la société, successivement traités dans les trois grandes parties qui composent l’essai (« Récits », « Histoire » et « Politique »). L’ultime chapitre dénonce sans surprise l’hypocrisie de cercles dirigeants qui se préparent à gérer la crise (comme en témoignent les investissements massifs du Ministère de la Défense américain) tout en orchestrant sciemment une propagande climatosceptique encouragée par les grandes entreprises : l’auteur démontre ainsi que le changement climatique s’insère dans la dialectique entre transparence et secret caractéristique des biopouvoirs contemporains. À la défaillance de l’État-nation s’ajoute celle des organisations internationales, dont l’Accord de Paris dévoilerait l’incapacité foncière à agir pour le climat : de même que James Garvey critique les objectifs absurdement bas que fixe le protocole de Kyoto, Amitav Ghosh juge que « sa rhétorique fonctionne comme un écran chatoyant, mis en place pour dissimuler des affaires implicites, des accords tacites et des lacunes visibles uniquement par ceux qui sont dans la confidence » (p. 179).

Les hommes politiques ne sont pourtant pas les seuls responsables ni les seuls incriminés dans cet essai en forme de réquisitoire : « Quand les générations futures considéreront le Grand Dérangement, elles reprocheront certainement aux dirigeants et aux hommes politiques de cette époque de n’avoir pas répondu à la crise climatique. Mais elles pourront bien considérer les artistes et les écrivains comme également coupables : après tout, l’imagination de possibles n’est pas le travail des hommes politiques et des bureaucrates. », prévient l’essayiste (p. 137). On comprend dès lors que l’écrivain se tient en bonne place sur le banc des accusés : comme le mouvement #MeToo, le changement climatique conduit à l’incrimination rétrospective de la littérature, coupable d’avoir favorisé la perpétuation de logiques prédatrices et de n’avoir pas instillé les ferments d’une révolution morale. Plus encore que le politicien, renvoyé au statut de technocrate sans âme, l’écrivain serait coupable de n’avoir pas su comprendre que « la crise climatique est aussi une crise de la culture, et donc de l’imagination » (p. 22). Pire encore, « les formes et conventions littéraires qui ont façonné l’imagination narrative précisément durant la période où l’accumulation de carbone dans l’atmosphère réécrivait la destinée de la Terre » (p. 17) ont contribué à interdire la représentation littéraire du changement climatique, relégué dans les genres mineurs de la non-fiction ou de la science-fiction, « comme si dans l’imaginaire littéraire, le changement climatique était en quelque sorte semblable aux extraterrestres ou aux voyages interplanétaires » (p. 18). On notera cependant que le chef d’accusation ne concerne pas tous les auteurs : c’est aux romanciers, et notamment aux romanciers réalistes occidentaux et aux tenants des avant-gardes (elles aussi occidentales), qu’il incombe de répondre de leurs crimes.

La généalogie établie par l’auteur fait en effet remonter ce cloisonnement à la littérature réaliste du XIXe siècle. S’appuyant sur les travaux de Franco Moretti (The Bourgeois, 2013), Amitav Ghosh reproche ainsi à Flaubert et consorts d’avoir voulu bannir l’improbable pour produire une littérature « compatible avec la nouvelle régularité de la vie bourgeoise ». Après avoir cité les pages où l’auteur d’Emma Bovary se moque du « magma fantastique » que forment les lectures prisées par son personnage, Amitav Ghosh conclut que « la perspective inversée de notre époque fait aujourd’hui apparaître la complaisance et la confiance de l’ordre bourgeois émergent comme un de ces cas étrangement inquiétants où la planète semble avoir joué avec l’humanité, en lui faisant croire qu’elle était libre de façonner son propre destin » (p. 33). Si plaisante que soit l’image d’une Gaïa lectrice, une telle interprétation ne manque pas de poser quelques problèmes d’histoire littéraire : elle oublie en effet que le plaisir que la jeune femme tire de ses lectures résulte moins de la surprise d’une confrontation à l’improbable, que d’un goût prononcé pour le lieu commun et elle omet de préciser que l’auteur d’Emma Bovary est aussi (et certains diront surtout) celui de La Tentation de Saint-Antoine. La même partialité semble de mise lorsqu’Amitav Ghosh évoque la littérature contemporaine, prétendant chercher en vain dans « les pages des journaux et des revues littéraires les plus lus » la moindre mention d’une œuvre consacrée au changement climatique (p. 17). Force est de constater qu’une telle assertion ne vaut pas dans le domaine francophone, où la crise climatique est devenue le sujet récurrent de fictions qui refusent précisément de se voir cantonnées à la littérature de genre (voir à ce sujet Simon Bréan et Guillaume Bridet, Near Chaos, 2024). Si le propos manque parfois de nuance, il n’en formule pas moins un diagnostic heuristique, en identifiant un certain désamour de la fiction, à laquelle les auteurs les plus en vue (Ghosh cite le Norvégien Karl Ove Knausgaard) préfèrent des formes telles que le récit ou l’enquête, garantes de la « sincérité et de l’authenticité » de leur démarche (voir à ce sujet Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête : portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, 2019). L’auteur indien remet en cause l’efficacité de ces nouvelles « vertus cardinales » (p. 148), qui s’imposent sur la scène littéraire autant que dans l’arène politique : selon lui « grâce à l’exemple du Mahatma Gandhi, nous savons déjà que l’économie industrielle à fortes émissions de dioxyde de carbone ne peut pas être combattue par une politique de sincérité » (p. 156). L’essayiste conclut dès lors à la nécessité d’un retour à la fiction, car « ce que rend possible la fiction […] c’est d’aborder le monde au subjonctif, de le concevoir comme s’il était autre », ce qui s’avère absolument indispensable à l’heure où « le réchauffement planétaire a parfaitement mis en évidence que penser le monde uniquement tel qu’il est représente la formule parfaite pour un suicide collectif. » (p. 149).

Le Grand Dérangement ne propose pourtant pas seulement de réhabiliter la fiction délaissée mais d’en inventer des modalités nouvelles, qui excèdent le cadre étroit défini par le moule occidental. À ce titre, la proposition d’Amitav Ghosh demeure à bien de égards une proposition postcoloniale, au demeurant assez proche de celle que défendaient en 2007 les signataires du Manifeste pour une littérature-monde en français, dans leur dénonciation virulente de la sclérose littéraire provoquée par le Nouveau Roman. Le débat entre deux conceptions de la littérature se noue ici autour de la trilogie d’un auteur d’origine jordanienne, Abdel Rahman Munif : alors que Ghosh voit dans les Villes de sel l’une des rares expressions littéraires de la « Rencontre du Pétrole », bien plus discrète que l’extraction du charbon (et partant bien plus difficile à représenter), l’Américain John Updike déplore que la trilogie ne présente « aucun sens de l’aventure morale individuelle » (p. 92). À rebours de cette définition (au demeurant contestable) du roman occidental, Ghosh propose un contre-modèle, ouvert au collectif et aux instances non-humaines : aller à la rencontrer de ces dernières, en fixant l’œil du cyclone, celui du tigre ou de l’ours (comme dans le récent récit de Nastassja Martin) conduit à inventer (ou à réinventer) de nouvelles formes romanesques qui « englobe[nt] l’inconcevablement grand […] que le roman évite » (p. 76). Tout en affirmant que « les difficultés éthiques qui découleraient du traitement magique, métaphorique ou allégorique de ces faits semblent évidentes » (p. 39) et en rejetant par conséquent la voie du réalisme magique, l’auteur place les phénomènes climatiques extrêmes sous le signe de la hantise et de « l’inquiétante étrangeté ». Il rappelle ainsi que selon George Marshall (Don’t Even Think About it : Why Our Brains Are Wired to Ignore Climate Change, 2015), « le changement climatique est par nature étrangement inquiétant : les conditions météorologiques et les styles de vie très carbonés qui les affectent sont fort habituels ; pourtant ils constituent dorénavant une nouvelle menace et sont porteurs d’incertitude » (p. 42) Amitav Ghosh propose dès lors d’associer l’écriture de Frankenstein à l’éruption volcanique du mont Tambora en avril 1815, laquelle provoqua une chute des températures et des famines en Europe et en Chine l’année suivante (p. 81). De même que Bertrand Marquer trace les contours d’un fantastique clinique, né de la « crise de l’analyse » qui ébranle la fin du XIXe siècle (Naissance du fantastique clinique : la crise de l’analyse dans la littérature fin-de-siècle, 2014), Amitav Ghosh propose implicitement d’imaginer un « fantastique climatique » né un siècle plus tard des conséquences de la crise environnementale. Les modèles qu’il en donne émanent avant tout d’Asie (et parfois de sa propre œuvre romanesque) : en paraphrasant Dipesh Chakrabarty à la suite de Nastassja Martin, on pourrait ainsi avancer que l’essai d’Amitav Ghosh s’essaie à « provincialiser le changement climatique », en faisant de l’Asie le point de départ historique de la crise actuelle et le laboratoire d’où émergeront les solutions futures. Comme le note l’essayiste en renvoyant malicieusement les avant-gardes aux oubliettes, « le changement climatique a inversé l’ordre temporel de la modernité : les marginaux sont maintenant les premiers à faire l’expérience de l’avenir qui nous attend tous » (p. 77). Il est vrai que le dernier roman de Kim Stanley Robinson, qui, tout Américain qu’il soit, ne saurait être taxé d’ignorer le changement climatique, fait de l’Inde une pionnière du changement et envisage, comme l’auteur du présent essai, l’émergence d’une religion fédératrice, seule susceptible de sauver la planète menacée.

Ninon Chavoz - Configurations littéraires

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