ITI Lethica - Littératures, éthique & arts - MISHA - Maison Interuniversitaire des Sciences de l'Homme - Alsace - Université de Strasbourg https://www.misha.fr fr ITI Lethica - Littératures, éthique & arts - MISHA - Maison Interuniversitaire des Sciences de l'Homme - Alsace - Université de Strasbourg Mon, 02 Oct 2023 17:47:05 +0200 Mon, 02 Oct 2023 17:47:05 +0200 TYPO3 EXT:news news-13328 Tue, 26 Sep 2023 09:00:00 +0200 ITI Lethica Fall School : the representations of old age (cinema, literature, theater, art history...) /en/news/piece-of-news/ecole-dautomne-2023-representer-les-vieillesses-cinema-litterature-theatre-histoire-de-lart du 26 au 28 septembre 2023 After the 2021 and 2022 editions, the next ITI Lethica Fall School, organized by Corinne Grenouillet and Kenza Jernite, will take place on September 26 and 28, 2023 at the MISHA. This event will be an opportunity to question the representations of old age through different arts, in connection with the four research axes of Lethica:

  • Triage: The question of triage of the elderly was restated with particular acuity during the COVID-19 crisis. The sociologist Juliette Rennes, while recognizing the necessity of sorting in the emergency, invites for example to question the choices and conditions of production that created the need for sorting. The historian Mathilde Rossigneux-Méheust, who is interested in old people in hospices in the twentieth century, shows that the sorting of the elderly has a long history, by looking at the disciplinary instruments that made it possible to sort, until the 1980s, the "good" from the "bad" old.
  • Moral revolutions: Several recent anticipation fictions (literature, cinema, theater...), by inventing futures that could result from our current choices (but also from our non choices), invite us to rethink the way we treat our elderly. Several dystopias thus ask what consequences there might be to thinking of this age group primarily in terms of "cost" or "weight" for the richest societies. These fictions feed a debate on the end of life, revived by the promise of the current government to quickly legislate on the issue. For example, several doctors' voices have been raised to regret the abandonment of the law on old age, asking that the (good) life of the elderly be taken care of before dealing with their death.
  • Transparency and secrecy: The invisibilization of certain aspects of aging, deplored for example by the journalist Victor Castanet in his shocking investigation on EHPADs, is opposed by a hypervisibilization of certain aspects of old age: witness the explosion in the number of films and shows on the subject (more than a dozen shows in France for the year 2022-2023 alone, and almost as many films over the last two years). These films and shows, most often, focus on the most spectacular aspects of old age: Alzheimer's, dementia, incontinent bodies... The question then arises of understanding what we decide to show as well as what we decide to hide, and why.
  • Take care: The question of the representation of the elderly immediately raises, as its counterpart, that of the representation of those who take care of them and accompany them in this last age of life, and who are often even more invisibilized. What about the representation of these caregivers, helpers and companions in works of fiction? Is there a history (literary, theatrical) of the caregiver?
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Agenda de l'ITI Lethica
news-13716 Mon, 18 Sep 2023 18:00:00 +0200 Écopoétique des siècles anciens /en/news/piece-of-news/ecopoetique-des-siecles-anciens Chaire ECO/LIT (« Écologie et littérature ») 18 septembre 2023, 18h, amphithéâtre du Collège doctoral européen

Conférence de Michel Collot, « Romantisme et écologie »

Voir une présentation de son dernier ouvrage, Un nouveau sentiment de la nature, Corti, 2022

19-20 septembre 2023, 9h-18h, salle de conférence de la MISHA

Journées d'études « Écopoétique des siècles anciens »

Consulter l'appel sur fabula

Voir le programme des journées d'études

 

 

 

19 janvier 2023, 17h, amphithéâtre Ourisson

Conférence inaugurale de Louis-Patrick Bergot et présentation de la chaire au niveau de l'université, suivie d'un temps d'échanges avec la salle et d'un buffet dans la salle Vivien :

« Peut-on concevoir une écopoétique pour la littérature antérieure au XIXᵉ siècle ? »

30 novembre 2022, 18h, salle 409

Séance de présentation par Louis-Patrick Bergot du champ de recherche en écopoétique des siècles anciens à l'intention des collègues du CELAR (voir les conférences d'actualité) :

« Catastrophes naturelles, culpabilité et eschatologie : vers une lecture écopoétique »

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Actualités de l'ITI Lethica Agenda de l'ITI Lethica
news-13765 Mon, 10 Jul 2023 13:48:30 +0200 Notices à venir en 2023-2024 /en/news/piece-of-news/notices-a-venir-en-2023-2024 Cette notice est liée à l'un des projets scientifiques soutenu par Lethica pour l'année 2023-2024. Vous pourrez la consulter une fois cet événement passé.

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- Lethictionnaire -
news-13742 Thu, 29 Jun 2023 10:35:40 +0200 « Pādang » de Bozorg Alavi /en/news/piece-of-news/padang-de-bozorg-alavi Auteur du recueil de nouvelles Varaq-pāre-hā-ye zendān « Les Bouts de papier de prison » (1941), journaliste et traducteur de tendance marxiste, Bozorg Alavi (1904-1997), est un prosateur de la première génération de la littérature moderne persane. Il fut arrêté lors du « Procès des 53 personnes », sous le prétexte d’un passage ambigu d’une loi de 1931 visant les jeunes intellectuels[1]. Ce procès, inspiré par les procès de Moscou (1936-1938) dans le cadre des Grandes Purges (ibid., p. 48), avait pour but d’intimider les intellectuels afin de limiter leurs activités politiques. Dans l’introduction de son recueil, Alavi précise que pendant son incarcération, il se servait comme support d’écriture de tout ce qu’il pouvait trouver (dont les bouts de papier, d’où le titre d’ouvrage, ainsi que des emballages de sucre, du papier à cigarette, etc.). Il mentionne également deux autres prisonniers « politiques », Xānbābāxān As‘ad et le poète Mohammad Farroxi Yazdi, qui furent brutalement assassinés en prison après qu’on eut découvert qu’ils écrivaient sur leur quotidien en prison. Alavi risqua sa vie en transcrivant son expérience dans le but de faire parvenir ses écrits au public et afin que les Iraniens sachent « lors de cette période noire, comment on traita les braves jeunes libéralistes de l’Iran[2] ». Les cinq nouvelles incluses dans ce recueil portent sur la vie en prison de l’époque de Reza Chah (1925-1941). Elles sont célèbres pour « la musicalité de la langue, l’abondance d’images et l’étude approfondie des personnages[3] ».

La première nouvelle « Pādang » (« fléau »), marquée par la superposition des points de vue, raconte l’enquête du narrateur, un prisonnier politique, pour découvrir le vrai coupable du crime de Qolāmhossein, qui a confessé le meurtre de son fils adoptif, et qui a été libéré la veille du jour où la nouvelle commence. Le narrateur mène son enquête auprès du cadre de la prison, ainsi que de l’entourage de Qolāmhossein, et rapporte les faits : Qolāmhossein, riziculteur consumé par son travail d’épicier et par la production du riz, se marie avec Kučik Xanam[4] dont il apprécie les compétences, notamment le maniement du fléau. Déçue par sa vie de couple, celle-ci tombe amoureuse du fils adoptif de Qolāmhossein. Les gens apprennent cette histoire d’amour réciproque et quand le beau-fils disparaît, leurs rumeurs poussent la police à intervenir. Les enquêtes montrent que la victime a été attaquée à l’aide d’un fléau, avant d’être découpée et enterrée. Qolāmhossein confesse son crime, car le procureur lui explique que s’ils accusent son oncle ou sa sœur, ceux-ci seront condamnés à 15 ans d’emprisonnement ; alors que si c’est lui, étant donné que c’était pour défendre son honneur, la sentence sera plus courte. Le récit-cadre de cette nouvelle est ponctué par des descriptions de personnages, des dialogues et des interventions systématiques et rythmiques de type :

Il a été condamné à 9 ans en prison.

Moi, je suis condamné à 7 ans.  (p. 9)

Bien que l’idéologie réaliste socialiste se manifeste tout au long de la nouvelle, Alavi mobilise en parallèle le motif du peuple ignorant, qui l’aide à approfondir les rapports entre éthique et littérature. Le dialogue du narrateur, un intellectuel, avec les prisonniers de droit commun propose une image idéalisée de la littérature en tant qu’art engagé chargé d’une mission éthique ; or, le discours métatextuel de la fin du récit illustre l’impossibilité et l’insuffisance de cette conception du langage littéraire proposée par le narrateur.

 Dès l’introduction, Bozorg Alavi souligne le rôle informatif de la littérature quand il explique que ses nouvelles ont pour but de faire connaître le destin des intellectuels au public. Cette attitude se manifeste à nouveau dans la première nouvelle. En effet, la structure narrative de ce récit est marquée par une certaine esthétique de l’enquête : pour toute nouvelle information, le narrateur décrit d’abord la situation générale et effectue une anamnèse des nouveaux éléments découverts. Il présente ensuite des hypothèses tout en citant ses sources (« certains disent… les autres disent… ») avant de les discréditer ou les soutenir par un raisonnement logique. De plus, depuis le début de la nouvelle, la volonté du narrateur de mettre au jour la vérité se révèle non seulement par sa méthodologie, mais aussi par des clauses de non-responsabilité et des interventions narratives de ce type : « ce que je raconte ici est un ensemble de citations venant des uns et des autres, et ces paroles devraient être vraies. » ou « je devrais vous dire une autre chose importante avant que je ne l’oublie » (p. 11), etc. Ces énoncés, tout en jouant un rôle dans l’avancement non chronologique de l’intrigue, manifestent une certaine éthique personnelle liée à l’éthos de l’intellectuel. La préoccupation quant à la justesse du contenu aussi bien que la transparence du narrateur vis-à-vis de ce qu’il rapporte relèvent de la responsabilité éthique du narrateur, et par extension, du devoir de la littérature à l’égard des faits et des informations.

Le dernier point à aborder pour souligner les rapports établis par le texte entre éthique et littérature est la question du silence. Dans les deux dernières lignes de la nouvelle, le thème de la vérité est repris : on y comprend que le crime du narrateur est le fait qu’il ait dit la vérité. Or, à la page 14, juste avant de reporter une description vulgaire de Kučik Xanam faite par un ami prisonnier, le narrateur dit « En prison, on n’a pas peur d’appeler la vérité par son vrai nom ». Inversement, la vérité n’a pas de place à l’extérieur de la prison, c’est ce qu’on voit dans les dernières lignes de la nouvelle.

Pourtant, dans la pratique, et même dans le paratexte, le langage littéraire est confronté à une impasse : reporter la vulgarité tout en prétendant doublement à la vérité et la fausseté relève d’un positionnement éthique. Tout au long du récit, le narrateur s’attribue indirectement un rôle prophétique : en tant que littéraire-intellectuel, il saura instruire le peuple pour l’illuminer. Or, le ton ironique du narrateur dans les dernières lignes du récit témoigne de sa conscience des limites de la littérature ; dans les faits, le réel reste inchangé et le langage littéraire est toujours soumis au pouvoir. Par ailleurs, la vision idéalisée du narrateur s’écroule également sous l’effet des échanges dans la nouvelle. Comme on l’a déjà vu, le narrateur rapporte les informations au lecteur, il fait même parfois le choix de dialoguer avec ce dernier plutôt que se tourner vers ses compagnons de prison. Non seulement on constate une ironie de la situation (le narrateur intellectuel instruisant les lecteurs probablement aussi intellectuels que lui à la place du peuple), mais la colère secrète et maîtrisée du narrateur en réaction à ce qu’il entend de ses compagnons met en avant l’impossibilité de la communication entre les classes sociales. Le narrateur réincarne ainsi le stéréotype de l’intellectuel isolé et mal compris (inspiré par la figure hoffmannienne occidentale dans la littérature persane) qui choisit de s’isoler et d’écrire pour ses camarades.

 Finalement, la confrontation de la littérature avec le monde hors la littérature met en cause la fiabilité du narrateur, et par extension, celle de l’intellectuel littéraire. À plusieurs reprises, le narrateur « a honte de répéter » les paroles vulgaires. En plus de son choix d’embellir le réel pour de le transformer, le narrateur censure la parole « non littéraire », en l’occurrence, celle des couches sociales plus faibles. La censure et l’embellissement sont ainsi réduits à des procédés littéraires. Cela met en question l’ensemble de la nouvelle, puisque le narrateur pourrait être soupçonné de dire ce qu’il faut, comme il le faut, pour engendrer un changement social par le biais de la manipulation. Dans ce sens, la littérature est dans la pratique un moyen, comme c’est le cas de la propagande. Or, ce qui semble « autoriser » la manipulation littéraire est le regard éclairé de l’intellectuel, instructeur du peuple, puisque le pouvoir est constamment critiqué pour les mêmes actions que celles du narrateur (la censure, la malhonnêteté, etc.). Alors, la nouvelle relativise en définitive le lien qu’elle établit entre l’éthique et la littérature.

Dans la nouvelle « Pādang », Alavi fait parler un narrateur qui défend la littérature en ce qu’elle raconte et transforme la réalité sociale. À travers ce personnage, une définition idéalisée et idéologique de la littérature, dans le sens, large émerge ; les belles lettres sont censées raconter le réel, par un langage poétique, pour sauver le peuple de l’ignorance. Paradoxalement, ce regard optimiste n’est pas censé embellir l’expérience quotidienne personnelle du narrateur, mais il s’applique à des discours circulants dans la masse du peuple. Dans la pratique, les promesses ne sont pas tenues quand le narrateur avoue indirectement l’insuffisance de la littérature face au réel et, discrédité, il est réduit au silence. Cette nouvelle porte ainsi sur l’impuissance de la littérature devant le réel et toute tentative d’action éthique à ce sujet semble mener à l’échec.

Dina Khazai - Doctorante, étudiante du DU Lethica

Cette notice a été rédigée en lien avec le séminaire d'Emilia Koustova et de Victoire Feuillebois sur l'écriture du Goulag (année 2022-2023)

[1] Ervand Abrahamian, Tortured confessions: prisons and public recantations in modern Iran, Berkeley, University of California Press, 1999, 279 p., p. 29.

[2] Les traductions sont de nous. Bozorg Alavi, Varaq-pāre-hā-ye zendān, 2nd, Téhéran, Sāzmān-e entešārāt-e jāvidān, 1941, 8‑20 p., p. 120.

[3] Hassan Mirʿābedini, « Alavi, Bozorg », Encyclopaedia Iranica, 2nd, 2009.

[4] Prononciation dialectale du « Kučak Xānom » : « petite dame ».

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- Lethictionnaire - Transparence et secret Recension
news-13741 Wed, 28 Jun 2023 15:43:13 +0200 Quid de la femme dans la science-fiction ? /en/news/piece-of-news/quid-de-la-femme-dans-la-science-fiction Le cas de l’afrofuturisme Si la littérature se soucie souvent des questions sociales, peu de textes proposent un commentaire aussi éclairant que ne le fait la science-fiction (SF). Ce genre spécifique repose, entre autres, sur l’exploration des progrès scientifiques et techniques et la manière dont ces derniers pourraient influencer le monde économique, politique et culturel. La question de la place des femmes, instrument essentiel à une révolution morale féministe, a ainsi toute sa place dans les récits de SF dont les protagonistes sont pourtant majoritairement masculins.

Ce déséquilibre va en s’affaiblissant à mesure que les mouvements militants féministes gagent en visibilité. Se développent alors des problématiques portant sur le genre et sur l’importance de l’intersectionnalité des luttes. Dans la SF, la voix du personnage féminin est mise en valeur, notamment par le travail d’autrices comme Ursula le Guin et Joanna Russ[1], et la diversité des représentations est encouragée[2].

Les enjeux de cette diversification sont importants dans le cadre de l’afrofuturisme. Le développement seul de cette tendance littéraire, qui place l’Afrique au cœur des considérations propres à la SF, est déjà le symptôme d’une révolution. Il est donc tout à fait pertinent de lier afrofuturisme et féminisme, soit deux entreprises qui participent, entre autres, à la remise en question des représentations communes. Par ailleurs, si l’objectif de l’afrofuturisme est de brosser un tableau aussi précis que complet des enjeux relatifs à l’Afrique, il est nécessaire d’accorder à la femme noire une place centrale, en vertu de la double discrimination raciste et misogyne dont elle souffre.

Ainsi, le développement de cette intersectionnalité a encouragé l’émergence d’une figure particulière : la « femme puissante ». En premier lieu, considérons ce modèle comme un personnage féminin à qui l’on donne, enfin, le pouvoir de faire entendre sa voix[3]. Dès lors, l’un des premiers critères à prendre en compte est tout simplement la place accordée aux femmes dans le récit. Boyadishi est ainsi la protagoniste du roman de Léonora Miano, Rouge Impératrice. Comme le souligne Irena Wyss, le titre même de l’ouvrage évoque l’image de la « femme puissante », convoquant la « référence à la féminité » et le « pouvoir » [4]. En effet, Boya incarne « cette force féminine, […] cette autre manière de régler les problèmes, de combattre, de vaincre » (Chap. 22). Cette féminité est multiple et l’on peut encore évoquer le personnage de Ndabezitha ou celui de Seshamani. La première est membre du Conseil et possède donc une réelle force politique, tandis que la seconde, une femme à la « force masculine » (Chap. 17), participe à la subversion des conventions sociales genrées. Il s’agit de reconnaître la puissance d’action spécifique des femmes comme des alternatives à la domination masculine.

Il ne suffit pourtant pas d’être femme ou noire pour échapper aux schémas discriminants qui sous-tendent la culture et il convient donc d’interroger plus précisément les modalités d’apparition de ces personnages. En effet, en dépit de l’importance présumée des femmes au sein de Rouge Impératrice, ces dernières participent à la promotion indirecte d’un système patriarcal qui refuse la sororité. Boya et Seshamani sont en compétition pour Ilunga et la « force masculine » de la seconde ne sert finalement qu’à justifier son attirance pour les femmes, une orientation toujours perçue comme une « déviance » (Chap. 10). La subversion échoue et la bicatégorisation du masculin et du féminin reste intacte[5].

Citons encore le roman Demain, une oasis, écrit par Yal Ayerdhal, dont le protagoniste est certes masculin, mais qui met en scène une autre triade de « femmes puissantes ». Dziiya est à la tête d’un groupe d’activistes et possède donc une forme de pouvoir politique. Marika Endvloor est une mercenaire au service de Dziiya et s’approprie ainsi le mode d’action masculin par excellence : la violence. Tatiana Elewsky, chercheuse en mathématiques et en physique, incarne l’excellence académique, un autre terrain traditionnellement masculin. Tous ces personnages possèdent ainsi une force singulière qui renverse les stéréotypes de genre. Notons encore que l’auteur les montre comme des êtres complexes, parfois même vulnérables : leur puissance est associée à leur force d’action, mais aussi à leur caractère et leur capacité à prendre la parole[6].

La question féministe dans l’afrofuturisme est donc en plein essor et met en lumière une diversification des récits et des personnages. A ce titre, la représentation du personnage féminin, et plus particulièrement du personnage féminin noir, s’inscrit dans une dimension politique et sociale qui rappelle l’importance de l’intersectionnalité comme outil d’une révolution morale et littéraire. Pareille révolution ne doit cependant pas être tenue pour acquis et il convient de rester critique face aux ouvrages qui se contenteraient de proposer un récit dénué de véritables questionnements sur le genre, ou qui manqueraient d’exploiter un point de vue innovant[7].

Clara Muller - étudiante du DU Lethica 2022-2023

 

Pour aller plus loin : artistes afroféministes[8]
Nalo Hopkinson
Octavia Butler
Roxane Gay
Yona Harvey
Vita Ayala
Alitha Martinez
Afua Richardson
Tana Ford
Nnedi Okorafor

Cette notice a été rédigée en lien avec le séminaire "L’Afrique au futur. Utopies et dystopies" d'Anthony Mangeon (année universitaire 2022-2023).

 

[1] Ursula le Guin explore par exemple le thème de l’identité sexuelle dans La Main gauche de la nuit (1969) et donne la parole à une protagoniste dans Lavinia (2008). Joanna Russ, quant à elle, participe à la subversion du genre avec son roman The Female Man (1975), d’abord traduit en français par L’Autre Moitié de l’homme, mais bientôt réédité sous le titre L’Humanité-Femme. La plupart de ses essais sont rassemblés dans To Write Like a Women: Essays in Feminism and Science-Fiction.

[2] La collection Library of America propose ainsi deux anthologies intitulées The Futur is Female qui compilent plusieurs récits de SF, tous écrits par des femmes.

[3] Sur les enjeux de la parole et de la représentation en littérature, voir Valérie Cossy, Christine Le Quellec Cottier, « Préface », in C. Le Quellec et V. Cossy (dir.), Africana. Figure de femmes et formes de pouvoir, p. 7- 17.

[4] Voir Irena Wyss, « Renouer le dialogue entre les cultures et intégrer les exclus. Femmes et pouvoir chez Léonora Miano. », in C. Le Quellec Cottier et V. Cossy (dir.), Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir, p. 78.

[5] Le genre peut être défini comme « un système de bicatégorisation hiérarchisée entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et représentations qui leur sont associées (masculin/féminin). Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait et Anne Revillard, Introduction aux études sur le genre, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2012.

[6] On regrette toutefois que ce dernier point soit moins exploité, le récit étant tenu par un narrateur masculin qui sert de médiateur à la parole féminine.

[7] Sur l’importance de la perspective et du point de vue marginal dans la SF, voir Elara Bertho, « Le lien animal : utopies et dystopies de la science-fiction contemporaine », in Etudes littéraires africaines, n° 54, 2022, p. 75-89.

[8] Anthony Mangeon, « Ororo, Dora Milaje, Shuri, Onyesonwu. Sur quelques figures de femmes puissantes africaines, de l’univers Marvel à la fantasy afro-futuriste contemporaine », in C. Le Quellec Cottier et V. Cossy (dir.), Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir, p. 39-55.

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- Lethictionnaire - Révolutions morales
news-13740 Wed, 28 Jun 2023 14:47:50 +0200 Maria Cabral, Marie-France Mamzer (dir.), Médecins, soignants, osons la littérature ! Un laboratoire virtuel pour la réflexion éthique /en/news/piece-of-news/maria-cabral-marie-france-mamzer-dir-medecins-soignants-osons-la-litterature-un-laboratoire-virtuel-pour-la-reflexion-ethique Sipayat, 2019, 339 p. Cette anthologie, dont une seconde édition est parue en 2022 aux presses universitaires de Dijon, se présente elle-même comme un ouvrage « expérimental » et un « laboratoire pour la réflexion éthique » (p. 22). Il s’agit d’un recueil de textes théoriques et littéraires rassemblés par Marie-France Mamzer, professeure de médecine et d’éthique médicale à Paris Cité et par Maria Cabral, professeure de littérature française à l’université de Minho, en lien avec le projet SHARE d’humanités médicales mené entre 2018 et 2021 à l’université de Lisbonne.

Ce projet s’inscrit dans le développement de la médecine narrative, qui cherche à replacer l’histoire individuelle du malade au centre du processus de soin, de façon à remédier aussi bien à l’impersonnalité de la médecine fondée sur collecte technologique de données qu’à ses difficultés à traiter, non la douleur physique, mais ces souffrances plus existentielles causées par les maladies chroniques. Pour cela, la médecine narrative propose d’utiliser la lecture « de près » de textes littéraires comme un outil de formation permettant de rendre les praticiens plus attentifs au récit du patient et à l’histoire de sa maladie.

L’anthologie Osons la littérature se présente donc comme un outil pensé pour la formation. Le format des extraits proposés, qui vont d’une à trois pages, est parfaitement calibré pour une utilisation pédagogique et leur présentation s’accompagne d’un paratexte bref mais précis ainsi que de titres en forme d’« invites » (p. 95) qui peuvent constituer des amorces pour des exercices d’écriture ou pour des débats. Dans un entretien donné au site IRN Humanités médicales, Maria Cabral précise que l’ouvrage a été testé, pendant sa composition, dans des cours ou des séminaires afin d’avoir une idée de ses effets pédagogiques.

Concrètement, l’ouvrage s’organise en trois parties :

  • La première présente une vingtaine de brefs textes théoriques issus de toutes les disciplines (sociologie, philosophie, analyse littéraire, sémiotique) et présentés par des critiques. Ces textes de Roland Barthes, Michel Foucault, Rita Charon, Cicely Saunders, etc., apportent des concepts pour penser l’éthique médicale. À un niveau plus réflexif, ils offrent aussi des clés de lecture pour aborder les textes qui vont suivre – l’extrait de Philippe Lejeune sur l’autobiographie préparant ainsi la lecture de nombreux extraits d’écriture de soi dans la suite du recueil.
  • La deuxième partie – peut-être la plus riche de l’ouvrage – s’organise autour des grandes thématiques de l’éthique médicale comme la maladie, la souffrance, le deuil, la mort, l’hôpital, l’annonce d’une mauvaise nouvelle, la vieillesse, le handicap, l’addiction, le consentement ou la machine, auxquelles est à chaque fois associée une série d’extraits d’œuvres littéraires, brièvement présentées par un spécialiste des auteurs en question. C’est dans cette partie qu’on perçoit l’apport de la littérature pour la réflexion éthique. Les sections sur « La décision et le consentement » ou sur « L’annonce d’une mauvaise nouvelle » s’avèrent ainsi particulièrement riches et prouvent que l’immersion dans un texte fictionnel peut apporter un point de vue inédit sur des questions traitées par ailleurs par l’éthique.
  • La troisième partie se veut enfin une tentative d’« évasion ». Beaucoup plus ouverte que les deux autres, elle présente des extraits de textes sans commentaire ni paratexte, jouant sur l’effet de surprise, de décalage ou d’étrangeté pour prolonger la réflexion. C’est ainsi qu’un extrait soigneusement découpé de Frritt-Flacc de Jules Verne joue sur l’exotisme des termes et presque la poésie des sonorités pour questionner le rôle social du médecin, ou qu’un extrait de Fantasia de Théophile Gautier expose une hallucination en apparence jubilatoire mais sous laquelle transparaît un début de douleur sourde, particulièrement efficace pour revenir de manière nuancée sur la question de l’« Addiction » abordée dans la partie précédente. On notera que certains des textes publiés ici sont des quasi-inédits, comme le poème « À quoi sert un arbre ? demande l’enfant » de Michel Tournier (p. 328) ou des premières traductions en français (comme ce magnifique extrait de Wendy Mitchell, Somebody I Used to Know, 2018, p. 257-259).

 

On ne peut que se féliciter de la parution d’un tel ouvrage, qui met à l’honneur la littérature et son apport dans la pratique médicale la plus concrète. Seul un parti-pris mériterait peut-être d’être discuté : il s’agit du peu de place laissée à l’historicité des questions éthiques – malgré l’extrait de Michel Foucault p. 49. L’introduction, en particulier, évoque l’« éternel présent de la lecture », des « problématiques invariantes depuis l’Antiquité », des questions qui se posent « depuis tout temps », de même que la quatrième de couverture promet un « parcours intemporel ». Or, dans une perspective pédagogique, il aurait été utile d’avoir plus d’éléments permettant de faire comprendre que les questions d’éthique ne sont justement pas des questions éternelles mais qu’elles adviennent parfois brusquement, sous le coup de « Révolutions morales », et qu’elles sont par conséquent indissociables de problèmes sociaux et politiques plus généraux. Dans cette perspective, la lecture individuelle, sur laquelle parie l’ouvrage, gagnerait à être replacée dans un environnement discursif plus large, comme le faisait par exemple Susan Sontag à propos des représentations et des discours qui entouraient le cancer (La Maladie comme métaphore, 1977). Mettre la littérature à l’honneur ne doit pas faire oublier que certains mots, certaines représentations ou certains récits peuvent interférer de manière plus négative dans le processus thérapeutique. Il n’en demeure pas moins qu’Osons la littérature ouvre des pistes utiles, nécessaires et concrètes sur l’apport des études littéraires à la pratique médicale.

Lucien Derainne

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- Lethictionnaire - Faire cas / Prendre soin Recension
news-13739 Wed, 28 Jun 2023 14:45:54 +0200 Vertus épistémiques /en/news/piece-of-news/vertus-epistemiques Les « vertus épistémiques » ou « l’épistémologie des vertus » renvoient à un cadre théorique élaboré par la philosophie américaine depuis le début des années 2000, notamment par Linda Zagzebski dans Virtue Epistemology (2001) ou par Ernest Sosa dans A Virtue Epistemology (2007). Introduite en France par le cours de Claudine Tiercelin au Collège de France en 2016, cette perspective d’analyse émerge peu à peu dans la recherche. Même s’il s’agit avant tout d’une nouvelle manière d’aborder les problèmes épistémologiques, l’« épistémologie des vertus » a aussi des implications sur la façon dont on peut penser le savoir produit par la littérature et sur ses rapports à la pensée éthique.

À première vue, l’expression de « vertus épistémiques » peut sembler oxymorique. La connaissance, en particulier la connaissance scientifique, ne demande-t-elle pas d’adopter une « neutralité axiologique » ? N’est-elle pas une affaire de vrai et de faux, davantage que de bien ou de mal ? Il suffit toutefois de prendre un peu de recul historique pour voir que cette manière de considérer le savoir n’a rien d’évident. Jusqu’au début du XIXe siècle, l’établissement d’un fait scientifique impliquait par exemple de mentionner des témoins moralement fiables, pouvant attester la vérité de la description. La validité d’une connaissance empirique n’était pas jugée uniquement selon des critères objectifs mais aussi selon la qualité morale de l’observateur : « L’observation, considérée dans la confiance qu’elle mérite autant que dans les avantages qu’elle promet, emprunte beaucoup des qualités connues de celui qui observe », note ainsi un médecin en 1811 (François-Joseph Double, Séméiologie générale, Paris, Crouillebois, t. I, p. 6). Par ailleurs, même au-delà de ces variations historiques, il semble clair que la connaissance n'est pas vécue par les acteurs comme une activité mécanique ou impersonnelle mais qu’elle engage des émotions, du savoir-faire, des habitus. Enfin, il est frappant de voir que la méthodologie scientifique, même aujourd’hui, adopte sans cesse un ton moralisateur, traitant les erreurs épistémiques comme des « fautes » morales.

Tirant les conséquences de ces différents arguments, l’« épistémologie des vertus » propose d’aborder la question de la connaissance en se focalisant sur les qualités humaines nécessaires pour connaître de manière fiable : courage intellectuel, honnêteté, curiosité, concentration, ouverture d’esprit, patience, esprit critique, rigueur… Comme le résume Claudine Tiercelin, deux grandes façons de concevoir ces vertus épistémiques sont envisageables. L’approche fiabiliste, illustrée par Ernest Sosa, conçoit les vertus épistémiques avant tout sous la forme de compétences, des aptitudes incorporées sur lesquelles l’agent peut compter de manière fiable : la mémoire, l’induction, le talent d’observation ou l’imagination (voir la recension du livre de Martin Gilbert, L’imagination en morale) rentrent alors dans cette catégorie, indépendamment de leur portée morale. L’approche responsabiliste, défendue notamment par Linda Zagzebski préfère pour sa part inclure les vertus épistémiques dans les vertus morales.

Le concept de « vertus épistémiques » a aussi été développé par des programmes de recherche plus empiriques, situés entre la philosophie et l’histoire des sciences. Lorraine Daston, en particulier, a montré la pertinence de ce concept pour décrire l’évolution des cadres épistémiques de la science au cours du temps. À titre d’exemple, le concept de « vertu épistémique » justifie le fait d’étudier l’histoire de l’objectivité, non à partir des textes philosophiques sur ce thème, mais à partir des journaux de laboratoire ou des images d’atlas scientifiques. La notion de vertu a l’avantage méthodologique d’incarner les valeurs de la science dans des pratiques étudiables grâce aux archives, et d’associer l’histoire des sciences à celle des « techniques de soi » repérées par Michel Foucault : « on ne maîtrise pas les pratiques scientifiques sans se maîtriser soi-même, sans cultiver assidument un certain type de soi. » (Lorraine Daston, Peter Galison, Objectivité, Les presses du réel, 2012, p. 52).

Que ce soit dans la philosophie de la connaissance de Claudine Tiercelin ou dans l’épistémologie historique de Lorraine Daston, les « vertus épistémiques » débouchent enfin sur une prise en compte de la portée éthique et cognitive de la littérature. La connaissance scientifique se trouve replacée aux côtés d’autres formes de connaissances – dont la connaissance pratique – et varie selon l’histoire du sujet, dans laquelle la littérature joue un rôle certain.

Lucien Derainne

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- Lethictionnaire - Révolutions morales
news-13738 Wed, 28 Jun 2023 14:42:37 +0200 Invisibilité sociale /en/news/piece-of-news/invisibilite-sociale-article L’invisibilité sociale est une thématique de plus en plus importante, aussi bien dans les travaux sociologiques que dans les luttes sociales, et elle s’est imposée, ces dernières décennies, comme une préoccupation majeure de la littérature contemporaine : « l’une des principales utopies politiques qu’on peut retrouver chez les écrivains contemporains [n’est] plus celle, aujourd’hui largement congédiée, du parler à la place de, mais celle, plus courante, qui consiste à vouloir, comme chez Rosanvallon et bien d’autres, rendre visibles les invisibles ou donner la voix aux sans-voix » (J. Huppe, 2021).

Cependant, l’invisibilité sociale est loin d’être un concept clair et unifié. Si l’on emploie l’expression sans plus de précision, elle peut s’appliquer à des situations non seulement différentes mais même opposées, comme passer inaperçu parce qu’on est dans la norme ou être invisibilisée parce qu’on se trouve en dehors, si bien que les personnes invisibles « ne forment pas une classe homogène » (S. Beaud et alii, 2006, p. 11). Tantôt privilège recherché pour la protection qu’il confère, tantôt stigmate combattu, l’invisibilité sociale est suffisamment malléable pour que près de la moitié de la population française s’en estime victime, suivant le rapport du Crédoc commandité par l’ONPES en mars 2016 qui parle d’une « omniprésence du sentiment d’invisibilité ».

Pour clarifier cette notion, on peut distinguer plusieurs manières de la comprendre, de la plus littérale à la plus métaphorique.

L’invisibilité sociale peut d’abord désigner un phénomène qui se produit dans les interactions, lorsqu’une personne « regarde à travers » une autre. Axel Honneth donne l’exemple des maîtres qui se déshabillaient devant leurs serviteurs comme si leur regard n’importait pas ou des femmes de ménage que les gens semblent ne pas voir (2004, p. 138). Dans tous ces cas, la personne invisible est bien perçue par autrui mais non reconnue en tant que sujet. L’ONPES, dans son rapport de 2016, exemplifie cette définition en se référant à une expérience lors de laquelle des volontaires, déguisés en SDF, s’étaient installés en bas de chez eux : leurs proches ne les reconnaissaient pas lorsqu’ils passaient à côté d’eux (ONPES, 2016, p. 23). Dans ce cas, l’invisibilité n’est pas une métaphore : les individus sont, en un sens, littéralement invisibles en tant que sujets aux yeux d’autrui.

L’invisibilité sociale peut ensuite être comprise par rapport aux normes dominantes d’une société, deux cas opposés découlant de cette perspective.

  • Les individus qui se situent en dehors des attentes de la norme courent le risque d’être « masqués par les images toutes faites » (S. Beaud et alii, 2006, p. 11). Cette forme d’invisibilité décrit en particulier la situation des catégories de personnes très médiatisées ou sur lesquelles il existe des stéréotypes ou des imaginaires collectifs, comme c’est le cas pour les drogués, les prostituées, les banlieusards, les minorités visibles… L’exemple des femmes « voilées » est très parlant (F. Ajbli, 2016) : à cause de tous les discours politiques sur ce choix religieux ou vestimentaire, une femme qui porte le foulard dans la rue attire le regard ; néanmoins, elle n’est pas vue en tant que personne singulière, précisément car les gens ne voient que le stéréotype diffusé par les discours, si bien qu’elle est à la fois hyper-visible en tant que symbole et invisibilisée en tant que sujet.
  • À l’inverse, les individus qui correspondent en tout point à la norme sont eux aussi « invisibles » mais dans un sens très différent. Ils ont l’invisibilité des gens « sans qualité », caractéristique des « vies non exposées, qui ne tranchent par aucune qualité remarquable le continuum de la quotidienneté » (G. Le Blanc, 2009, p. 6). Même si cette invisibilité peut passer pour un privilège, comparée aux invisibilités stigmatisantes, elle peut aussi être une source de souffrances, par exemple pour la classe moyenne.

Dans une acception plus métaphorique, l’invisibilité sociale peut également être comprise en lien avec la représentation médiatique, artistique ou politique, deux sentiments relevant en particulier de cette catégorie. Le premier – qui conserve véritablement un lien à la visibilité – est le sentiment de ne pas être représenté dans les médias, l’art, les manuels scolaires, les directions d’entreprises… C’est de cette catégorie que relèvent toutes les luttes pour la visibilité des femmes ou des différentes formes de minorité. Le second sentiment, où l’expression « invisibilité » prend un sens beaucoup plus métaphorique, est le sentiment qu’« on ne s’occupe pas de nous », sentiment d’être délaissé par les politiques publiques, les institutions, l’aide sociale… Ce type de problème se décrirait toutefois peut-être mieux par la métaphore de l’inaudible que de l’invisible.

Enfin l’invisibilité sociale peut aussi s’appliquer, de manière abstraite, non plus à des personnes, mais à des modes de pensée, des formes alternatives d’économie, des modèles sociaux ou politiques que le modèle hégémonique empêche d’exister complètement. C’est ainsi que Boaventura de Sousa Santos en appelle à une « épistémologie de l’aveuglement » attentive aux « savoirs absents » et aux « réalités opprimées, étouffées ou marginalisées » (2016, p. 229).

Toutes ces formes d’invisibilités provoquent des souffrances psychiques, varient selon le temps et le lieu, et peuvent s’additionner les unes avec les autres.

La lutte contre l’invisibilité sociale soulève de délicats problèmes politiques et éthiques, en particulier lorsqu’elle n’est pas menée par les personnes qui la subissent mais par des intellectuels ou des chercheurs et chercheuses. Donner de la visibilité à une personne, n’est-ce pas aussi l’exposer ou la rendre vulnérable face à un pouvoir qui s’exerce souvent sous la forme d’une surveillance ? Offrir une représentation scientifique, médiatique ou artistique à quelqu’un, est-ce suffisant pour combler un manque de représentation politique ? De manière plus générale, la métaphore de la visibilité est-elle pertinente pour décrire des formes d’oppressions sociales ou ne serait-elle pas un emprunt aux injonctions de la culture numérique à se rendre visible ? C’est pour problématiser et gérer tous ces risques politiques et éthiques que les projets sur l’invisibilité sociale optent souvent pour un dialogue entre sciences sociales et littérature, à l’image de Guillaume Le Blanc, auteur d’un essai sur L’invisibilité sociale aux PUF puis d’un roman sur ce thème, La Femme aux chats (2014), paru dans la collection « Raconter la vie » dirigée par Pierre Rosanvallon. La littérature permet d’entretenir un « inconfort méthodologique » (Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête, 2019, p. 14) qui, à défaut de résoudre toutes ces questions, aide au moins à les problématiser.

Lucien Derainne

Bibliographie
Fatiha Ajbli, « Les françaises "voilées" dans l’espace public : entre quête de visibilité et stratégies d’invisibilisation », Nouvelles Questions féministes, n°35, 2016/1, p. 102-117.
Stéphane Beaud, Joseph Confavreux, Jade Lindgaard, La France invisible, Paris, La Découverte, 2006.
Axel Honneth, « Visibilité et invisibilité. Sur l’épistémologie de la "reconnaissance" », Revue du MAUSS, n°23, 2004/1, p. 137-151.
Justine Huppe, « L’invisibilité sociale est-elle soluble dans la littérature ? Gilets jaunes et délégations littéraires en déroute », Elfe XX-XXI, n°10, 2021.
Guillaume Le Blanc, L’invisibilité sociale, Paris, PUF, 2009.
Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, « L’invisibilité sociale : une responsabilité collective », rapport de 2016.
Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014
Boaventura de Sousa Santos, Épistémologies du sud. Mouvements citoyens et polémiques sur la science, Desclée de Brouwer, 2016.

Cette notice est une synthèse des réflexions produites collectivement lors du séminaire « Enquête et éthique » du D.U. Lethica de janvier à mai 2023 : https://duethic.hypotheses.org/

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news-13737 Wed, 28 Jun 2023 14:33:13 +0200 Enquête (problèmes éthiques) /en/news/piece-of-news/enquete-problemes-ethiques L’enquête n’est pas seulement une méthode d’investigation utilisée par les sciences humaines mais elle a aussi été une méthode littéraire, particulièrement aux XIXe et XXIe siècles. Au « temps de l’observation », repéré par le critique Philarète Chasles en 1829 et participant d’une véritable « culture de l’enquête » (Dominique Kalifa, Romantisme, n°149, 2010), répond Un nouvel âge de l’enquête (2019) que Laurent Demanze perçoit dans la littérature de l’extrême contemporain. Cherchant à différencier ces deux moments de l’histoire littéraire dans un article de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula (2019, §3), Marie-Jeanne Zenetti note que « les réalismes contemporains ne se définissent pas uniquement par la question de la représentation (comment représenter le réel ?), mais par une interrogation qu'on peut qualifier d'épistémologique et de méthodologique (par quelles démarches produit-on des énoncés capables de décrire le monde et de le donner à penser ?) ». L’ancien « effet de réel », centré sur la représentation laisserait donc place à un « effet d’enquête » qui problématiserait le geste d’investigation lui-même. L’apparition de questionnements éthiques sur l’enquête relève bien de ce nouveau discours qui s’invite dans la littérature contemporaine.

Certains de ces problèmes éthiques – relation avec l’enquêté, transparence de la méthodologie, restitution des résultats, conséquences sur les personnes étudiées – concernent la réalisation de l’enquête elle-même et sont donc communs aux lettres, aux arts et à des sciences comme la sociologie ou l’ethnologie, ainsi que l’a montré Aline Caillet dans L’art de l’enquête (2019). Aux manuels sur l’éthique de l’enquête scientifique comme l’Éthique de la recherche en sociologie (2019) de Jean-Louis Genard et Marta Roca i Escoda, s’ajoutent alors les réflexions littéraires sur ces sujets. Ces problèmes éthiques varient selon le type d’enquête :

  • Les enquêtes par entretiens courent notamment le risque de générer une « violence symbolique », produite par la différence de capital culturel entre la personne qui mène l’enquête et celle qui répond (choix des mots employés, reformulation d’une expérience quotidienne, etc.). Dans La Misère du monde (1993), Pierre Bourdieu propose de contourner ce problème en menant prioritairement des entretiens avec des « connaissances », de sorte que la familiarité préexistant entre l’enquêteur et l’enquêté atténue un peu cette violence. Un second risque éthique est de typifier ou de stigmatiser la personne enquêtée en l’enfermant dans une préoccupation scientifique (la pauvreté, l’invisibilité sociale, etc.) par laquelle cette personne ne se définirait pas elle-même.
  • Les enquêtes par observation participante, où l’observateur investit le terrain en jouant un rôle, supposent de mentir aux gens qu’on côtoie. Les risques éthiques de cette méthode d’investigation ont depuis longtemps été commentés par des sociologues, de William Foote Whyte à Jeanne Favret-Saada. Du côté de la littérature, le film Ouistreham (2022) d’Emmanuel Carrère fait ressortir les problèmes éthiques qui restaient sous-jacents dans le Quai de Ouistreham (2010) de Florence Aubenas : jouer le rôle d’une femme de ménage pour écrire un texte littéraire suppose de tromper les gens qu’on côtoie, d’occuper un emploi dont autrui pourrait avoir besoin et de substituer au témoignage des acteurs une expérience subjective dont l’authenticité mérite d’être discutée.
  • Enfin, dans les enquêtes menées sur des traces ou des archives – que Carlo Ginzburg range sous le terme de « paradigme indiciaire » – le principal risque éthique consiste à faire usage de l’imagination pour compléter les trous ou les non-dits des documents, en réinventant des existences. Cependant, comme le notent Michel Foucault dans « La vie des hommes infâmes » (1977) ou Saidiya Hartman avec son concept de « critical fabulation », les archives ne présentent elles-mêmes les vies humaines que dans leur rapport au pouvoir, si bien que l’objectivité archivistique pourrait à son tour aboutir à une dépossession.

À côté de ces problèmes méthodologiques antérieurs à l’écriture, la mise en texte de l’enquête soulève elle aussi plusieurs dilemmes éthiques. L’un des plus fréquemment commentés tient dans le fait de parler à la place d’autrui. Les différentes manières de rapporter la parole des enquêtés – discours direct, indirect, dialogisme ou polyphonie – sont ainsi au cœur des réflexions littéraires sur l’enquête comme l’ont montré les débats sur la collection « Raconter la vie » lancée par Pierre Rosanvallon en 2014 (débats résumés dans l’article de M.-J. Zenetti, dans Comparatismes en Sorbonne, n°6, 2014, p. 1-13). Si d’un côté le discours indirect tend à remplacer la parole de l’enquêté par celle de l’écrivain, voire à s’approprier son expérience pour en faire de l’art, de l’autre le discours direct ou les montages de citations comme chez Svetlana Alexievitch prennent le risque d’effacer la personnalité de l’enquêteur, en créant un « effet d’objectivité » contestable.

Le niveau de langue choisi pour retranscrire la vie d’autrui conduit de même à un véritable dilemme éthique. Employer un langage très soutenu, c’est prendre le risque de devenir illisible pour les personnes qui sont l’objet du récit, ce qui produirait une violence symbolique certaine – raison parmi d’autres du choix d’une « écriture plate » par Annie Ernaux. Mais d’un autre côté, un texte comme Let Us Now Praise Famous Men (1941) de James Agee et Walker Evans  montre que le choix d’une langue complexe et ciselée peut aussi être une façon de rendre hommage aux vies décrites, en leur faisant les honneurs du style.

Pour éviter d’accaparer l’expérience d’autrui, la littérature et l’art contemporains recourent à des procédés récurrents, allant de la « restitution littéraire » des écrits aux personnes concernées (voir : l’article de Mathilde Zbaeren, dans COnTEXTE, n°32, 2022) à l’intégration des questionnements éthiques à l’œuvre elle-même. Ainsi, dans le film La Cravate (2019) sur un militant du Rassemblement national, les deux réalisateurs écrivent d’abord un livre servant de voix off aux images documentaires, puis ils filment le militant au moment où celui-ci lit le livre, et intègrent ses réactions au film.

Par tous ces dispositifs, l’enquête littéraire devient le lieu de ce que Laurent Demanze appelle une « éthique de l’opacité », tendue entre un désir de déchiffrage et une volonté de respecter l’énigme des individus, dont il s’agit de préserver la dignité, l’intégrité et l’intimité. Les textes littéraires « tentent de mettre en mots un autre régime de la connaissance qui n’exerce pas de domination, se soustraie à la violence symbolique, s’excepte de l’investigation intrusive. » (L. Demanze, 2019, p. 277).

Reste qu’une autre façon de penser le rapport de l’enquête à l’éthique dans la littérature serait possible. Dans les exemples précédents, les dispositifs littéraires viennent résoudre des problèmes éthiques posés par l’enquête. Cependant, pour un philosophe pragmatique comme John Dewey (Logique. La théorie de l'enquête, 1938) l’enquête n’est pas seulement une source de problèmes éthiques mais avant tout leur solution. Mode de pensée qui ne distingue pas la théorie de la pratique, qui redéfinit sans cesse ses objectifs en mettant en place une dialectique des fins et des moyens et qui passe par une délibération collective, l’enquête scientifique pourrait être le modèle d’une « éthique démocratique ». Dans cette perspective, il faudrait nuancer la distinction entre les réalismes du XIXe siècle et les réalismes contemporains avancée par Marie-Jeanne Zenetti. Car s’il est vrai que les considérations éthiques explicites sont rares dans la littérature d’observation du XIXe siècle, ces textes réalistes déployaient en revanche une véritable « éthique de la description » (Jérôme David, Balzac, une éthique de la description, 2010). À travers des procédés comme les types, l’effet-observation ou l’appel à l’expérience du lecteur, les romans de Balzac construisent une réalité commune par la délibération et la co-construction des valeurs (ainsi que l’illustre cette analyse de La Cousine Bette menée dans le cadre du DU Lethica en mars 2023).

Lucien Derainne

 

Bibliographie
CAILLET, Aline, L’art de l’enquête. Savoirs pratiques et sciences sociales, Paris, Éditions mimesis, 2019.
DAVID, Jérôme, Balzac, une éthique de la description, Paris, Honoré Champion, 2010.
DEMANZE, Laurent, Un nouvel âge de l’enquête. Portrait de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, éditions Corti, coll. « Les Essais », 2019.
ZENETTI, Marie-Jeanne, « Un effet d'enquête », Fabula- Ateliers de théorie littéraire, 2019, en ligne

Cette notice est une synthèse des réflexions produites collectivement lors du séminaire « Enquête et éthique » du D.U. Lethica de janvier à mai 2023. Elle a été préparée par un article posté sur le blog : https://duethic.hypotheses.org/

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news-13729 Mon, 26 Jun 2023 12:13:30 +0200 Agathe Novak-Lechevalier, Houellebecq, l’art de la consolation /en/news/piece-of-news/agathe-novak-lechevalier-houellebecq-lart-de-la-consolation Paris, Flammarion, 2018 ; rééd. Champs Flammarion, coll. « Essais », 2022. Certains lecteurs pourront se demander si un auteur comme Michel Houellebecq a sa place, autrement que comme un contre-exemple, dans un dictionnaire consacré aux rapports entre éthique et arts. L’actualité littéraire du romancier français le plus lu au monde semble en effet avoir définitivement soldé la lecture qui avait pu, à ses débuts, faire de Houellebecq le représentant d’une nouvelle école du réalisme social, plutôt marquée à gauche même si l’auteur préférait, à la France des ronds-points et des gilets jaunes, celle des fichiers .xls et des anoraks, un monde de petits employés et de classes très moyennes qui constituent les laissés-pour-compte de la mondialisation des marchandises et des êtres. Ainsi, l’œuvre de l’auteur vient de s’enrichir d’un court texte autobiographique, Quelques mois dans ma vie. Octobre 2022 – mars 2023 (Flammarion, 2023), qui revient sur deux épisodes récents par lesquels il a, à nouveau, défrayé la chronique. Le premier ajoute une nouvelle touche au portrait de l’auteur en critique de l’Islam qui se dessine depuis le roman Soumission (Flammarion, 2015) et qui lui a fait intégrer, aux côtés de Yann Moix et Sylvain Tesson, le triumvirat de « l’extrême-droite littéraire », selon l’expression de François Krug dans Réactions françaises (Seuil, 2023) : lors d’un entretien avec Michel Onfray, que ce dernier a refusé de corriger lorsque l’auteur lui en a fait la demande, Houellebecq a en effet agité le chiffon rouge politique qui consiste à assimiler émigration et délinquance. Le second touche à une sordide déconvenue personnelle : l’écrivain de la misère sexuelle s’est retrouvé à jouer malgré lui dans un film à caractère pornographique, piégé – selon sa version – par un vidéaste véreux. Au-delà du caractère choquant ou ridicule des faits, c’est l’importance très dissymétrique que Quelques mois dans ma vie accorde à ces deux événements qui pose problème : si l’écrivain regrette amèrement d’avoir été l’objet, pour ses prises de position publiques, de ce qu’il considère comme un déchaînement médiatique infondé, il se concentre essentiellement sur l’épisode intime, qu’il vit comme une persécution personnelle. Sans s’excuser de ses propos, mais surtout fuyant la sphère du discours politique au profit de la lamentation sur des malheurs qui ne concernent que lui, c’est ici le Houellebecq metteur en scène de sa propre déchéance que l’on retrouve, loin de l’engagement à porter la voix des plus humbles que certains avaient cru déceler chez lui.

Mais c’est précisément dans ce contexte qu’il peut être utile de revenir à d’autres lectures possibles de l’œuvre de Houellebecq. Et parmi celles-ci, c’est sans doute l’ouvrage d’Agathe Novak-Lechevalier, Houellebecq et l’art de la consolation, qui prend le plus le lecteur récalcitrant ou échaudé à rebrousse-poil : Houellebecq, écrivain « déprimiste » ou « décliniste », au réalisme étriqué, à la perspective fataliste sur l’évolution du monde, aux intrigues marquées par la misogynie et la haine des autres, serait en réalité un écrivain de la « consolation ». Et ce serait même son intransigeance en la matière – laquelle lui fait récuser tout crédit à la « réparation » que promettent parfois les romanciers – qui occulterait, selon la critique, la croyance idéaliste en l’homme et en la littérature que Houellebecq maintient et entretient à sa manière. De manière significative, l’essai d’Agathe Novak-Lechevalier date de 2018, soit un an avant la publication de Sérotonine, roman dont le titre renvoie à l’hormone de la régulation de l’humeur, de l’anxiété et de la dépression : contre une vision contre l’idée si répandue en « happycratie » (Eva Illouz, Edgar Cabanas) qu’il existe une pilule du bonheur, l’œuvre de l’écrivain explorerait la ligne de crête qui consiste à faire un tableau sans concession du monde en en cartographiant méthodiquement les défauts, les injustices et les manques, pour mieux activer chez le lecteur la soif d’autre chose, même si cette espérance ne pourra sans doute prendre consistance que dans l’espace littéraire.

 À cet égard, Agathe Novak-Lechevalier tient à réinscrire Houellebecq, dont elle rappelle qu’il est un lecteur vorace et un fin connaisseur de l’histoire de la littérature et de la philosophie, dans la tradition consolatoire qui, depuis l’Antiquité, dispose de ses règles et de ses méthodes pour apporter du réconfort à autrui. Or, de manière contre-intuitive pour les contemporains en quête d’efficacité, qui veulent voir leur souffrance se dissiper au plus vite, ce modèle classique ne fait pas de fausses promesses, mais propose une méditation sur le malheur et un accompagnement par les lettres : il n’est guère surprenant, dit la critique, que la célèbre consolation écrite en 1599 par le poète François de Malherbe à son ami Du Périer après la mort de la petite fille de ce dernier (« Et rose elle a vécu ce que vivent les roses / l’espace d’un matin. ») ait disparu des syllabi scolaires, puisqu’elle offre d’accepter le destin, qu’elle se contente de manifester son amitié et son empathie, sans promouvoir de grande révolte contre l’injustice du sort, ni produire de compensation immédiate. Pour lire Houellebecq, il faut garder en tête cet horizon consolatoire qui nous est devenu si peu familier : la noirceur que ses romans exsudent est la garantie éthique de ne pas égarer autrui en lui faisant miroiter un monde qui n’existe pas, et elle a pour corollaire l’assurance que ce monde-ci, a priori décevant, pourra être arpenté, cadastré en compagnie d’une âme compatissante, celle de l’écrivain.

Car, contre les lectures qui font de Houellebecq un écrivain de la dissension et de la rancœur, la critique souligne que l’horizon de son écriture est de resserrer les liens. Elle décèle sous le style réputé plat et pauvre de l’auteur une stratégie de mobilisation amicale et douce du lecteur : dans cette œuvre romanesque qui fourmille de doubles de l’écrivain, le lecteur est incité à voir l’homme derrière la figure de papier du personnage ; au sein d’une écriture apparemment blanche, marquée par un renoncement ascétique au vouloir-vivre de type schopenhaurien, l’humour ressurgit régulièrement pour forger une communauté d’un côté et de l’autre de la page. Mais c’est sans doute dans l’œuvre poétique que cet appel est le plus présent : « montre-toi, mon ami, mon double… » dit un des vers de l’auteur, qu’Agathe Novak-Lechevalier propose comme épigraphe à l’ensemble de son œuvre. De manière très baudelairienne, la poésie houellebecquienne interpelle souvent le lecteur pour en faire un frère, lui proposer une entraide mutuelle et la restauration de contacts que la modernité rendrait plus rares ou plus médiocres. Là où le roman enquête sur « la possibilité d’une île », c’est-à-dire d’une disparition totale des relations humaines, la poésie leur offre un refuge : la création de Houellebecq doit impérativement, rappelle la critique, s’appréhender à travers ce diptyque, qui ménage de surcroît de nombreuses zones de passage où l’espoir d’un monde revivifié perce jusque dans les pages des romans.

Lire les textes de Houellebecq comme une œuvre permet aussi de repenser ce que peut, selon lui, la littérature – c’est-à-dire pas tout, puisqu’il ne s’agit pas d’effacer ce que le réel peut avoir de dérangeant, mais malgré tout beaucoup, car l’espace littéraire, hanté par ce désir d’établir des liens avec le lecteur, devient alors le lieu où l’idéal reste vivant et vivace. Parce qu’il existe comme poumon de l’idéal, en particulier si on a la poésie de Houellebecq en ligne de mire, il contrecarre l’interprétation pessimiste de l’œuvre et réintègre, d’après la critique, l’écrivain contesté dans le panthéon des grands auteurs qui ont, comme Dostoïevski dont il est un lecteur passionné, « voulu guérir » (E-M. de Vogüé). Mais pas guérir n’importe quoi, à n’importe quel prix : guérir en connaissant le prix de la perte et en sachant que seule la relation établie à travers le livre peut vraiment y opposer une forme de résistance.

Bien sûr, on pourra opposer à l’autrice, malgré sa démonstration brillante et sa parfaite connaissance de l’œuvre, que ce lecteur désiré par Houellebecq n’est pas toujours au rendez-vous que lui propose l’écrivain. La réception de Houellebecq en bonne part se fait souvent chez des lecteurs soucieux d’entretenir leur diagnostic mélancolique sur le monde ; quant à ses antagonistes, cette part idéale, ténue, voire imperceptible leur semblera relever du saut de la foi au sein d’un univers houellebecquien où la violence, le sexe et la mort jouent un rôle régulateur – autant de signes frénétiques, dirait Schopenhauer, que l’auteur n’a pas vraiment troqué son vouloir-vivre contre une forme de paix intérieure. De fait, quand bien même elle structurerait la sphère poétique et théorique et aurait pour destin de se réaliser au sein du corpus romanesque, sa dissymétrie mathématique avec la prose du monde, voire la fange du réel qui garnit les romans de l’auteur, peut continuer à alimenter une lecture pessimiste, voire désespérée de l’œuvre. On retrouve ici l’ambivalence des pensées philosophiques de la consolation : elles ne proposent pas des expériences heureuses, mais imaginent comment traverser les catastrophes grâce à une forme de renoncement. Mais cette difficulté ne rend que plus visible la dimension éthique de l’exercice critique ici à l’œuvre, et qui consiste à donner sa chance à une œuvre piégée par des discours sociaux et littéraires qui la dévalorisent ou la font dévier vers des lectures uniquement conservatrices – sans pour autant exiger du lecteur qu’il suive la piste ouverte par l’essai : à l’issue de la lecture, certains seront convertis et ne regarderont plus jamais un anorak de la même manière – les autres pourront tranquillement continuer à détester Houellebecq.

 

Victoire Feuillebois

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news-13728 Mon, 26 Jun 2023 12:07:34 +0200 Frédérique Leichter-Flack, Pourquoi le mal frappe les gens bien ? /en/news/piece-of-news/frederique-leichter-flack-pourquoi-le-mal-frappe-les-gens-bien Paris, Flammarion, 2023. « Pourquoi le mal frappe les gens bien ? » La légère incorrection de ce titre, due à l’oubli concerté du redoublement du sujet attendu dans la phrase interrogative, mérite d’être prise au sérieux. Du dernier essai en date de Frédérique Leichter-Flack, désormais bien connue pour ses réflexions sur les rapports entre littérature et éthique, on pourrait en effet, en s’inspirant librement de la célèbre dédicace du Petit Prince, penser qu’il a été écrit pour les enfants – pour ceux que nous élevons et pour ceux que nous sommes parfois restés. Bien évidemment, il ne s’agit pas là d’un ouvrage qu’on classerait dans les rayons de littérature pour la jeunesse – et pourtant la sobriété du style, parfois proche d’une oralité élégante, rend la lecture de ce texte étonnamment aisée, en dépit de la complexité et de la gravité des thèmes évoqués, de la Shoah aux victimes des attentats du Bataclan en passant par les ravages provoqués par l’épidémie de Covid-19. Non, si Pourquoi le mal frappe les gens bien ? a été écrit pour les enfants, c’est d’abord parce que le point de départ de l’essai est le désespoir de l’un d’entre eux : celui de la fille de l’auteure, confrontée au collège à la lecture de « Coco » de Maupassant et profondément désemparée par la chute de cette nouvelle, où le vieux cheval meurt de faim, torturé par le jeune garçon qui avait été chargé de sa garde. Comment consoler un tel chagrin d’enfant ? Faut-il même chercher à le consoler ? Ou condamner la littérature qui le provoque ? Frédérique Leichter-Flack note d’emblée l’ambivalence du rôle de ces récits qui nous préparent au pire : « Car d’un côté, ces textes nous aident à affronter l’enjeu, à trouver des compromis acceptables, à mettre des mots sur les plaies à vif, en prenant en charge le scandale, de sorte que nous puissions continuer à vivre même dans un monde où des innocents souffrent quand nous ne pouvons pas l’empêcher. Mais d’un autre côté, ils fabriquent pour nous de toutes pièces, à la manière d’une cruelle expérience morale, le problème que nous cherchons ensuite à déconstruire par eux. […] Tous les malheurs de Job ne viennent-ils pas de ce qu’on a entrepris de raconter son histoire ? » (p. 16).

Cette jeune lectrice de Maupassant pourrait rappeler le fils d’Hélène Merlin-Kajman, choqué par la lecture du « Mauvais Vitrier » de Baudelaire (Lire dans la gueule du loup, 2016) : il faut croire que douze ans est un âge littérairement critique. Dans l’essai de Frédérique Leichter-Flack, l’enfant ne se situe pourtant pas seulement du côté de la réception (éventuellement traumatique) des textes : il est également un personnage, un révélateur et un « exemple-comble » (p. 174), parcourant l’essai de chapitre en chapitre, au gré des nombreuses œuvres étudiées. Dans Le Livre de Job, passé au crible de l’analyse dans le premier chapitre, la mort des dix enfants de l’homme testé par Dieu constitue l’une des apories de la fable, puisque rien ne pourra venir réparer ou compenser ce malheur. De même, dans Le Roi Lear et dans Rigoletto, respectivement traités aux cinquième et sixième chapitres (« Un monde en désordre : affronter le pire » et « Une mauvaise rencontre : l’irréparable et sa désinvolture »), le mal atteint son paroxysme au moment où meurt l’enfant : quoiqu’elles apparaissent sur scène sous les traits des jeunes femmes adultes, Cordelia et Gilda restent pour leurs pères endeuillés des petites filles à protéger. Dans Le Comte de Monte-Cristo, traité dans le quatrième chapitre, la volonté de réparation qui conduit Edmond Dantès à s’improviser main armée de la Providence se heurte à l’obstacle infranchissable que constitue la mort de l’enfant de Villefort, le procureur qui le condamna au bagne. « Face au corps de l’enfant, on change de dimension. […] C’est le moment où Dantès se demande s’il n’a pas fait fausse route depuis le début. » (p. 83). Dans Némésis, récit épidémique de Philippe Roth, analysé ici aux neuvième et onzième chapitre (« Le sort choisit-il ses victimes ? Affronter l’aléa » et « La juste formulation du scandale : que signifie une vie trop tôt interrompue ? »), la polio s’attaque uniquement aux enfants, condamnés à une mort longue et douloureuse, qui laisse leurs proches inconsolés et les porteurs sains du virus accablés d’une insupportable culpabilité.

La mort de l’enfant, à laquelle Frédérique Leichter-Flack avait déjà consacré des pages marquantes dans La Complication de l’existence (à propos de la mort de l’enfant qui contribue à la remise en question de l’utopie Tchevengour et de celle de Bébert dans Voyage au bout de la nuit, p. 172 et suivantes), apparaît ainsi comme l’un des visages les plus insoutenables du mal. Sans doute importe-t-il de comprendre pourquoi : « Est-ce l’innocence, l’incapacité des enfants à distinguer le bien du mal, qui doit leur valeur d’être préservés de toute souffrance ? Est-ce la vulnérabilité extrême, le côté sans défense des petits, qui nous impose une responsabilité particulière de les protéger contre les abus de pouvoir ? Est-ce plutôt une question d’âge, et faut-il alors mettre l’accent sur le caractère prématuré de la mort qui prive injustement ces enfants du cycle de vie complet auquel ils pouvaient prétendre ? » (p. 176-177) Les exemples puisés dans la littérature aident à résoudre pour partie ces questions, en nous permettant de ressentir le scandale et de prendre la mesure de l’insoutenable. Comme le rappelle l’auteure, c’est Dostoïevski qui expose la valeur morale de cette figure exemplaire dans l’implacable démonstration qu’il prête à Ivan dans Les Frères Karamazov : pour persuader son frère Aliocha que le problème du mal ne peut pas être simplement résolu par l’affirmation de l’existence de Dieu et d’une rétribution post mortem des torts et des mérites de chacun, il renonce à l’argumentation rationnelle et se contente de développer une série de « vignettes » détaillant les souffrances atroces imposées à des enfants. Lorsqu’à la suite de cette kyrielle d’horreurs, véritable « bombe émotionnelle » destinée à dynamiter la théodicée chrétienne (p. 172), Ivan pose la question fatidique (qu’on pourrait paraphraser ainsi : « si tu étais Dieu, accepterais-tu que le bonheur éternel des hommes se fasse au prix du martyr d’un enfant ? »), Aliocha bouleversé est contraint de répondre par la négative, tournant ainsi le dos à la consolation promise par la religion.

La leçon d’Ivan Karamazov, prolongée et répétée par des écrivains d’horizons variés (d’Albert Camus à Ursula le Guin en passant par Philip Roth) est d’une cruelle clarté : la mort de l’enfant nous ôte les ressources d’une consolation puérile, qui consisterait à nous convaincre que tout finira bien ou qu’un malheur n’arrive jamais gratuitement. C’est une des grandes vertus de cet essai que de nous mettre en garde contre ces facilités de la consolation – que celle-ci soit d’ailleurs religieuse ou simplement fataliste. Dans Tess d’Urberville de Thomas Hardy, analysé au huitième chapitre (« Infortune ou injustice ? Vivre sur une étoile tachée »), le petit frère de l’héroïne, Abraham, pose la question du mal dans un dialogue que l’essayiste cite longuement et commente avec une égale minutie : cette lecture rapprochée lui permet de montrer en quoi la philosophie fataliste de Tess, pour qui tous les malheurs viennent de ce que nous vivons sur une « étoile tachée » comme le sont certains fruits du pommier, dissimule la réalité des injustices et des inégalités sociales en incitant de fait à la résignation plus qu’à la révolte. Les lectures menées par Frédérique Leichter-Flack suggèrent qu’un enfant seul pourrait se satisfaire d’une si maigre consolation, qui lui sera d’un maigre secours s’il venait à être confronté à l’horreur du mal et, dans sa faiblesse, à succomber sous les coups. Ainsi l’essai, en nous confrontant à la mort et à la souffrance des innocents, nous invite-t-il à nous risquer « sur cette lande mythique où tout passant laisse un peu de son âme » (p. 100) et où erre éternellement le roi Lear, à nous dépouiller de nos illusions puériles et à affronter nus « le mirage des fins heureuses » (p. 222).

 

Ninon Chavoz

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news-13727 Mon, 26 Jun 2023 12:03:05 +0200 Anne-Dauphine Julliand, Consolation /en/news/piece-of-news/anne-dauphine-julliand-consolation Les Arènes, 2020 / Guy Saint-Jean Éditeur 2021. Dans Consolation, récit de vie autant qu’essai sur la souffrance et les multiples manières qu’il peut y avoir de s’y confronter, Anne-Dauphine Julliand revient sur la maladie, puis la mort de ses deux filles, atteintes d’une maladie neuro-dégénérative héréditaire. Au cours de ce texte – hybride entre récit de vie et essai – l’autrice, en partageant avec ses lecteurs des réflexions, des souvenirs, des lectures ou des mots qui l’ont accompagnée au cours de cette épreuve, tente d’appréhender ce que signifie pour elle la consolation.

Consolation constitue le troisième essai qu’Anne-Dauphine Julliand consacre à ces sujets ; dans Deux petits pas sur le sable mouillé, sorti en 2011 et dans Une journée particulière, sorti en 2015, elle raconte la vie, la maladie et la mort de sa fille Thaïs, emportée à trois ans par la maladie. Anne-Dauphine Julliand a également réalisé un long-métrage, Et les mistrals gagnants, sortis en 2017 et qui suit le quotidien de cinq enfants atteints de pathologies graves. Au moment où elle écrit Consolation, l’essayiste réfléchit donc depuis plus de dix ans à la question de la souffrance et de la maladie ; comme elle le rappelle dans son plus récent ouvrage, elle est également habituée à témoigner, sillonnant la France pour partager son expérience du deuil et de sa traversée.

Consolation – écrit après le décès de leur seconde fille, Azylis, morte en 2017 d’une leucodystrophie métachromatique – est un essai nourri de ces années de réflexion, mais aussi d’échanges avec d’autres endeuillés ayant vécu des épreuves similaires et partagé avec l’autrice, après la sortie de ses précédents livres, leurs propres expériences sur la maladie et la mort. Composé de vingt-six chapitres, d’abord très courts, puis qui prennent peu à peu plus d’ampleur, l’essai apparaît, au fil des pages, comme une véritable méditation sur le deuil. Presque tous les chapitres sont construits de la même manière : l’évocation, ou bien directement, ou bien à travers un souvenir ou une anecdote, d’une forme de souffrance spécifique liée à la maladie et à la mort de ses deux filles ; un réflexion sur ce que l’autrice a ressenti à l’époque, mais également sur ce qui lui a apporté, à chaque étape, du réconfort ; un paragraphe final qui à chaque fois tente de donner aux lecteurs un nouvel éclairage sur ce que pourrait être une définition appropriée de la consolation. Ce faisant, Anne-Dauphine Julliand nous offre un livre d’une grande justesse ; elle répond, chapitre après chapitre, à toutes les questions qu’elle s’est posée, à toutes les questions qui lui ont été posées aussi. Mais il y a cela d’appréciable dans ses réponses qu’elles sont déjà le fruit d’une lente et profonde élaboration ; l’autrice revient sur ses réactions immédiates, sur des pensées qu’elle regrette, pour ne retenir que ce lui paraît le plus consolatoire.

Dans les six premiers chapitres, à la fois les plus poignants et les plus justes, Anne-Sophie Julliand, dans un style d’une grande sobriété, narre l’épreuve même de la mort de ses deux filles, en refaisant avec ses lecteurs le chemin de la souffrance. De l’annonce de la maladie à sa réaction puis à celle de ses proches, elle pose un des constats sur lesquels le livre se fonde : une telle souffrance n’est pas partageable, et il est impossible de la mettre en mots. En revanche, en choisissant les bonnes images, des souvenirs précis, des métaphores appropriées, elle propose aux lecteurs de s’en faire une image, qu’elle ne veut ni rassurante, ni repoussoir ; il importe pour elle de la replacer dans le champ des expériences auxquelles chaque être humain sera un jour confronté. Dans la deuxième partie de son essai, l’autrice se place désormais sur un autre registre, en partant d’un nouveau postulat : s’il est impossible de décrire sa souffrance, il lui est possible, à partir de son expérience vécue, de prodiguer des conseils à celles et ceux qui entourent la personne en deuil. On retiendra au chapitre huit la métaphore filée de la consolation comme pas de danse ou comme spectacle de théâtre, où il s’agit de trouver la distance juste avec son partenaire. Suivent ensuite deux courts chapitres qui proposent une réflexion sur la place – ou plutôt sur l’absence de place – qui est faite au deuil dans nos sociétés contemporaines. L’autrice reprend alors des observations souvent faites par les spécialistes de ces questions : le deuil manque non seulement d’espace pour se dire, à une époque où l’on cache la mort, mais également de temps pour se faire, alors qu’il est désormais rationalisé en étapes. La dernière partie de l’essai est celle qui se concentre sur la consolation, des premiers instants de bonheur retrouvé, parfois plus difficiles à accepter par ceux qui l’entourent que par la personne en deuil, l’importance de parler des disparus, la nécessité d’être étreinte. L’autrice reprend alors plusieurs des conseils qu’elle a donnés précédemment, en donnant des exemples de sa propre vie, pour illustrer en quoi certains gestes l’ont aidée ; elle salue notamment le travail exemplaire des soignants – en particulier des infirmières et aide-soignantes – qui les ont accompagnés avec beaucoup de tact dans l’épreuve. Les derniers chapitres de cette partie sont quant à eux consacrés à la foi. Aux pires moments, ceux de la mort de ses filles, l’autrice raconte avoir été submergée par un amour plus grand qu’elle : « dans mon inaccessible solitude intérieure, j’ai eu le sentiment d’être rejointe au cœur de ma souffrance et gagnée par un amour inégalé. Alors que l’horizon se recouvrait du manteau du deuil et que mon cœur se déchirait, j’ai ressenti un amour infini contenir ma plaie. Et tout au fond de moi résonnait cette consolation : “Je suis là. Et je t’aime.”  Alors mon âme s’est apaisée. » Elle propose alors une nouvelle définition de la consolation, qui devient un « amour sans condition et sans limites ». À partir de cette nouvelle définition, les trois derniers chapitres sont consacrés à l’acceptation de la souffrance, et au chemin vers une paix intérieure retrouvée.

On peut s’interroger sur la manière dont le livre est construit ; en effet, dès le premier chapitre, l’autrice annonce qu’en elle « cohabitent dans une parfaite harmonie la douleur et la paix. » La consolation y est déjà décrite comme une communion entre deux âmes. Ainsi, le livre ne présente pas un chemin de souffrance qui amène à la foi ; la foi, et la compréhension de la consolation comme certitude que nos peines seront toujours contenues dans un « amour infini », est en même temps à l’origine de l’écriture et ce qui la soutient. Comme le titre l’annonce, cet essai est ainsi moins un chemin vers la consolation qu’une méditation sur une consolation d’ores et déjà présente, à laquelle l’autrice nous engage à nous ouvrir.

           

Kenza Jernite

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news-13726 Mon, 26 Jun 2023 11:56:42 +0200 Michaël Fœssel, Le Temps de la consolation /en/news/piece-of-news/michael-foessel-le-temps-de-la-consolation Seuil, coll. « Essais », 2015. « La philosophie moderne a abandonné la consolation, d’une part à la religion, de l’autre à la psychologie » (p. 11). C’est en dépit du discrédit philosophique dont la modernité a frappé la pratique consolatoire, soupçonnée d’être anachronique sinon stérile, que Michaël Fœssel entend penser la consolation à partir des instruments de la philosophie. Non que son propos soit de renouer avec la vocation consolatrice dont était investie la philosophie selon Platon, les stoïciens et plus encore Boèce. L’auteur soutient en revanche non seulement que la consolation est un sujet d’investigation philosophique majeur, mais, bien plus, que certaines « catégories maîtresses » de la philosophie témoignent, au prix d’inflexions subtiles, d’une paradoxale « permanence » du projet consolatoire (p. 218). En déjouant dès l’introduction le piège des injonctions au deuil réussi, qui ravaleraient la perte au statut de non-événement, l’auteur propose une passionnante enquête sur des affects (le chagrin, le deuil, ce revers de la consolation qu’est la désolation), sur des pratiques (philosophiques, littéraires, sociales), sur des figures (l’inconsolé, qui reste en droit réceptif au discours consolatoire ; l’inconsolable, qui – à l’instar d’Électre ou Niobé – refuse de se détourner de l’affliction).

La bipartition de l’ouvrage découle naturellement du constat initial : « l’abandon par le savoir moderne du projet de consoler », qui constitue un « événement philosophique à part entière » (p. 162). Après avoir rendu compte, dans leur grandeur et leurs paradoxes, des théories anciennes de la consolation, l’auteur analyse le malaise dans la consolation qui force les Modernes à inventer de nouvelles ressources pour affronter la désolation. Michaël Fœssel défend en effet l’historicité du concept de consolation, même s’il reconnaît la difficulté qu’il y aurait à dater la rupture entre le discours, hérité de l’Antiquité, qui célèbre les pouvoirs consolateurs de la raison, et le discours moderne qui tient les consolations d’autrefois pour inopérantes (p. 166). Comment la perte dont le sujet peine à se consoler a-t-elle pu aussi devenir celle de l’idéal de consolation lui-même ?

La première partie s’intitule « Grammaire », au sens où la consolation, qui fut un genre littéraire et philosophique à part entière, obéissait à des codes rhétoriques spécifiques. Ces pages donnent lieu à de belles réflexions sur l’acte consolateur comme « acte social » (p. 46) ou sur le rapport au temps (choix du moment opportun, vertu de l’écoulement temporel, articulation entre temps intime et temps social) induit par le discours de consolation. On retiendra l’une des thèses fortes de l’ouvrage, à savoir le fonctionnement métaphorique de la consolation. L’auteur, en s’appuyant sur les travaux de Ricœur, soutient que la consolation, comme la métaphore, fraie une voie entre « le sens littéral de la souffrance » et « un autre sens qui doit permettre au malheureux d’établir un rapport inédit avec lui-même » (p. 87). La consolation vise à superposer plusieurs univers référentiels de façon à éclairer l’expérience – ici celle de la souffrance – sous un jour nouveau. Elle requalifie le réel sans le trahir, en ménageant vers lui un accès autre qui reconfigure ce qu’il a de trop blessant. Si la deuxième partie commence par porter sur la « parole perdue », c’est au double sens du mot : discours et promesse. Après avoir envisagé les opérateurs modernes de la consolation que sont le progrès (notamment dans la philosophie kantienne de l’histoire) et la représentation (au sens de suppléance qui, à défaut de rendre effectivement l’objet perdu, le restitue symboliquement), l’auteur introduit en fin d’ouvrage un concept qu’il distingue de la consolation : celui de réconciliation. Dans la mesure où la réconciliation serait « le projet philosophique, mais aussi politique, de triompher de ce que l’on a perdu » (p. 268), elle permet de s’assimiler autrement la perte, en évitant l’écueil de la résignation et de l’abdication.

Le penseur par excellence de la réconciliation est Hegel, auquel une partie du dernier chapitre est consacré. De façon plus large, on peut apprécier la diversité du compagnonnage philosophique dans cet essai qui articule philosophie générale et histoire de la philosophie. Spécialiste de Kant, Michaël Foessel étudie le statut consolateur de l’espérance rationnelle dans la Critique de la raison pratique et l’Idée d’une histoire universelle. Il s’appuie sur Blumenberg, « un des rares penseurs contemporains à prendre la consolation au sérieux » (p. 10) et commente, pour distinguer consolation et guérison, telle phrase inspirante de Simmel sur la consolation qui « laisse certes subsister la souffrance, mais supprime pour ainsi dire la souffrance de la souffrance, n’atteint pas le mal lui-même, mais son reflet dans l’instance la plus profonde de l’âme » (p. 45). Peut-être peut-on ponctuellement nuancer certaines lectures : il est douteux que, chez Pascal, « l’individu se divertit pour autant qu’il refuse de s’envisager comme un être inconsolable » (p. 139), dans la mesure où le sujet qui fuit dans l’extériorité est inconscient des raisons profondes qui lui font rechercher le tracas plutôt que le repos. L’opposition entre la consolation qui affronte la perte et le divertissement qui se contente de l’esquiver (p. 28) est en tout cas l’une des nombreuses distinctions à la lumière desquelles l’auteur identifie le propre de la consolation.

L’ouvrage comporte de suggestifs « intermèdes », centrés notamment sur des figures mythologiques et littéraires : Électre, Niobé, Faust. La part des œuvres littéraires, de façon générale, est grande, qu’il s’agisse de textes canoniques (la « Consolation à Du Périer » de Malherbe) ou moins attendus. Les analyses de l’auteur peuvent trouver une résonance dans la mémoire livresque de ses lecteurs : on pense à Andromaque, grande figure d’inconsolable chez Virgile, Racine et Baudelaire ; à propos de « l’inconsolable qui rêve d’un temps statique dans l’existence, ce qui lui donne l’aspect d’un mort qui serait survécu » (p. 81), il est loisible de songer à Miss Havisham, qui dans De Grandes Espérances fait arrêter toutes les horloges à l’instant précis où son cœur s’est brisé. La page saisissante où Céline pastiche la lettre de consolation envoyée par Montaigne à sa femme fait office de pivot entre la première et la deuxième partie de l’ouvrage, bien que les analyses de Michaël Fœssel sur la « fraternité dans l’impuissance » des deux auteurs (p. 169) puissent être discutées (Jean Vigne, Exercices de rhétorique, « Sur la consolation », 2017). Au-delà de ce dialogue avec les œuvres, l’auteur de ce beau livre donne plus largement à penser sur les pouvoirs de la littérature. Outre qu’il envisage la consolation sur le modèle de la métaphore, il insiste en effet dans le dernier chapitre, en se réclamant de Karen Blixen citée par Hannah Arendt, sur la valeur consolatrice du récit, qui « met la tristesse en intrigue » : « en proposant une narration de ce qui semble figé hors du temps, le consolateur invite son destinataire à fictionnaliser sa propre existence, et cela jusqu’au point où son présent ne lui apparaîtra plus comme une fatalité, mais comme une variante réalisée au milieu d’une multitude d’autres possibles » (p. 295).

 

Nicolas Fréry

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news-13725 Mon, 26 Jun 2023 11:52:29 +0200 Chamfort, La pensée console de tout /en/news/piece-of-news/chamfort-la-pensee-console-de-tout présenté par Frédéric Schiffter, Paris, GF, 2014. « La pensée console de tout, et remédie à tout. Si quelquefois elle vous fait du mal, demandez-lui le remède du mal qu’elle vous a fait, et elle vous le donnera » (« Maximes générales », XIX). C’est cette remarque de Chamfort, où l’on reconnaît, chez ce bon lecteur de Rousseau, la dialectique du « remède dans le mal », que les éditions Garnier-Flammarion ont choisi de placer en exergue de l’édition, parue en 2014, du plus célèbre ouvrage de l’écrivain. Que l’on ne s’y trompe pas : sous ce titre en forme d’aphorisme, c’est une simple réédition des Maximes et réflexions (1795) qui est proposée au public, dépourvue d’autre appareil critique qu’une brève préface signée par Frédéric Schiffter. Faut-il dès lors penser que ce titre a d’abord été retenu pour des raisons commerciales, dans une collection dont le propos est de publier des « classiques décalés et décapants », au nombre desquels De l’inconvénient d’avoir trop d’amis de Plutarque ou Résolutions pour l’époque où je deviendrai vieux de Swift ? Sans doute, mais il n’en demeure pas moins qu’un tel titre, outre qu’il permet un jeu suggestif avec le sens générique du mot pensée (Chamfort est auteur de « Pensées morales », chap. 5), invite de façon féconde à considérer l’œuvre du moraliste sous le prisme de la consolation.

Car s’il serait abusif de tenir la consolation pour un des principaux sujets d’investigation de Chamfort (il n’en est d’ailleurs presque pas question dans l’introduction de Frédéric Schiffter), le moraliste développe néanmoins des réflexions sur les paradoxes du discours consolatoire. Au paradigme du « remède dans le mal » répond, dans la remarque XCVIII, une dialectique voisine, selon laquelle société et nature sont tour à tour source de mal et de consolation : « Telle est la misérable condition des hommes, qu’il leur faut chercher, dans la société, des consolations aux maux de la nature, et dans la nature, des consolations aux maux de la société ». L’écriture moraliste tend vers l’autoportrait lorsque Chamfort, relevant les « contrastes apparents » entre sa vie et ses principes, témoigne d’un malaise dans la culture : « les lettres sont presque ma seule consolation, et je ne vois point de beaux esprits, et ne vais point à l’Académie » (CCCXXXV). Enfin, ce n’est pas le moindre intérêt des réflexions de Chamfort sur la consolation que de se situer, plus d’une fois, sur un terrain politique et social. Ainsi d’une remarque où la consolation par la pensée passe pour être surtout le fait des moins nantis : « il le me semble qu’à égalité d’esprit et de lumières, l’homme né riche ne doit jamais connaître aussi bien que le pauvre, la nature, le cœur humain et la société. C’est que dans le moment où l’autre plaçait une jouissance, le second se consolait par une réflexion » (CCXXX). On retiendra surtout une réflexion sur le pouvoir lénifiant de la consolation, lorsqu’elle rime avec résignation. La rhétorique consolatoire serait suspecte parce que démobilisatrice : « presque toute l’histoire n’est qu’une suite d’horreurs. Si les tyrans la détestent, tandis qu’ils vivent, il semble que leurs successeurs souffrent qu’on transmette à la postérité les crimes de leurs devanciers, pour faire diversion à l’horreur qu’ils inspirent eux-mêmes. En effet, il ne reste guère, pour consoler les peuples, que de leur apprendre que leurs ancêtres ont été aussi malheureux, ou plus malheureux » (CDLXXIV). Consoler le peuple, en insistant complaisamment sur l’atemporalité du mal, n’est-ce pas le détourner des tentations d’émancipation ?

Cette remarque est tirée du dernier chapitre de l’ouvrage, « De l’esclavage et de la liberté. De la France avant et après la Révolution », où le républicanisme de Chamfort transparaît pleinement. L’alternative entre régime aristocratique et régime démocratique est présentée en termes éloquents : « Moi, tout ; le reste, rien. Voilà le despotisme, l’aristocratie et leurs partisans. – Moi, c’est un autre ; un autre, c’est moi ; voilà le régime populaire et ses partisans. Après cela, décidez. » (DXVIII). En amont même de ce chapitre, on pouvait lire des réflexions sur l’iniquité de l’ordre social : « N’est-ce pas une merveille que la société subsiste avec la convention tacite d’exclure du partage de ses droits les dix-neuf vingtièmes de la société ? » (CCXXXVI). Le lectorat actuel pourra apprécier la modernité d’un auteur qui allie la finesse acérée des moralistes classiques à la véhémence de la critique sociale. « Misanthrope et révolutionnaire… Bel oxymore », résume à cet égard Frédéric Schiffter (p. 16). Moderne, l’écrivain ne l’est en revanche guère dans ses maximes sur les femmes et l’amour, recueillies dans le chapitre 6, qui ne s’émancipent pas des poncifs misogynes.

Le regard volontiers critique que porte Chamfort sur l’éthos et l’héritage moralistes donne lieu à de suggestives réflexions. Ainsi quand il partage les moralistes en deux classes, inégalement représentées (XIV), ou quand il médite de façon paradoxale sur « l’inutilité de tous les livres de morale » (XV) ou commente les déclarations de ses prédécesseurs et les contresens dont elles ont pu faire l’objet (le chapitre « De la grandeur » de Montaigne dans la remarque CCXXII). On peut, enfin, insister sur la façon dont Chamfort sourit des travers de ses semblables au lieu de seulement les déplorer. C’est sur cet humour de l’auteur que met l’accent la citation retenue en quatrième de couverture : « la plus perdue de toutes les journées est celle où l’on n’a pas ri » (LXXX). Est-ce une consolation par le rire qui s’ébauche parfois chez Chamfort ? Citons la remarque CCXXIX : « En voyant ce qui se passe dans le monde, l’homme le plus misanthrope finirait par s’égayer, et Héraclite par mourir de rire ».

Nicolas Fréry

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news-13724 Mon, 26 Jun 2023 11:47:42 +0200 Eva Bester, Remèdes à la mélancolie (Films, chansons, livres…- La consolation par les arts) /en/news/piece-of-news/eva-bester-remedes-a-la-melancolie Éditions Radio France/ Éditions Autrement, 2016. Quels remèdes peut-on apporter à la mélancolie ? C’est la question que pose Eva Bester dans un livre qu’elle veut « consolatoire », tiré de l’émission « Remèdes à la mélancolie », qu’elle a animée sur France Inter pendant huit ans, de 2013 à 2021. Le principe de l’émission est simple : Eva Bester demande à un invité, auquel elle a soumis au préalable un questionnaire par écrit, de lui suggérer une dizaine de remèdes, dans diverses catégories (livres, films, musiques, mais aussi activités, idées, ou citations…). Le temps de l’émission est consacré à une discussion autour de ces objets.

Productrice et présentatrice de l’émission, Eva Bester a, auparavant, travaillé pour divers programmes, notamment pour France Culture et pour Arte. Comme elle l’écrit en introduction, si elle s’érige – pour son émission mais également pour le livre qu’elle en tire – en spécialiste de la mélancolie, c’est d’abord en tant que « première concernée ». Le livre est d’ailleurs dédié « à tous les mélancoliques », et il est pensé comme une discussion amicale, d’une mélancolique à tous les autres. En ce sens, l’ouvrage pourrait sembler appartenir à la catégorie du « self-help » : la première partie, dédiée à l’histoire et à la définition de la mélancolie, aiderait ainsi à mieux comprendre ce mal dont, nous dit la journaliste, nous sommes tous un jour ou l’autre affectés. La deuxième partie est quant à elle consacrée aux remèdes (sérums littéraires ; antidotes musicaux ; onguents filmiques ; activités anti-spleen ; idées consolatoires ; à manger, à boire ; ce qui fait rire ; citations béquilles ; les choses à éviter), et l’on suit, de chapitre en chapitre, toujours à peu près le même schéma : la suggestion de l’invité et ce qu’il en a dit, ce qu’en a pensé la journaliste, et, éventuellement, une anecdote ou un complément d’information sur l’objet choisi. La troisième partie enfin, intitulée « annexes », comporte les remèdes qui n’ont pas trouvé place dans les précédentes catégories, à savoir ceux de la journaliste elle-même, ainsi qu’une catégorie « arts visuels », placée là parce que le livre étant publié sans images, Eva Bester n’a pas jugé judicieux d’intégrer cette catégorie dans la partie précédente. Cette troisième partie, patchwork de remèdes un peu désordonné, reflète en fait assez bien l’ensemble du livre. Nous sommes avertis dès l’introduction : le but de la journaliste, dans sa vie comme dans ce livre, est simplement d’arriver à « composer un pot-pourri convenable, supportable de ce qu'on qualifie de bon et de mauvais dans l’existence ».

Si la journaliste consacre une partie entière à l’appréhension de ce qu’est la mélancolie, on peut donc regretter qu’elle ne s’intéresse pas à la définition du « remède » ; cet ouvrage-là est en effet une suite de remèdes de grand-mère, chaque invité offrant et partageant les objets qui, au quotidien, fonctionnent pour lui et le consolent. Le livre se veut d’ailleurs résolument subjectif. Toujours en introduction, l’autrice annonce : « n’étant pas philosophe ou critique d’art, mes commentaires sont donc à prendre comme ceux d’une amie qui vous conseillerait des choses à lire ou à voir au cours d’un déjeuner informel. » Pas de réflexion philosophique sur la nature de la mélancolie ou de la consolation, donc, mais plutôt, pour accompagner les propos de ses invités, des citations, remarques, observations glanées au gré de ses lectures sur la mélancolie. Le ton, quant à lui, se veut familier et pédagogue ; de ce fait, nous avons souvent l’impression que l’on s’adresse à nous en mineurs, comme par exemple lorsque l’on nous explique que « les aléas sont des sales types ». Là encore, on peut s’interroger sur cette technique du pot-pourri où, dans la liste des fameux aléas, la solitude et la haine se retrouvent sur le même plan que l’« odeur de salsifis ». Il en va un peu de même des remèdes proposés, où une définition passionnante de la mélancolie comme « ADN de notre tristesse » proposée par Céline Sciamma voisine avec les remarques fort peu délicates d’un Frédéric Beigbeder, qui dit adorer « se vautrer dans les lamentations. » Enfin, la journaliste ajoute qu’elle a choisi elle-même les remèdes qu’elle a préférés parmi ceux proposés par les invités. Le livre est donc construit sur un double biais, celui de ses invités et le sien propre, qui n’est pas des moindres, puisqu’elle part du principe que la vie est une suite « de déceptions, de cruautés, de bruits et de vulgarité ». On en vient à se demander quelle consolation peuvent vraiment apporter à un inconnu ces objets singuliers choisis par les invités qui, comme ils l’expliquent d’ailleurs très bien au cours de l’émission, les sélectionnent moins pour leur contenu consolatoire que pour les souvenirs précis – d’une période de leur vie, d’un être cher, d’une sensation – qu’ils éveillent en eux, quand nous n’avons pas carrément à faire à des torpilleurs en chef, tel Denis Lavant qui s’ingénie à proposer des œuvres toutes plus sinistres les unes que les autres.

Malgré ces réserves, l’ouvrage, par sa nature même de miscellanées, offre parfois au détour de certaines pages de très belles et très profondes réflexions sur la mélancolie et la consolation. Si la petite histoire de la mélancolie que nous propose Eva Bester en première partie assume à la fois sa légèreté et sa subjectivité, elle pose tout de même les grands jalons de l’histoire de la mélancolie en Occident, un peu à la façon d’une « histoire de la mélancolie pour les nuls ». Dans la deuxième partie, le chapitre sur les conseils littéraires nous réserve – grâce aux choix éclectiques des invités –, des conseils qui sortent de l’ordinaire (d’une biographie de Pierre Tilman sur Robert Filliou à l’intégrale de l’œuvre de Mervyn Peake). Ce chapitre, qui comprend les propos des invités sur le livre choisi, une fiche quasiment sainte-beuvienne de la journaliste, mêlant éléments biographiques et remarques sur le style de l’auteur, et une note pour ajouter des précisions (ouvrages du même auteur, anecdotes…), ainsi que parfois, un extrait du livre choisi, se rapproche à bien des égards de la bibliothérapie : il ne s’agit plus de lire un livre sur la mélancolie pour guérir de sa propre mélancolie, mais bien, en allant piocher dans des ouvrages extrêmement divers grâce à la médiation d’un tiers, de découvrir des « compagnons de route » (Vimala Pons), des « amis » (Irène Jacob) avec lesquels cheminer. Le chapitre sur les « activités anti-spleen », qui s’apparente plutôt à des bribes ou à des récits de vie, est souvent jubilatoire ; on pense notamment au paragraphe sur les marches et les balades, occasion de véritables méditations poétiques de la part d’invités comme Arthur H, Richard Peduzzi ou encore Nicole Caligaris. À noter également, dans les « idées consolatoires », autre chapitre de la partie « Remèdes », une passionnante leçon de la philosophe Danièle Cohn, qui nous parle de l’injonction au rire chez Nietzsche (« il faut aller chercher le rire »).

En réunissant les propos de ses différents invités, Eva Bester tient finalement son pari : tenter de mieux comprendre ce que serait la mélancolie, mal individuel, afin d’en donner une approche en ronde bosse, et de s’essayer à un partage d’expérience. La consolation, dans ce cas, passe en grande partie par le fait de savoir que l’on n’est pas seul dans sa mélancolie. En ce qui concerne le choix des objets à partager, après avoir constaté que le spleen s’épanouit dans la solitude et l’oisiveté, et que la consolation se trouve elle dans l’art et le partage, la journaliste se place sous la double tutelle de Schopenhauer (« l'homme trouvera quelques répits dans l’art, que Schopenhauer considère comme une illusion consolatrice ») et de Nietzsche (« L’art et rien que l’art ! Il est le grand facilitateur de la vie, le grand séducteur de la vie, le grand stimulant de la vie.  »). Si le constat est simple, certains des remèdes – comme d’ailleurs les remèdes de grand-mère – restent étrangement efficaces.

 

Kenza Jernite

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news-13723 Mon, 26 Jun 2023 11:43:09 +0200 Christophe André, Consolations. Celles que l’on reçoit et celles que l’on donne /en/news/piece-of-news/christophe-andre-consolations-celles-que-lon-recoit-et-celles-que-lon-donne Paris, L’Iconoclaste, 2022. Le psychiatre Christophe André, auteur d’une trentaine de livres sur le bonheur, sur la méditation ou sur l’estime de soi, aborde ici le thème en demi-teinte de la consolation. Comme les précédents, l’ouvrage s’adresse au grand public par son style, simple et émouvant, et par l’exposé d’une sagesse tirée aussi bien de l’expérience professionnelle de l’auteur que de ses conversations ou de ses lectures. Trois chemins sont proposés au lecteur puisqu’il s’agit tout à la fois d’« un livre sur la consolation », d’un livre pour apprendre à consoler et d’« un livre consolateur » (p. 14).

Cet essai est d’abord une réflexion sur la consolation. Sans prétendre fournir une analyse universitaire du concept, l’auteur apporte des précisions sur ce que recouvre le terme. La consolation est d’abord distinguée de la guérison au motif que le consolateur ne prétend pas résoudre la cause du problème qui affecte l’individu mais seulement apaiser sa souffrance ou alléger sa peine. Cette distinction n’est pas absolue car la consolation répare bel et bien quelque chose (le lien social, l’allant de l’individu, ...) mais elle signifie que cette « pratique d’humanité » garde tout son sens dans les situations où la souffrance provient d’un fait irrémédiable (décès, maladie incurable, etc.). La consolation se distingue aussi du réconfort par son action sur le long terme, la parole consolatrice ayant souvent un effet bien après le moment où elle est énoncée. Une fois ces précisions apportées, Christophe André parcourt les différentes sources de la consolation : consolation par autrui, autoconsolation, consolation par la nature. De nombreuses pages sont consacrées aux livres, ces « consolations de papier ». L’ouvrage est emmaillé de citations littéraires très bien choisies (dont cette belle réflexion d’Emmanuel Carrère, dans Yoga, citée p. 130 : « Quand ça va bien, je m’attends à ce qu’à un moment ou à un autre ça aille mal – en quoi j’ai raison –, alors que quand ça va mal je n’arrive pas à croire qu’à un moment ou à un autre ça va aller bien – en quoi j’ai tort »). L’auteur loue le talent consolateur de plusieurs écrivains comme Montaigne ou George Sand mais n’hésite pas non plus à émettre des doutes sur l’efficacité de telle Consolation de François de Malherbe (p. 155) ou sur le risque qu’il y aurait à magnifier la figure de « l’inconsolé » comme dans le poème de Nerval, « El Desdichado » (p. 177). Ces réflexions apportent des éléments intéressants à une réflexion sur la bibliothérapie, par la distinction entre guérison et consolation qui permettrait de mieux circonscrire la sphère d’action du littéraire dans le processus de soin, et par quelques observations originales comme le fait que la lecture nous aide à mieux décrire nos ressentis personnels, ce qui joue un rôle dans la consolation (p. 215).

À un deuxième niveau, l’ouvrage de Christophe André peut se lire comme un manuel pour apprendre à consoler – mais également pour apprendre à être consolé. Certes, l’auteur montre que la consolation ne peut être réduite à une « stratégie » ou à un savoir-faire mais qu’elle est aussi une tendance naturelle de l’humain, à l’image de ces enfants qui offrent un jouet à leur camarade qui pleure (p. 86). L’ouvrage dispense néanmoins quelques conseils au consolateur (p. 147-148), souligne l’importance du kairos – l’art grec de saisir l’occasion et de faire les choses dans les temps –, prévient les maladresses possibles, et oppose aux « trois inévitables » (p. 36) (souffrir, vieillir, mourir) les « quatre indispensables A » (p. 23) (affection, attention, action, acceptation). C’est donc à un art de faire cas et de prendre soin que le psychiatre entend initier son lecteur. Les questions éthiques que pose ce geste, en revanche, ne sont effleurées que ponctuellement (peut-on mentir pour consoler ? p. 27 ; le malheur des autres est-il consolant ? p. 119).

Enfin, Consolations assume d’être lui-même un « livre consolateur ». Tout au long des pages, le lecteur rencontre ainsi des « encadrés » racontant des anecdotes émouvantes ou des aveux autobiographiques, des « vracs consolatoires » recueillant des maximes apaisantes, des copies de lettres adressées à des lecteurs. On peut aussi saluer les nombreuses métaphores ou apologues visant à « remettre l’âme dans la bonne direction » (p. 192) comme l’idée, joliment formulée, qu’il faut, dans un deuil, « traverser le rideau de la tristesse » pour « aller vers les souvenirs heureux » (p. 47). Le graphisme très soigné du livre appuie cette expérience de lecture.

Déjà traduit en quatre langues, disponible en livre audio ou en « beau livre » illustré de tableaux, Consolations s’inscrit dans un très fort courant de la librairie actuelle, composé de livres qui visent, sinon à « réparer le monde » comme le montre Alexandre Gefen, du moins à consoler leurs lecteurs. Le style de Christophe André a d’ailleurs des ressemblances avec celui de romans populaires récemment parus sur les mêmes thèmes comme Changer l’eau des fleurs (2019) de Valérie Perrin. Il ne faut pas oublier que cette mode de la littérature thérapeutique n’est pas innocente, et qu’elle répond à des enjeux idéologiques et économiques précisément critiqués par Eva Illouz dans ses essais sur les « marchandises émotionnelles » ou dans son livre co-écrit avec Edgar Cabanas, Happycratie. Mais tout en gardant une vigilance critique sur le remplacement progressif du politique par le thérapeutique dans nos sociétés, force est de constater, à la lecture, que Consolations est un livre qui fait du bien et qui en fera sans doute à de nombreux lecteurs.

 

Lucien Derainne

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news-13707 Thu, 22 Jun 2023 15:40:02 +0200 Eva Illouz, Les Émotions contre la démocratie /en/news/piece-of-news/eva-illouz-les-emotions-contre-la-democratie Frédéric Joly (trad.), Paris, Premier Parallèle, 2022 Cet essai part du constat que les courants populistes qui fleurissent aujourd’hui dans les démocraties exploitent une série de contradictions logiques. Ils promeuvent à la fois une défiance envers l’État et une identification à la figure du dirigeant. Ils prétendent défendre les plus précaires mais privilégient dans les faits les élites néolibérales. Enfin, les populismes ont réussi à disqualifier la gauche, en accusant paradoxalement tous les courants critiques d’appartenir au « système ». Face à cette apparente absurdité, l’ouvrage refuse de céder au « désenchantement » pour privilégier plutôt « la clairvoyance » (p. 330-331).

Eva Illouz propose d’analyser les tendances populistes grâce au concept d’« idéologie faussée » (p. 13). Idéologie « faussée » et non pas « fausse » : le populisme prend appui sur une véritable expérience sociale et sur un malaise réel, mais en faussant cette expérience, il pousse ses partisans à prendre des postures qui vont à l’encontre de leur propre intérêt. Pour la sociologue, seules les émotions sont assez fortes pour motiver de telles actions contradictoires, à l’image du ressentiment sous l’effet duquel une partie de la population peut vouloir exercer une vengeance sociale, y compris au détriment de son propre bien-être.

Ces émotions, Eva Illouz propose de les modéliser sous la forme d’une « structure de sentiment » (p. 16) suivant un concept qu’elle emprunte à Raymond Williams. L’émotion, d’abord affect précognitif provoqué par une expérience sociale réelle, ne prend sens qu’une fois interprétée au moyen des discours et des imaginaires disponibles. Or le populisme ne cesse justement de produire des « narratifs » et des trames, relayés par les dirigeants et certains médias, lesquels finissent par donner un sens et une direction à cet affect. « Le populisme est une manière (souvent efficace) de recoder un malaise social » (p. 24), résume la sociologue. L’intérêt de ce cadre conceptuel est qu’il rend compte avec finesse de l’historicité des émotions, dont la signification sociale, toujours mouvante, résulte d’une lutte entre différents pouvoirs qui cherchent à agir sur sa « directionnalité » (p. 178, p. 182).

Après une introduction qui expose ce cadre théorique, Eva Illouz se penche sur le cas de la démocratie israélienne, habitée selon elle par quatre émotions qui constitueront les quatre chapitres de l’ouvrage : la peur, le dégoût, le ressentiment et l’amour de la patrie. À ce premier niveau, Les émotions contre la démocratie peut donc se lire comme une analyse des stratégies émotionnelles menées par le Likoud de Benyamin Netanyahou : l’assimilation progressive des populations arabes puis de la gauche à la figure du nazi, l’identification de la nation israélienne à la religion juive (qui n’empêche pas Netanyahou de nouer dans le même temps des relations avec des populistes antisémites comme Donald Trump), etc. Le livre déconstruit plus largement les discours émanant de la droite nationaliste israélienne dans sa variété, du Kach au Lehava en passant par le Shas ou l’Im Tirtzu.

À un second niveau de lecture, l’essai utilise le cas d’Israël pour parler plus généralement de la dérive populiste des démocraties à une échelle mondiale. La représentativité d’Israël, discutée p. 26-30, se révèle plus ou moins convaincante selon les thèmes abordés. Le chapitre sur la peur, qui réfléchit à la « sécurisation profonde » (p. 53) de la société, permettant aux dirigeants de justifier des mesures illibérales sous couvert d’un état d’urgence permanent trouve facilement des échos. De même, la magnifique analyse de l’usage de la victimisation par les dirigeants populistes, exposée dans le chapitre sur le ressentiment (p. 186-212), s’applique admirablement à des cas comme celui de Donald Trump. Eva Illouz montre que le ressentiment ne va pas seulement « de bas en haut » mais qu’il est manipulé par certaines élites auxquelles s’identifient des populations défavorisées. En revanche, le chapitre sur le dégoût s’avère moins convaincant. L’argument défendu, selon lequel la division pur/impur, instaurée par la religion, serait récupérée par le racisme semble peu éclairant pour comprendre un populisme comme celui qui se développe en France (ainsi que le reconnaît d’ailleurs la sociologue elle-même p. 138). Les extraits d’entretiens et les citations tirées d’internet, instructives dans le reste de l’ouvrage, tendent d’ailleurs dans ce deuxième chapitre au manichéisme (voir p. 110).

L’ouvrage se conclut par un appel à redéfinir les « émotions de la société décente ». Contrairement à Martha Nussbaum qui, dans Les émotions démocratiques, défendait le rôle de l’amour et de la compassion pour refonder le lien social, Eva Illouz inclut l’amour parmi les quatre émotions anti-démocratiques qu’elle déconstruit. La conclusion fait plutôt l’éloge d’une forme renouvelée de fraternité, expurgée de la métaphore familiale critiquée dans le quatrième chapitre, mais rattachée à l’universalisme. Ces perspectives finales, un peu vagues, valent surtout par les analyses qui précèdent et dont l’éclairage aide à saisir les évolutions politiques actuelles.

Lucien Derainne

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news-13706 Thu, 22 Jun 2023 15:37:29 +0200 Eva Illouz (dir.), Les Marchandises émotionnelles. L’authenticité au temps du capitalisme /en/news/piece-of-news/eva-illouz-dir-les-marchandises-emotionnelles-lauthenticite-au-temps-du-capitalisme Frédéric Joly (trad.), Paris, Premier Parallèle, 2019 Cet ouvrage collectif, fruit d’une collaboration entre des universitaires confirmés et des doctorants et doctorantes, s’impose comme un essai majeur, dont la lecture aide puissamment à comprendre les mouvements de fond qui agitent nos sociétés.

Tout part d’un paradoxe : alors que le développement croissant du capitalisme devrait s’accompagner de l’extension de la rationalité économique à toutes les sphères de la vie, on constate empiriquement que c’est au contraire l’émotivité qui prend une importance croissante dans les sociétés modernes. Dans son introduction, l’ouvrage passe en revue les interprétations disponibles pour expliquer ce paradoxe. La première, inspirée du marxisme, serait de voir dans l’opposition entre la rationalité de long terme et l’émotion de court terme, entre le travail salarié et le développement intime de soi, l’une des contradictions qui caractérisent le capitalisme. Selon une autre interprétation, la place laissée aux revendications individuelles (vivre des émotions authentiques, avoir une sexualité épanouie, etc.) serait plutôt une concession, au sens où cet accomplissement de soi ne ferait pas partie du programme capitaliste mais aurait l’avantage, pour ce système économique, de remplacer les revendications sociales (sur le salaire, le temps de travail) qui, quant à elles, entravaient le libre cours du marché.

Repoussant ces deux interprétations, l’ouvrage dirigé par Eva Illouz cherche à montrer que cette exigence moderne d’épanouissement personnel provient du capitalisme lui-même : elle n’est ni une contradiction interne ni une concession mais un nouveau développement du marché centré sur ce que les auteurs et autrices appellent les emodities ou les « marchandises émotionnelles ». L’hypothèse forte de cette nouvelle perspective théorique est qu’il existe une « performativité émotionnelle du marché » et une « performativité économique des émotions » (Mattan Shachak, p. 252). Pour le dire autrement : « les marchandises facilitent l’expression des émotions et aident à en faire l’expérience ; et les émotions sont converties en marchandises. » (p. 24).

Il en va ainsi des différents cas étudiés au cours de l’ouvrage : la production de la relaxation par le Club Med (chap. 1 par Yaara Benger Alaluf), l’utilisation de la musique comme moyen de gestion des émotions (chap. 2 par Ori Schwarz), la marchandisation de la peur dans les films d’horreur (chap. 3 par Daniel Gilon), les publicités sexuelles diffusées sous forme de cartes de visite à Tel-Aviv (chap. 4 par Dana Kaplan), l’industrie des cartes de vœux (chap. 5 par Emily West)… Dans tous ces cas, on n’a pas affaire à un « enrôlement » d’émotions qui préexisteraient au marché : au contraire, l’émotion elle-même, normalement garante de l’authenticité du moi, est configurée par les marchés du tourisme, du cinéma, de la musique, du sexe ou de la communication.

Non seulement le marché crée de nouvelles émotions mais il contribue aussi à faire évoluer notre conception de la subjectivité. En pointant l’omniprésence d’un discours thérapeutique qui pathologise la vie quotidienne (p. 71) et qui transparaît dans l’« usage pharmaceutique de la musique » (p. 100), dans le coaching, dans l’exercice de la pleine conscience, dans le personal branding ou dans les injonctions à « être soi-même », l’ouvrage montre que le capitalisme émotionnel modifie notre façon d’être des sujets. Le concept même d’« émotion » (qui remplace celui de passion ou de sentiment durant le xixe siècle) semble avoir émergé à la croisée d’une envie scientifique d’objectiver les phénomènes de l’esprit et de la nécessité économique d’en faire des phénomènes calculables, mesurables, pouvant faire l’objet d’une gestion rationnelle – ainsi que l’illustrent les exemples de Thomas Edison (p. 111-112) et des disciplines psy- (p. 269). Par ces analyses, l’ouvrage rejoint les conclusions d’Happycratie (2018) sur la fabrique des « psytoyens » – ces citoyens que le capitalisme lance à la recherche de leur bonheur individuel, au détriment des autres buts de vie que pouvaient être la politique, l’humanitaire, etc. L’article d’Edgar Cabanas (chap. 7) résume ces hypothèses qui font le lien entre les deux ouvrages.

L’ouvrage se conclut par une réflexion passionnante d’Eva Illouz sur ce qu’elle appelle la « critique post-normative ». De quoi s’agit-il ? La critique sociale prétend ordinairement dénoncer l’inauthenticité du monde moderne au nom d’une authenticité, et fait appel à des émotions comme l’indignation ou la colère. Mais s’il s’avère que le capitalisme façonne aujourd’hui à la fois nos émotions et notre conception même de l’authenticité (un moi en phase avec ses émotions) comment tenir un discours critique qui ne soit pas partie prenante de ce qu’il dénonce ? « Dans la mesure où le capitalisme a façonné la subjectivité elle-même, cette subjectivité ne peut être utilisée dans la critique » (p. 350), remarque lucidement Eva Illouz. Pour échapper à cette impasse, la sociologue propose de fonder la critique sociale non plus sur une posture mais sur les effets que peuvent produire les textes de recherche : « Sans être attachée à un positionnement critique, cette stratégie table, afin de produire un effet critique, sur l’effet rhétorique de la redescription historique de pratiques bien précises. Il ne s’agit pas ici d’opposer des faits à des illusions mais plutôt de permettre à l’historicité de la subjectivité de se déployer pleinement. » (p. 357)

Ces considérations épistémologiques sont passionnantes : mais permettent-elles vraiment de mener une critique efficace ? Dans sa préface, Axel Honneth revient sur la proposition d’Eva Illouz en mettant l’accent sur le « recours à des moyens rhétorique » (p. 11) qu’impose cette conception pragmatique où la critique n’est rien de plus que l’effet du texte sur le réel. Il décrit alors en ces termes « l’effet » produit selon lui par Les marchandises émotionnelles sur le lecteur : « Lisant ces études sans pouvoir les lâcher, on ne peut non plus se départir du pénible sentiment que les éléments empiriques ici collectés pourraient s’intégrer à merveille dans les effrayants tableaux d’un Michel Houellebecq. » Or, cette citation est reproduite par l’éditeur en quatrième de couverture comme un argument de vente. N’est-il pas vertigineux de voir ce livre qui prétendait critiquer le capitalisme émotionnel être lui-même vendu, non pour son contenu théorique, mais pour les émotions qu’il pourra susciter (« suspens », « pénible sentiment » « effrayant ») ? Voici Les marchandises émotionnelles devenu à son tour l’une de ces « marchandises-expériences », la promesse d’un moment de lecture exaltant ! Si une critique efficace des marchandises émotionnelles est indéniablement possible, on voit que la route à parcourir est encore longue.

Lucien Derainne

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news-13705 Thu, 22 Jun 2023 15:32:46 +0200 Edgar Cabanas et Eva Illouz, Happycratie : comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies /en/news/piece-of-news/edgar-cabanas-et-eva-illouz-happycratie-comment-lindustrie-du-bonheur-a-pris-le-controle-de-nos-vies Paris, Premier Parallèle, 2018 [traduit de l’anglais par Frédéric Joly] Dans le célèbre film de Robert Zemeckis, l’invention du « smiley » comptait parmi les instants décisifs de l’histoire américaine confiés aux mains innocentes du sympathique Forrest Gump. Ne faudrait-il pourtant pas se méfier de ce signe aux raffinements infinis, qui a assurément supplanté dans nos conversations électroniques la monotone virgule et le criard point d’exclamation ? La lecture du présent essai pourrait conduire à le considérer avec une certaine circonspection, comme l’indice linguistique d’une injonction au bonheur que les deux auteurs présentent comme une évolution dangereuse des sociétés contemporaines. C’est pourtant à un autre grand succès du cinéma américain que la « happycratie » emprunte son orthographe : The Pursuit of Happyness (2006), dont l’étrange « Y » (en lieu et place d’un I) était présenté comme une allusion au « YOU », autrement dit à l’individu, promu seul responsable de sa félicité (p. 11). Tel est bien l’un des points d’achoppement de « happycratie » contemporaine : en prêtant à chacun la capacité à s’assurer de son bonheur (en recourant notamment aux infaillibles outils du « développement personnel », évoqué p. 178 et suivantes, ou aux services précieux d’applications spécialisées telles que Happify, décrite p. 160 et suivantes), elle minore le rôle de facteurs extérieurs à l’individu. La « formule du bonheur » proposée en 2002 par Martin Seligman est à cet égard hautement significative : le bonheur, affirme-t-il, est « le résultat d’une prédisposition génétiquement déterminée, d’une activité intentionnelle, volontaire, visant à l’augmenter, et de circonstances l’affectant plus ou moins. […] La génétique compterait ainsi pour moitié ; les facteurs volitifs, cognitifs et émotionnels pour 40% ; quant aux circonstances de la vie et autres facteurs extérieurs (revenu, éducation, statut social), ils ne compteraient que pour 10% » (p. 83). Une telle équation constitue évidemment un excellent prétexte pour négliger des politiques publiques dont l’utilité, en termes de « bonheur de la population », se révèlerait somme toute marginale. Les deux auteurs mettent ainsi en garde contre les nombreux indicateurs qui ont fait florès au cours des dernières années (indice de bien-être économique, indice de bien-être durable, indice de développement humain), et qui entendent substituer à l’évaluation de la croissance du PIB celle du BNB (autrement dit Bonheur National Brut). Si une telle inflexion des modèles économiques peut sembler attrayante dans la mesure où elle propose un critère « plus doux, plus subjectif que celui, dur, objectif du progrès économique et social », ses conséquences n’en sont pas moins très inquiétantes. D’une part, elle suppose que le bonheur devienne une donnée quantifiable, mesurable à l’aune des envahissantes Big Data et des informations glanées sur les réseaux sociaux (à propos d’une expérience menée par Facebook pour inspirer aux usagers « des affects plus positifs ou plus négatifs aussi bien au sujet d’eux-mêmes que de leurs amis virtuels », voir p. 60). D’autre part, elle justifie une relativisation problématique de la pertinence des politiques publiques, et notamment des plus keynésiennes d’entre elles. Dans une étude parue en 2017, J. Kelly et M. D. R. Evans avancent ainsi que les inégalités de revenus n’étaient pas incompatibles avec le bien-être des populations – tout au contraire : selon eux, « dans les pays en voie de développement, c’est plutôt l’inégalité qui est source d’accroissement de bonheur », ce qui incite à penser que « les efforts actuellement menés [….] dans le but de réduire les inégalités de revenus sont potentiellement nuisibles au bien-être des citoyens pauvres » (p. 71). L’argument du bonheur devient dans ces conditions « une diversion grossière » à l’absence de traitement des problèmes de fond et, pis encore, la justification d’une politique néolibérale sans scrupule. Le présent essai démontre ainsi de façon convaincante comment l’avènement de la « happycratie » a été préparé conjointement par les tenants de la psychologie positive (présentée ici comme une pseudo-science grassement financée par des promoteurs intéressés) et par les économistes qui en mesuraient pleinement les atouts. L’un des chapitres les plus instructifs de l’essai est ainsi consacré au nouveau rôle imparti au bonheur dans le monde du travail, où il n’est désormais plus considéré comme la conséquence ou le couronnement d’une vie professionnelle réussie, mais comme son préalable et sa condition sine qua non. Comme le notent les deux auteurs, « le bonheur est donc devenu une sorte de prérequis à une vie professionnelle de qualité, mais il ne se résume pas à cela : il en vient même à conditionner l’accès au monde du travail, dans la mesure où les émotions et les attitudes positives se sont imposés comme des traits psychologiques essentiels, plus importants que les qualifications techniques ou les aptitudes. » (p. 128).

Affectant autant la vie professionnelle que la vie personnelle, la nouvelle définition du bonheur en fait « une norme » (p. 196) et une « habitude » (p. 158), en même temps qu’un horizon consumériste dûment maintenu hors de portée (ainsi peut-on toujours être plus heureux, en suivant par exemple une nouvelle formation de développement personnel). Cette mutation, orchestrée à compter de la fin des années 1990, constitue une révolution morale dont il n’est pas certain que nous ayons à nous féliciter. Sur le plan individuel, elle conduit indéniablement à la simplification d’une expérience complexe devenue une « notion brutalement empirique », quantifiable et au demeurant universelle (p. 55), en même qu’elle scelle la disparition de l’inconscient (p. 158). Sur le plan collectif, elle substitue au citoyen, membre d’un corps collectif, ce que les auteurs nomment un « psytoyen », c’est-à-dire « une subjectivité individualiste et consumériste », un client « pour qui la poursuite du bonheur est devenu une seconde nature, et qui considère que [sa] valeur dépend de [sa] capacité à s’optimiser en permanence » (p. 154). La célèbre injonction « Run, Forrest, run  ! » pourrait fort bien se lire dans cette perspective d’optimisation permanente, de résilience (p. 211 et suivantes) et de dépassement des limites pour atteindre le Best Possible (p. 184) : prenons plutôt la formule au pied de la lettre et en même temps la poudre d’escampette, pour échapper à ce nouveau modèle envahissant !

Ninon Chavoz

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news-13704 Thu, 22 Jun 2023 15:28:09 +0200 Eva Illouz, Hard romance : Cinquante nuances de Grey et nous /en/news/piece-of-news/eva-illouz-hard-romance-cinquante-nuances-de-grey-et-nous Paris, Éditions du Seuil, 2014, trad. de l’anglais et de l’allemand par Frédéric Joly. Publié en traduction française la même année, Hard Romance se lit comme le prolongement ou comme l’application des hypothèses énoncées par Eva Illouz dans Pourquoi l’amour fait mal : l’auteur propose en effet de lire le bestseller de E.L. James (pseudonyme d’Erika Leonard), vendu à plus de 70 millions d’exemplaires dans le monde entier, comme une fiction révélatrice d’un inconfort amoureux contemporain, et susceptible d’offrir à ses lectrices (puisque c’est surtout d’elles qu’il s’agit) une solution aux « apories qui caractérisent les rapports contemporains entre les hommes et les femmes », et notamment au passage d’un patriarcat traditionnel « économiquement et sexuellement dominant » à « une sexualité insouciante, multi-orgasmique, jouissive et vécue comme une fin en soi, qui est la marque de la politique sexuelle du féminisme ». L’auteur s’empresse d’abord de justifier son choix de travailler sur un livre pour ainsi dire « honteux », non en raison de sa teneur érotique (il fut volontiers qualifié de « porno pour mère de famille » ou mommy porn en anglais) mais en raison de sa piètre qualité littéraire : selon elle, il importe de prendre au sérieux ce bestseller en s’attachant à comprendre les causes de son succès. Le rappel de la genèse de l’œuvre, qui résulta d’abord de pratiques collaboratives en ligne, permet de présenter Cinquante nuances de Grey comme un exemple typique de « prosommation », autrement dit d’un système où les consommateurs produisent eux-mêmes les marchandises qu’ils consomment et sont par conséquent en mesure de les adapter parfaitement à leurs besoins. Pour Eva Illouz, le succès de la trilogie vient de sa capacité à répondre à une incertitude sexuelle et sentimentale caractéristique de la modernité, la relation sado-masochiste des deux personnages devenant « une solution fantasmatique ingénieuse à la volatilité des rapports amoureux » et aux contradictions des relations sentimentales contemporaines, tiraillées entre la dynamique du désir et l’aspiration à l’autonomie. En codifiant clairement les rôles par le biais d’un contrat, en métamorphosant la souffrance psychique en douleur physique et en dépassant l’aporie du désir et du consentement, le BDSM répondrait à une certaine attente féminine. Les romans de E.L. James seraient dès lors lus, selon Eva Illouz, non comme de simples harlequinades, mais comme de véritables manuels de self-help offrant des solutions directement applicables : l’auteure en veut pour preuve l’essor de la vente de sex-toys (et notamment de l’alléchante collection « Grey Revolution » lancée par la société Pure Romance) à la suite de la publication du roman. C’est là, bien sûr, une approche toute instrumentale, en vertu d’un mécanisme que Louise Rosenblatt nomme la « transaction efférente », désignant par là des lectures « motivées essentiellement par la quête d’un élément qu’il est possible de "tirer" du texte » : elle permet cependant de rendre compte de l’impact d’une œuvre par ailleurs jugée peu digne de consécration littéraire.  Ainsi Eva Illouz avance-t-elle que « les textes populaires, en contraste avec la haute culture, non seulement mettent en scène un problème, mais y apportent une solution ». Faut-il pour autant dissocier strictement les deux et oublier, par exemple, le précédent littéraire notoire que constitue La Vénus à la fourrure de L. Sacher-Masoch, qui paraît invalider l’hypothèse de cet essai en plaçant cette fois l’homme en position de soumission ?

Ninon Chavoz

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news-13703 Thu, 22 Jun 2023 15:21:41 +0200 Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal : l’expérience amoureuse de la modernité /en/news/piece-of-news/eva-illouz-pourquoi-lamour-fait-mal-lexperience-amoureuse-de-la-modernite Paris, Éditions du Seuil, 2014, trad. de l’anglais par Frédéric Joly Bridget Jones fut-elle plus malheureuse que Juliette Capulet ? La seconde a beau mettre fin à ses jours, quand la première noie son chagrin dans le Chardonnay, si on suit jusqu’au bout la thèse défendue dans cet ouvrage, c’est à la britannique héroïne d’Helen Fielding (qui inspira une adaptation cinématographique bien connue) que revient la palme des souffrances amoureuses. Consacré à la compréhension des affres sentimentaux contemporains, le présent essai postule en effet une insuffisance – ou à tout le moins un inachèvement - de la révolution sexuelle qui, « pressée d’écarter les tabous et de parvenir à l’égalité » entre hommes et femmes, aurait « laissé l’éthique à l’extérieur de la sexualité », avec de graves conséquences pour l’équilibre émotionnel, en particulier féminin. Sans prétendre donner la recette d’une sexualité éthique, à la fois libre et respectueuse de l’autre, Eva Illouz propose ici une réflexion fondée sur une double inflexion, disciplinaire et historique.

La première implique un changement de perspective sur l’amour, qui ne doit pas, selon l’auteur, demeurer l’apanage des psychologues, accusés de favoriser une perception myope et égocentrée de la problématique amoureuse : proposant de « traiter de l’amour comme Marx traita des marchandises », l’auteur affirme que « les échecs de nos vies privées ne sont pas – ou pas seulement – le résultat de psychés défaillantes, mais que les vicissitudes et les malheurs de nos vies amoureuses sont le produit de nos institutions ». La seconde inflexion consiste dès lors à identifier ce qu’on pourrait considérer comme une « révolution morale » dans la conception occidentale de l’amour : de fait, selon l’auteur, loin de constituer un sujet futile et anecdotique, « l’amour romantique hétérosexuel témoigne des deux plus importantes révolutions culturelles du xxe siècle : l’individualisation des manières de vivre et l’intensification des projets de vie affective d’une part, l’économicisation des rapports sociaux et l’omniprésence des modèles économiques dans la formation du moi et de ses émotions mêmes d’autre part ». Se fondant sur la lecture de plusieurs romans de Jane Austen (Le Cœur et la Raison, Emma, Orgueil et préjugés, L’Abbaye de Northanger, Persuasion) et, pour la période contemporaine, sur un corpus éclaté composé de quelques fragments littéraires (empruntés à des autrices telles qu’Helen Fielding ou Erica Jong) mais surtout d’un ensemble important de témoignages recueillis sur des forums ou lors des nombreux entretiens menés par l’auteur, l’essai entend mettre en évidence une métamorphose profonde de l’amour, qui aboutirait à une plus grande vulnérabilité du moi, rendu directement coupable de ses échecs et déconvenues sentimentales – et ce, bien sûr, avec l’appui scientifique de la psychanalyse et de la psychothérapie qui feraient de nous « les responsables intarissables, mais indéniables, de nos déboires amoureux ». Le triomphe de l’amour romantique consisterait en effet, selon Eva Illouz, à « désencastrer les choix amoureux individuels du tissu moral et social du groupe, et à faire émerger un marché de rencontres autorégulé », où chaque partenaire potentiel est jugé à l’aune de multiples critères, irréductibles au seul impératif ancien de l’endogamie (aisance sociale, éducation, etc.) et où les femmes se trouveraient structurellement désavantagées. L’auteure dépeint par conséquent une transformation décisive de « l’écologie du choix » (autrement dit de l’environnement social qui l’entoure) mais aussi de « l’architecture du choix » (autrement dit des mécanismes cognitifs et affectifs susceptibles de l’orienter). L’ultime chapitre de l’ouvrage (« Du fantasme romantique à la désillusion ») souligne à cet égard l’importance de l’imagination, présentée dans les termes d’Adorno comme une « véritable composante de la culture esthétique du capitalisme », dans nos représentations de l’amour : ainsi serions-nous « tous et toutes devenus des Emma Bovary, au sens où nos émotions sont profondément enchâssées dans des récits fictionnels » et « se développent dans des histoires et comme des histoires », influencées par la littérature, le cinéma et, plus récemment, par les nouvelles formes d’imagination (et de rencontres amoureuses) autorisées par Internet.

Qu’on nous permette cependant de revenir pour finir à l’inflexion disciplinaire qui conduit Eva Illouz à arracher le domaine amoureux aux psychologues pour en confier le soin aux sociologues, seuls à même de nous sauver des affres de la culpabilité en mettant en évidence les arcanes d’un véritable marché sexuel et sentimental : qu’en est-il, dans cette transaction, de la littérature, que l’essai se plaît à convoquer ? Est-elle porteuse, dans les termes de Martha Nussbaum, d’une « connaissance de l’amour » ? Une chose demeure certaine : la lecture d’Eva Illouz, qui prend d’ailleurs la précaution de préciser modestement que son approche « réductrice » « ignore la complexité » des textes, fait fi de la continuité historique et littéraire qui conduit par exemple Helen Fielding à proposer dans Le Journal de Bridget Jones une réécriture, somme toute assez fidèle, d’Orgueil et préjugés

Ninon Chavoz

 

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news-13702 Thu, 22 Jun 2023 15:17:31 +0200 Eva Illouz, Les Sentiments du capitalisme /en/news/piece-of-news/eva-illouz-les-sentiments-du-capitalisme traduit de l’anglais par Jean-Pierre Ricard, Paris, Seuil, 2006. Issu des trois « Conférences Adorno » présentées par Eva Illouz à Francfort en 2004, à l’invitation du philosophe et sociologue Axel Honneth, cet ouvrage examine tour à tour « la genèse d’homo sentimentalis » (chapitre 1), les relations entre « souffrance, champ émotionnel et capitalisme émotionnel » (chapitre 2), et enfin l’importance des réseaux sociaux dans la redéfinition contemporaine de l’amour (« réseaux amoureux », chapitre 3). Il s’agit d’appréhender l’importance croissante accordée aux affects dans le développement du système économique capitaliste. Selon la sociologue, en effet, notre modernité se caractériserait d’abord par son attention aux sentiments, définis comme « un mélange étroit de contenus culturels et de relations sociales » (p. 15), et le capitalisme serait désormais indissociable d’une « culture de l’affectivité » (p. 17). La sociologue propose donc d’appeler « capitalisme émotionnel » cette imbrication des pratiques et des discours émotionnels et économiques, et elle s’attache d’abord à en retracer la genèse, avant d’en explorer les usages sociaux et, pour finir, les conséquences dans les relations intersubjectives.

Développé comme une enquête historique autant que sociologique, le premier chapitre montre l’incidence déterminante des conférences de vulgarisation psychanalytique dispensées par Sigmund Freud en 1909 aux États-Unis : c’est à partir d’elles qu’un « nouvel imaginaire des relations interpersonnelles » (p. 22) se développa dans ce pays, qui conduisit bientôt ses décideurs et ses entrepreneurs à accorder aux psychologues un rôle central autant qu’un « statut d’experts dans à peu près tous les domaines – des questions militaires à l’éducation des enfants en passant par le marketing et la sexualité » (p. 28) – et cela dans une perspective bien précise : améliorer la discipline et la productivité des individus au sein des groupes (sociaux, économiques) auxquels ils participent. Un autre tournant décisif fut ensuite la révolution morale qu’introduisit, dans les théories du management, le sociologue et psychologue australien Elton Mayo en défendant l’idée que la productivité s’améliorait lorsqu’on tenait compte des émotions des travailleurs dans leurs relations professionnelles. C’est ainsi que se développa, dans la sphère économique, un idéal thérapeutique et communicationnel qui consistait à reconnaître et à valoriser des qualités supposément féminines (l’écoute, l’empathie…) pour optimiser le bien-être et partant l’investissement des agents. L’apport fondamental de ce premier chapitre est ainsi de montrer la convergence de trois discours, « le discours thérapeutique, le discours du management, et le discours féministe » (p. 72) dans l’élaboration d’un nouvel modèle psychologique : celui de la communication ou de l’expression libre de ses émotions, au sein de l’entreprise comme de la famille. Cette exigence de reconnaissance (de soi par les autres, des autres par soi) a d’ailleurs fini par envahir toutes les sphères sociales, économiques et politiques.

Le deuxième chapitre s’intéresse alors à l’émergence d’un usage particulier du discours thérapeutique : « le récit de la réalisation de soi » qui, dans le contexte américain, une fois encore, prit le relais de l’idéologie du self-help, née au milieu du XIXe siècle pour valoriser le sens de l’initiative et l’esprit d’entreprise. Eva Illouz y voit une autre forme de révolution morale, centrée sur les sentiments et en particulier celui d’une souffrance ou d’une névrose originelle qu’il s’agirait d’identifier pour pouvoir la dépasser, et parvenir ainsi à l’épanouissement de sa personnalité, ou à la pleine réalisation de son potentiel. À partir d’exemples saisissants, empruntés tant à l’histoire de la psychologie qu’aux succès de certains talk shows aux États-Unis, la sociologue montre pourquoi « la culture thérapeutique privilégie paradoxalement la souffrance et le traumatisme » (p. 100), puis comment, par voie de conséquence, « le récit thérapeutique occupe un espace sensible et disputé » en s’installant « au cœur de ce que beaucoup ont appelé le culte de la victime et la culture de la lamentation » (p. 106). Ses analyses résonnent alors profondément avec celles d’autres sociologues et historiens de la sensibilité, comme Jean-Marc Chaumont (La Concurrence des victimes, 1997) et Jean-Marie Apostolidès (Héroïsme et victimisation, 2003).

Le troisième chapitre explore pour finir, à partir d’analyses filmiques et d’études quantitatives et qualitatives (sur la fréquentation et les usages de sites Internet), la mutation contemporaine des relations amoureuses. Sous couvert de postuler notre originalité, ou de manifester notre singularité, nos présentations publiques de soi participent en réalité d’une standardisation et d’une marchandisation croissante de nos affects qui, loin de nous permettre de nouer de nouvelles relations interpersonnelles, nous séparent de plus en plus de nous-mêmes comme des autres. On pourrait trouver là un autre écho ou une actualisation, à partir de nouveaux supports médiatiques, des réflexions jadis développées par Guy Debord dans ses essais comme dans ses films (Critique de la séparation, 1961 ; La Société du Spectacle, 1967 et 1973). Mais c’est avant tout avec les penseurs allemands de la Théorie critique et de l’École de Francfort que choisit ici de dialoguer Eva Illouz. Ses trois conférences offrent ainsi autant une synthèse des apports de ce courant à la réflexion éthique sur l’esprit du capitalisme, qu’une exposition très claire de ses propres vues.

Anthony Mangeon

 

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news-13695 Wed, 21 Jun 2023 15:25:00 +0200 Études littéraires cognitives /en/news/piece-of-news/etudes-litteraires-cognitives Les études littéraires cognitives constituent une branche très fournie du domaine interdisciplinaire des sciences cognitives, qui rassemblent les neurosciences et les sous-disciplines de la psychologie, de l’anthropologie, de la linguistique et de l’informatique s’intéressant au fonctionnement de la pensée. Si l’on situe dans les années 1950 la « révolution cognitive », qui réagit à la réduction de la conscience à un épiphénomène dans la psychologie béhavioriste de Watson, les études littéraires ne s’ouvrent aux découvertes des sciences cognitives que lors du tournant représenté par la « seconde génération » de chercheurs dans ce domaine, dans les années 1980. Bien que certaines théories centrales pour cette nouvelle orientation se développent déjà avant cette date (c’est le cas, par exemple, de la théorie des prototypes élaborée par Eleanor Rosch au début des années 1970 et ensuite utilisée par George Lakoff), on peut établir une ligne de partage opposant deux conceptions différentes de l’esprit : la première, fondée sur un modèle computationnel du traitement des informations, est remplacée par les « e-approaches » (« enactive, embedded, and extended qualities of mind », in Kukkonen-Caracciolo 2014, p. 261), qui considèrent l’être humain comme « un esprit dans un cerveau dans un corps » (Turner 1998, p. 116). Par conséquent, elles analysent les processus mentaux dans leurs interactions avec le monde, à travers une perspective à la fois bio-évolutionniste et culturelle. Les « e-approches » portent ainsi leur attention vers des domaines traditionnellement réservés aux humanités, tels le langage, la morale, l’expérience, l’art et surtout la sphère perméable de la subjectivité, auparavant considérée comme irréductible à la rationalité impersonnelle de la recherche scientifique. Selon le neuropsychologue Stanislas Dehaene (2014), en effet, l’appréciation des phénomènes subjectifs contribue au changement de paradigme qui permet à la conscience d’« entrer au laboratoire ». Les études littéraires cognitives intègrent à leur tour ce changement, par exemple dans les études de réception, qui se sont détournées du lecteur implicite d’Iser pour s’intéresser à l’implication du lecteur dans la lecture (Breithaupt 2015) et à la comparaison des réactions individuelles des lecteurs empiriques.

Dans le débat académique, cette convergence entre les « deux cultures » a été décrite comme une forme de néo-humanisme, qui, en syntonie avec le tournant éthique, marquerait la sortie de l’épistémologie poststructuraliste (Richardson-Steen 2002 ; Fludernik 2010 ; Ty 2010), tout en élargissant le champ de la recherche et en introduisant des outils novateurs, à la fois conceptuels et techniques (tels les appareils de l’imagerie cérébrale, employés, par exemple, pour évaluer la réaction des lecteurs). Cependant ces instruments, dans le domaine des études littéraires (à l’exclusion de certaines orientations du darwinisme littéraire), se sont conjugués généralement aux approches traditionnelles en suivant les répartitions sous-disciplinaires. L’étiquette commune de cognitivisme littéraire couvre donc aujourd’hui les approches en dialogue avec les sciences cognitives de la narratologie, de la poétique, de la stylistique, de la critique historique, de la critique postcoloniale, de l’éco-critique, des disability studies, des critiques féministe et queer, et bien d’autres encore.

Les premières études cognitives littéraires ont puisé à la linguistique cognitive et à son questionnement de la métaphore, en adoptant la définition antipsychanalytique de l’« inconscient nouveau », selon laquelle l’accès à la conscience, au lieu d’être réglé par les mécanismes de la répression, ne serait réservé qu’à une sélection des multiples données de la perception traitées trop rapidement par les systèmes de bas niveau du cerveau pour donner lieu à une manifestation phénoménologique. Se rattache à cette conception la valorisation de l’évaluation holistique des processus inconscients « trop rapides, trop intelligents et trop efficaces » pour « la conscience lente, stupide, peu fiable » décrite par Mark Turner (1998, p. 6). Turner et Gilles Fauconnier ont placé le langage figuré au cœur de la pensée et ont analysé l’agencement de la métaphore et des scénarios narratifs dans l’opération du blending, qui consiste en une co-activation neurobiologique fusionnant des « espaces mentaux » séparés pour produire un signifié nouveau, dans la lignée de la bissociation d’Arthur Koestler et, en amont, des intuitions des poètes romantiques anglais (Bruhn 2009 et 2015). Cependant, à la différence des théories précédentes explorant des états exceptionnels de la conscience, le blending s’applique aussi bien à la pensée poétique ou scientifique qu’aux processus cognitifs de la vie quotidienne. Il en résulte une unification des opérations cognitives, dont les divers produits se différencient selon un principe de scalarité plutôt qu’en termes d’oppositions qualitatives.

Cette conception continuiste, qui substitue aux distinctions de la logique classique et au binarisme saussurien le fonctionnement par prototypes de la catégorisation graduelle, sous-tend l’intégralité des sciences cognitives et en constitue l’un des apports majeurs. C’est ainsi qu’il est possible de repenser le dualisme de nature et de culture, d’universalisme et de relativisme, de déterminisme et de liberté, de biologie et de symbologie. Si l’homme perd son statut exceptionnel dans le règne animal et est ramené à la nature et aux contraintes biologiques indépassables qui conditionnent son comportement, son agentivité est assurée par la fluidité cognitive, qui lui permet de manipuler ses représentations mentales, et par la plasticité du cerveau, qui modifie son environnement cognitif et est modifié par lui. Dans ce cadre, on peut faire recours à la théorie des affordances du psychologue américain James J. Gibson, désignant les objets et leurs usages possibles offerts par un environnement à un être animé, qui peut s’en servir de façon créative en élargissant les potentialités originaires. Son application au langage et à ses produits ferait de la littérature un instrument de la pensée selon Terence Cave, lequel se sert de la métaphore du récif corallien pour désigner la liaison réciproque entre l’activité humaine et son contexte environnemental. En rappelant la nature cognitive mixte de la littérature, qui ne sépare pas « la pensée de l’émotion, la réponse physique de la réflexion éthique, la perception de l’imagination, la logique du désir » (Cave 2016, p. 30-31), il fait référence à la cognition incarnée et à la boucle unissant d’un côté les opérations inconscientes qui traitent les perceptions sensorimotrices et de l’autre les fonctions supérieures du cerveau.

Alors que Terence Cave utilise le close-reading pour s’interroger surtout sur les inférences suggérées par des réponses somatiques au langage littéraire et sur leur rôle dans la construction du sens par le lecteur, la résonnance motrice générée par les neurones-miroirs et la théorie de l’esprit (c’est-à-dire la capacité d’attribuer des états mentaux aux autres aussi bien qu’à soi-même) sont au fondement d’approches kinesthésiques qui abordent plus directement le rôle de l’empathie et des émotions. Elles intègrent ainsi les réflexions de philosophes comme Martha Nussbaum, qui voit dans la littérature un moyen d’entraînement de la sensibilité et d’affinement du jugement moral, ou de critiques littéraires comme Blakey Vermeule, qui considère le récit littéraire comme une « prothèse émotionnelle » (Vermeule 2009, p. 47).

Les neurosciences attribuent une base neuronale commune à des fonctions cognitives telles que la mémoire autobiographique, la prospection, la navigation (en référence à l’orientation dans l’espace), la théorie de l’esprit et le réseau du mode par défaut (désignant l’activité du cerveau au repos) (Spreng-Mar-Kim 2008). Étant donné leur capacité à abstraire la pensée de la situation présente pour la transporter dans des temps, des lieux aussi bien que des esprits différents, elles ont été mises en relation avec les processus de la narration et de la création littéraire et des explications phylogénétiques ont été avancées pour souligner leur centralité dans la survie individuelle et dans les dynamiques sociales. Ces fonctions permettent en effet de simuler des scénarios probabilistes à partir d’inférences : elles orientent ainsi les choix, favorisant la prise de décision face à des situations pour lesquelles l’on ne dispose que d’informations partielles. Si Lisa Zunshine (2008) repère dans les romans et dans la peinture moderne (aussi bien que dans le documentaire héritier du cinéma-vérité et dans sa parodie fictionnelle) le rêve d’une transparence des corps et de leurs signes, rendus pleinement lisibles à la théorie de l’esprit, Jean-Marie Schaeffer, pour sa part, fait de la création artistique et de l’expérience esthétique des « tentatives de maîtriser une situation de connaissance incomplète […] portant sur des interrogations qui à la fois importent de manière cruciale aux humains et qu’il est néanmoins impossible d’appréhender par nos stratégies cognitives canoniques ». Ils soulageraient l’inquiétude, en se ménageant « des expériences (intermittentes) donnant naissance à des plages de transparence où tout semble tomber en place » (Schaeffer 2015, p. 309-310). Toutefois, dissociée de ses fonctions et considérée sous l’aspect structurel, l’expérience esthétique se situerait dans une enclave pragmatique, dont la valeur ne consisterait pas dans l’opportunité d’expérimenter une simulation de la vie dans un espace sécurisé, comme le prétend le psychologue Steven Pinker (1997, p. 539), mais dans le plaisir produit par le surinvestissement autotélique des ressources attentionnelles (Schaeffer 2015, p. 247).

Vincenza Perdichizzi – MCF Université de Strasbourg - CHER UR 4376

 

Bibliographie

Breithaupt 2015 = Franz Breithaupt, « Empathic Sadism. How Readers Get Implicated », in Zunshine 2015, p. 441-459.
Bruhn 2009 = Mark J. Bruhn, « Romanticism and the Cognitive Science of Imagination », in Studies in Romanticism, vol. 48, n. 4, p. 543-564.
Bruhn 2015 = Mark J. Bruhn, « Time as Space in the Structure of (Literary) Expérience. The Prelude », in Zunshine 2015, p. 593-612.
Cave 2016 = Terence Cave, Thinking with Literature. Toward a Cognitive Criticism, Oxford University Press.
Casadei 2018 = Alberto Casadei, Biologia della letteratura. Corpo, stile, storia, Milano, Il Saggiatore.
Dehaene 2014 = Stanislas Dehaene, Le Code de la Coscience, Paris, Odile Jacob.
Fludernik 2010 = Monika Fludernik, « Narratology in the Twenty-First Century : the Cognitive Approach to Narrative », in PMLA, vol. 125, n. 4, p. 924-930.
Gibbs 1994 = Raymond W. Gibbs Jr., The Poetics of Mind : Figurative Thought, Language, and Understanding, Cambridge University Press.
Kukkonen-Caracciolo 2014 = Karin Kukkonen – Marco Caracciolo, « Introduction : What is the Second Generation ? », in Style, vol. 48, n. 3, Cognitive Literary Studies : Second Generation Approaches, p. 261-274.
Pinker 1997 = Steven Pinker, How the Mind Works, New York, Norton & Company.
Richardson-Steen 2002 = Alan Richardson – Francis F. Steen, « Literature and the Cognitive Revolution : An Introduction », in Poetics Today, vol. 23, n. 1, p. 1-8.
Schaeffer 2015 = Jean-Marie Schaeffer, L’Expérience esthétique, Paris, Gallimard.
Spreng-Mar-Kim 2008 = R. Nathan Spreng – Raymond A. Mar – Alice S. N. Kim, « The Common Neural Basis of Autobiographical Memory, Prospection, Navigation, Theory of Mind, and the Default Mode : A Quantitative Meta-analysis », in Journal of Cognitive Neuroscience, vol. 21, n. 3, p. 489-510.
Turner 1998 = Mark Turner, The Literary Mind, Oxford University Press (1996).
Ty 2010 = Michelle Ty, « On the Cognitive Turn in Literary Studies », in Qui Parle, vol. 19, n. 1, p. 205-219.
Vermeule 2009 = Blakey Vermeule, Why Do We Care about Literary Characters ?, Baltimore, John Hopkins University Press.
Zunshine 2008 = Lisa Zunshine, « Theory of Mind and Fictions of Embodied Transparency », in Narrative, vol. 16, n. 1, p. 65-92.
Zunshine 2015 = Lisa Zunshine (éd.), The Oxford Handbook of Cognitive Literary Studies, Oxford University Press.

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news-13679 Tue, 20 Jun 2023 09:11:50 +0200 À la recherche d’Ashérah, le détour « éco féministe » dans la Généalogie de la morale économique de Sylvain Piron /en/news/piece-of-news/a-la-recherche-dasherah L’ouvrage analysé constitue le deuxième tome de L’Occupation du monde[1], écrit par l’historien médiéviste Sylvain Piron. Publié en 2020 et sous un titre qui se veut une citation de Nietzsche, Généalogie de la morale économique[2] est un texte qui essaye de comprendre le monde d’aujourd’hui en regardant en arrière. Piron se lance à la recherche des mythes fondateurs de l’économie contemporaine et, plus largement, de notre vision du travail : un modèle de pensée néolibéral, celui de la production à tout prix – au détriment même de notre planète, ce qui nous plonge dans une réalité digne d'un roman de science-fiction catastrophique. Pour cela, Piron mène son lecteur dans une enquête qui se veut « une histoire de longue durée des mythes occidentaux » (p. 27) afin de comprendre notre façon d’occuper le monde. Le titre lui-même révèle ainsi la portée éthique de ce travail, qui cherche à démêler les racines et les origines de notre organisation économique pour questionner l’idéologie néolibérale. Historien de profession, Piron mène sa recherche non seulement dans le monde médiéval dont il est spécialiste, mais aussi dans le monde gréco-romain et les textes bibliques.

L’ouvrage est composé de douze chapitres, plutôt indépendants les uns des autres, qui prennent en considération différentes composantes économiques : l’occupation du temps et le concept de travail, la monnaie, le concept de risque, etc. Il en résulte un essai de grande envergure dont nous présentons ici un chapitre en particulier, le cinquième (pp. 137-169). Celui-ci, intitulé L’expulsion de la déesse, se différencie des autres par la méthodologie et par l’état d’esprit qui y prévaut. L’auteur lui-même en souligne le statut un peu à part lorsqu’il écrit : « Ce chapitre appartient bien au livre dont il constitue à peu près le centre ; en un autre sens, il est placé en son dehors, comme suspendu au-dessus des interrogations historiques qui s’y déploient, animé par le désir aussi futile qu’irrépressible de remonter avant le commencement » (p. 138). En affirmant vouloir remonter avant le commencement, Piron exprime son désir d’essayer de comprendre le sens originel du récit du jardin d’Éden. Partant du principe que le texte biblique que l’on connaît représente le résultat d’une version stabilisée à la suite de nombreux remaniements, l’historien pousse son étude à la limite du visible, à la recherche d’un élément qui aurait été effacé. Comme nous pouvons le deviner d’après le titre du chapitre, cet élément est une divinité féminine du judaïsme ancien : Ashérah. L’hypothèse est ainsi posée par l’auteur en trois temps :

  • « Le récit que nous connaissons serait le résultat d'une appropriation, par les partisans du dieu unique, d'un récit mythique initialement associé à une divinité féminine » (p. 138).
  • Le passage de la monolâtrie au monothéisme s'est accompagné de l'expulsion de la déesse Ashérah auparavant associée à Yhwh.
  • La rédaction de l'histoire du jardin d'Éden serait liée à cette éviction.

Pour synthétiser ce propos, Piron avance l’hypothèse que les rédacteurs du récit, partisans du culte unique (monothéisme), auraient chassé la déesse féminine Ashérah en attribuant ses qualités et ses fonctions au dieu Yhwh.

Pour conduire sa recherche, l’auteur s’appuie sur une littérature hautement spécialisée, entre des travaux de critique textuelle, des études d’archéologie et des études de mythologie comparée. Sans entrer dans le détail, notons la minutie avec laquelle Piron tente dans un premier temps de reconstruire l'histoire de la composition des récits de la Genèse (p. 138-143), afin de proposer une composition progressive du Livre « à partir d’une multitude de fragments, produits puis ajointés et révisés à différents moments, en fonction d’intérêts et de situations historiques renouvelés » (p. 139). Ces modifications successives auraient un dénominateur commun selon l’auteur :

À chaque étape, les textes bibliques ont été produits ou remaniés au sein de cercles liés à la monarchie de Judée ou au Temple de Jérusalem, par un parti qui cherchait à imposer puis défendre le culte exclusif de Yhwh et qui a conçu, au cours de ce processus conflictuel, dans les dernières phases de la captivité babylonienne, l’idée d’un dieu universel, plus puissant que toutes les puissances terrestres (p. 139). 

En soutien à son hypothèse Piron cite, entre autres, des versets du Deuxième Livre des Rois[3], où l’on peut trouver des références explicites aux réformes faites sous le règne de Josias (649-609 av. J. C.) qui imposent le culte d’un dieu unique, la suppression des autres sanctuaires, la destruction des idoles et, par conséquent, l’effacement des liturgies dédiées à Ashérah.

Mais qui était exactement cette divinité ? Piron en trace un « portrait » à travers les découvertes archéologiques et les représentations iconographiques tout en essayant de reconstruire les liturgies qui lui étaient dédiées (pp. 146-150). Nous rapportons simplement ici les traits fondamentaux : déesse autochtone de la Mésopotamie, Ashérah est longtemps représentée comme la conjointe de la principale divinité El (ensuite Yhwh). Dans les villes côtières, elle est vénérée comme la déesse de la mer mais, plus généralement, elle est associée à la fécondité, à la sensualité et aux fonctions domestiques telles que le filage de la laine. La découverte de différentes inscriptions lors des fouilles archéologiques ont fait réémerger des traces de cette déesse longtemps oubliée[4]. L’auteur affirme « l’existence d’une liturgie d’Ashérah en plein air, dans la fraîcheur de bosquets odorants » (p. 149), hypothèse d’autant plus crédible si l’on s’attache à l’iconographie de cette déesse, représentée le plus souvent « comme un arbre sacré flanqué de deux animaux », d’autres fois comme un « triangle pubien », ou encore, de façon stylisée, comme « un visage, des seins et un pubis, accompagnés d’un arbre » (p. 148). Chacune de ces représentations ne fait que renforcer le lien d’Ashérah avec l’abondance et la fécondité naturelle. Ces caractéristiques sont d’autant plus importantes qu’elles représentent les traces et les indices que l’auteur repère dans sa quête de la déesse.

En ce sens, la démarche que Piron met en place dans son analyse du quatrième chapitre du Livre d’Osée (pp. 152- 157) est, à notre avis, d’un intérêt tout particulier. L’auteur affirme :

Les études textuelles qui ont permis de retrouver la présence de la déesse se concentrent habituellement sur les passages dans lesquels son nom est présent. Bien que le mot n’y apparaisse pas, les éléments les plus précis pour observer les liturgies qui lui étaient consacrées me semblent fournis par le quatrième chapitre du livre d’Osée. (...). Son propos vise avant tout à promouvoir le culte exclusif de Yhwh qui lui semble essentiel pour assurer la défense du royaume face à ses ennemis. Sa polémique dénonce en premier lieu l’adoration de son dieu sous forme d’un veau d’or (...). Son poème contient également, de façon à peine voilée, l’expression d’un combat et d’une rivalité avec la déesse des arbres. Le fait qu’elle ne soit pas nommée doit encore une fois se comprendre comme une stratégie de la prétérition (pp. 152-153).

Nous comprenons ainsi à quel point l’auteur essaye de trouver Ashérah dans les silences et les invisibilités qui l’entourent. Son absence devient paradoxalement la preuve de son existence. Si le récit d’Osée cache deux éléments – la dimension personnelle de l’amour d’Osée pour Gomer derrière laquelle on aperçoit la dimension collective de l’amour de Dieu pour son peuple – Piron propose de relire le texte en suivant cette double clé de lecture. Il énonce ainsi l’hypothèse suivante : « Gomer serait une desservante d’Ashérah qui ne se satisfait pas de la dévotion exclusive de Yhwh à laquelle Osée est attaché. (...). Les scènes de trahison que déplore le prophète pourraient alors fournir un aperçu précieux des liturgies d’Ashérah » (p. 154). Entre les lignes nous découvrons ainsi le culte d’Ashérah.

À la question « Que reste-t-il alors d’Ashérah dans le récit que nous connaissons ? », l’auteur répond : « Elle est assurément la productrice initiale du jardin, la créatrice des animaux et des humains qu’elle a dû former femelle et mâle en même temps. Elle demeure, de façon invisible, la source des pouvoirs attribués aux deux grands arbres. Son effacement a pu s’accompagner d’un transfert de certaines de ses qualités en faveur d’Ève » (p.160).

Piron lui-même affirme la fragilité de cette relecture qui est constamment conjuguée au conditionnel car, tout en apportant de possibles réponses, nous restons dans le champ des hypothèses (p. 162-163). Il affirme aussi que cette recherche sur les traces d’Ashérah l’a conduit, « malgré lui » (p. 162), sur le chemin des éco-féministes. À partir des années 1970, la figure d’une déesse féminine est en effet mobilisée par les mouvements éco-féministes en soutien de leurs revendications. Il cite en particulier la romancière et essayiste Françoise d’Eaubonne, la sculptrice américaine Merlin Stone et l’archéologue Marija Gimbutas (pp. 164-165).

Dans son ensemble, l’essai de Piron et plus particulièrement le chapitre que l’on vient de présenter, font écho à nombreuses thématiques chères à l’ITI-Lethica. En premier lieu, ils posent une question éthique au sein de la recherche même : « comment faire d’une divinité un sujet historique ? » (p. 165). Piron essaye de le faire à travers cette étude minutieuse de traces effacées : il parvient ainsi à ouvrir une discussion tout en étant conscient des limites d’une telle démarche. La figure même d’Ashérah et son histoire, ne peut manquer de nous faire penser à une autre figure féminine au destin similaire : celle de Jeanne Duval et du « repentir » du peintre Gustave Courbet dans son L’Atelier du peintre, allégorie réelle[5]. S’inscrivant dans deux contextes totalement différents, cela va sans dire, ces deux histoires partagent une volonté d’effacement que pourtant le temps semble dévoiler. Une brillante dialectique entre transparence et secret fait alors surface. En conclusion, et pour revenir à l’ouvrage entier, à travers cette généalogie Piron parvient à questionner notre système économique dans une démarche à la fois poétique et politique touchant à ces questions souvent conjuguées ensemble désormais que sont l’écologie et le féminisme (même si c’est malgré lui qu’il touche à ces sujets).

Francesca Cassinadri - Doctorante, étudiante du DU Lethica

Cette notice a été rédigée dans le cadre du séminaire « Recherches en éthique théologique » (enseignants : M. Feix et M. Heyer) dans le cadre du DU Lethica, année 2022-2023.

[1] Sylvain Piron, L’occupation du monde, Bruxelles, Zones sensibles, 2018, 235 p.

[2] Sylvain Piron, L’occupation du monde, t. 2. Généalogie de la morale économique, Bruxelles, Zones sensibles, 2020, 448 p. 

[3] [2 Rois 23] 4 Le roi ordonna à Hilkija, le souverain sacrificateur, aux sacrificateurs du second ordre, et à ceux qui gardaient le seuil, de sortir du temple de l'Éternel tous les ustensiles qui avaient été faits pour Baal, pour Astarté, et pour toute l'armée des cieux ; et il les brûla hors de Jérusalem, dans les champs du Cédron, et en fit porter la poussière à Béthel. 5 Il chassa les prêtres des idoles, établis par les rois de Juda pour brûler des parfums sur les hauts lieux dans les villes de Juda et aux environs de Jérusalem, et ceux qui offraient des parfums à Baal, au soleil, à la lune, au zodiaque et à toute l'armée des cieux. 6 Il sortit de la maison de l'Éternel l'idole d'Astarté, qu'il transporta hors de Jérusalem vers le torrent de Cédron ; il la brûla au torrent de Cédron et la réduisit en poussière, et il en jeta la poussière sur les sépulcres des enfants du peuple. 7 Il abattit les maisons des prostitués qui étaient dans la maison de l'Éternel, et où les femmes tissaient des tentes pour Astarté. [Nous soulignons].

[4] L’auteur cite en particulier les fouilles menées sur la côte syrienne à Ougarit ; ou encore, la découverte d’inscriptions au nord du Sinaï et dans la région d’Hébron (voir p. 148).

[5] Nous signalons à ce sujet le documentaire de Régine Abadia, La Femme sans nom, l’histoire de Jeanne et Baudelaire qui a fait l'objet d'une séance de LETHICA.

 

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- Lethictionnaire - Transparence et secret Recension
news-13656 Thu, 15 Jun 2023 09:08:00 +0200 Étranges percepts. Configurations cinématographiques de sensibles non humains /en/news/piece-of-news/etranges-percepts (15-16 juin 2023, Salle Ourisson) Ce colloque souhaite mettre en lumière un phénomène connu, que le vocabulaire technique consigne (une fois n’est pas coutume) lorsqu’il nomme certains angles de prise de vue ou types d’objectifs (Bird-eye view, fish-eye view), mais dont l’analyse reste à faire. Des films de fiction, très différents, dans des contextes variés, ont, depuis des décennies, fait place à des propositions perceptives irréductibles à la perception humaine tout autant qu’à toute vue prétendument objective. Voir et/ou percevoir comme un arbre, comme un insecte, comme un animal, voire comme une chose, qu’est-ce que cela implique, esthétiquement, mais aussi éthiquement, philosophiquement ? L’inflation d’essais récents qui proposent, dans le cadre d’une refonte de la pensée écologique, de tels déplacements de perspective pour réviser notre manière de faire monde, ont en fait été précédés par des propositions sensibles cinématographiques, en images et en sons, depuis bien longtemps. Il est donc temps de penser ces propositions filmiques en corpus, et d’interroger leurs implications écologiques, la manière dont elles préparaient déjà l’advenue de nouveaux imaginaires anthropologiques mettant en question l’anthropocentrisme. Telle est l’ambition de ce colloque, qui est déjà assuré d’être prolongé par une publication d’un numéro de la revue Études Cinématographiques.

Colloque organisé par Benjamin Thomas, avec le soutien de l’ACCRA (UR 3402), de la Faculté des arts (université de Strasbourg), de l'ITI Lethica et du Cosmos cinéma municipal, dans le cadre des activités du groupe Cultures visuelles.

Dates : jeudi 15 et vendredi 16 juin 2023
Institut Le Bel - Salle Ourisson - Campus Esplanade de Strasbourg
Consulter la présentation complète
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Actualités de l'ITI Lethica Agenda de l'ITI Lethica
news-13599 Thu, 01 Jun 2023 17:57:49 +0200 Le Banquet (Il Convivio), Dante Alighieri /en/news/piece-of-news/le-banquet-il-convivio-dante-alighieri Le Banquet est un essai composé par Dante pendant les premières années de son exil de Florence (1304-1307). Son format est original : Dante veut entreprendre un traité de philosophie morale, et ce à partir de ses chansons poétiques en langues vernaculaires. Chaque livre (il devait y en avoir 15, il en a composé 4) aurait dû commencer par un poème d’amour, dans la tradition des poèmes lyriques que Dante inaugure dans La Vita Nova, et se poursuivre par le commentaire littéral et allégorique de ces poèmes où seraient révélées et expliquées les thèses de philosophie morale. Il s’agit donc d’un ouvrage à mi-chemin entre la philosophie morale (qui fonde le contenu du poème), le commentaire poétique (puisque chaque traité prend la forme d’un auto-commentaire) et l’anthologie poétique (puisque chaque traité commence par un poème). Le Convivio est un prosimètre aux allures de palinodie : Dante revient sur le sens de sa poétique amoureuse pour expliquer qu’elle ne traite pas (seulement) d’amour, mais (essentiellement) de philosophie morale. L’amour pour la donna gentile, qui occupe la fin de sa Vita Nova signifie, dans l’allégorie, son amour pour la philosophie ; les poésies amoureuses, en réalité, composent un éloge de la philosophie morale. Le Convivio peut être lu comme un texte encyclopédique, ou comme un palais de mémoire : chaque vers renvoie à un sujet philosophique que l’auteur explique dans le commentaire. Le Convivio rend compte d’une période troublé de la vie de Dante, où les projets florentins – la poésie, le début de l’Enfer – sont suspendus en raison de l’exil qui pousse le poète à questionner sa vocation et à s’ouvrir à de nouveaux lecteurs.

Le premier traité présente le banquet au public : Dante écrit pour ceux qui sont empêchés par le travail et les affaires de s’adonner à la philosophie, dans l’espoir de leur rendre accessible un savoir généralement réservé aux repas des sages et des savants.

Le deuxième traité commente la chanson Voi che 'ntendendo il terzo ciel movete. Pour pouvoir interpréter philosophiquement une telle chanson, Dante est naturellement amené à exposer au lecteur la question des multiples sens des écritures, ici appliqués à la littérature profane. Les quatre sens, codifiés par l'exégèse biblique, sont : littéral, allégorique, moral et anagogique. Le premier est à considérer comme le fondement de l'édifice dont Dieu est le premier architecte, le second implique que sous une fiction peut se cacher une vérité, le troisième renvoie à une interprétation morale et le quatrième concerne des vérités ultra-mondaines. La première interprétation littérale porte sur la cosmologie, qui est au centre du poème, et expose l’organisation de l’espace céleste. Les astres reçoivent ensuite un sens spirituel qui pousse Dante à expliquer les raisons pour lesquelles l’âme est immortelle. L’interprétation allégorique se greffe sur un récit biographique : Dante raconte comment, après la mort de Béatrice, il a essayé de se consoler avec l'étude de la philosophie, en se faisant aider en particulier par la lecture de Boèce et de Cicéron.

Le troisième traité est introduit par la chanson Amor che ne la mente mi ragiona, et propose un éloge de la sagesse, introduite dans le traité précédent. Le poème adopte le style de l'éloge amoureux. La capacité d’entendre ce que dit Amour est clairement opposée à l'incapacité de connaître pleinement la femme, et de dire ce qu’elle inspire. Dante souligne ainsi l’impuissance de ses rimes par rapport à la sagesse divine. Il en découle une réflexion sur l’amitié, sur la prudence et un effort de définir l’amour, considéré comme l'instinct naturel, et de comprendre l’esprit comme la partie de l'âme la plus proche du divin. L'interprétation allégorique identifie la femme à la philosophie et commence par la discussion traditionnelle sur l'étymologie du mot : « philosophie » remonte, selon Dante, à Pythagore, qui ne prétendait pas être appelé « sage », mais « amoureux de la philosophie ». Il en suit une définition des différentes formes d’amour (philias).

Dans le quatrième traité IV, qui est le dernier, car le texte reste inachevé, la chanson Le dolci rime d'amor ch'i' solìa pousse le poète à traiter de la noblesse, à partir du débat traditionnel qui oppose ceux qui croyaient à la noblesse du sang, donc héréditaire, et ceux qui croyaient à la noblesse de l'âme, qui serait individuelle. Dante présente l’idée commune, improprement attribuée à Frédéric II, selon laquelle la noblesse coïncide avec « l'ancienne possession de biens », pour dénoncer comme faux le rapport entre noblesse et richesse. Dante défend ainsi l’idée que la noblesse est une prédisposition de l'âme au bon comportement et s'exprime dans diverses vertus, dont la capacité à agir avec prudence, en discernant les moyens opportuns. C'est dans ce contexte qu’il décrit les quatre âges de l'homme, qui supposent chacun un usage différent de la prudence, et qu’il illustre son propos par des exemples tirés de l'Énéide de Virgile.

Les idées philosophiques de Dante connaissent un discret succès à la Renaissance, quand ce traité et publié et discuté. Dante explore une nouvelle voie philosophique par la forme inédite de l’auto-commentaire : au lieu d’écrire une démonstration, il remet en question le sens de sa poésie et en propose une nouvelle interprétation, qui vise à redéfinir sa place comme philosophe et comme poète.

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news-13598 Thu, 01 Jun 2023 17:54:24 +0200 La morale filosofia (Anton Francesco Doni, 1552) /en/news/piece-of-news/la-morale-filosofia Malgré son titre, La morale filosofia [consulter] n’est pas un traité de philosophie morale. Il s’agit d’un recueil de nouvelles. Son titre et sa forme interpellent : en quoi un recueil de nouvelles peut-il constituer une œuvre de philosophie morale ? Le contenu et le genre de cette œuvre étonnante proposent des pistes de réponse.

La Philosophie morale est une traduction d'un texte qui avait mystérieusement traversé le monde ancien et qui était entouré, encore au XVIe siècle, d'une aura de légende : le Pañcatantra, un recueil indien de nouvelles datant du IVe au VIe siècle après J.-C., traduit par la suite en « persan, arabe, hébreu, latin et espagnol », comme Doni l’indique dans sa note aux lecteurs. Doni a probablement eu accès à la traduction latine (par Giovanni de Capoue, Directorium humanae vitae) et en propose une réécriture italienne. Les nouvelles et les fables sont racontées par Sendebar, un ancien philosophe indien, qui s’entretien avec le roi Distes. Ce milieu courtisan qui, à la Renaissance, est le lieu propre à la conversation, mais aussi au dialogue philosophique et au divertissement, est détourné par l’arrivée d’autres narrateurs, dont un mulet, qui raconte à son tour des histoires. Parmi les nouvelles les plus connues, on trouve La Séparation des amis, où les intrigues des deux chacals Calila et Dimna sont racontées afin que le taureau et le lion, ministres du roi des animaux, rompent leur amitié ; La Manière de se faire des amis où sont exposés les avantages du choix judicieux des amitiés, à travers les fables d'une souris, d'un corbeau, d'une tortue, de colombes et de gazelles ; La Guerre et la paix des corbeaux et des hiboux qui décrit comment la guerre peut être gagnée par la tromperie et le manque de scrupules moraux ; La Perte de ce que l'on a acquis, où le singe réussit à se sauver des griffes d'un crocodile, qui l'a déjà entraîné dans l'eau pour le dévorer, en lui disant qu'il est attaché à un arbre sur la rive.

Il est impossible de tirer de ce recueil composite de nouvelles, de fables animalières et d’allégories une thèse morale. Mais chaque nouvelle expose au lecteur un cas éthique, et diverses possibilités pour le résoudre. Le cadre oriental déplace le débat dans un monde imaginaire et exotique, qui sert à dépayser le lecteur et rendre la réflexion à la fois plus abstraite et plus ludique : car le but du volume n’est pas d’enseigner la philosophie morale, mais d’amuser le lecteur en lui proposant des histoires qui peuvent aussi, s’il le souhaite, nourrir sa réflexion sur l’amitié, les relations de pouvoir, les stratégies politique. Le choix de Doni de situer son volume à la croisée entre philosophie et littérature est assez commun à la Renaissance. Nombreuses sont les miscellanées qui recueillent en un seul volume des exempla moraux, des facéties, des nouvelles, des fables, des allégories, les dits et les gestes des hommes de l’antiquité. Dans ces recueils, l’apprentissage moral n’est pas issu d’une argumentation philosophique ou de l’enseignement d’une norme, mais d’un parcours de lecture autonome, où chaque lecteur choisit quel texte lire, quel texte écarter, en fonction de son humeur et de sa situation présente. En effet, chaque nouvelle peut présenter une maxime ou un exemple qui entre en résonance avec les questionnements présents de chaque lecteur. C’est ainsi que Pedro Mejía appelle son recueil d’anecdotes et de maximes historiques une Silva de varia lección (1540) parce que les arbres qui le peuplent sont sans ordre ni règle (« porque en las selvas estan las plantas y arboles sin orden ni regla »)[1]. Son traducteur anglais, Thomas Fortescue, ajoute au paysage des oiseaux et des animaux (birdes, and beastes), parce que cette variété est plus apte à divertir et à éveiller le lecteur, qui peut ainsi se promener librement dans le texte et choisir le parcours qui convient le mieux à son caractère et à sa situation présente (« disportyng thee therein, some laune, some range, perchaunce maie please thy indifferent mynde, some walke or some thyng els, maie lende thee contentation »)[2]. La pédagogie du cas moral procède par proximité, par analogie et par inférence et laisse le lecteur autonome et libre de définir son parcours dans chaque recueil. Le contenu de vérité des nouvelles n’est pas le fruit de la déduction mais de l’accumulation : la multitude de cas narrés constitue une somme de savoir éthique, c’est-à-dire d’un savoir particulier et concret qui peut orienter la délibération morale.

Enrica Zanin - maîtresse de conférence en littérature comparée

[1] Pedro Mejía, Silva de varia leccíon (1540), Madrid, Sanchez, 1602, « Proemio » non paginé.

[2] Thomas Fortescue (trad.), The Foreste or Collection of Histories no Lesse Profitable, then Pleasant and Necessarie, Dooen out of Frenche into Englishe, Londres, [H. Wykes and] Jhon Kyngston, pour William Jones, 1571, « To the gentle reader », non paginé.

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news-13597 Thu, 01 Jun 2023 17:35:15 +0200 Chance Morale (Moral Luck) /en/news/piece-of-news/chance-morale-moral-luck Œdipe résout l’énigme du Sphinx, devient roi de Thèbes, gouverne la ville avec justice, mais le hasard s’en mêle. Alors qu’il pense délibérer librement et maîtriser les conséquences de ses actes, il découvre qu’il a tué son père sans le savoir et épousé sa mère sans le vouloir. Ce récit fondateur de la littérature antique expose un problème essentiel de la philosophie morale : comment évaluer un choix dont l’agent ne maîtrise pas les conséquences ? C’est cette question que pose la « chance morale », en interrogeant de près le rapport entre la morale et la contingence.

1. Peut-on juger de la qualité morale d’un agent dont l’action est soumise au hasard ?

Nous sommes habitués à penser, dans un cadre moral d’inspiration kantienne, que la qualité morale de nos actions dépend exclusivement de la qualité de notre intention, et qu’en dépit du succès ou de l’échec de notre action, en dépit des circonstances qui peuvent éventuellement l’infléchir ou l’empêcher, notre intention seule fonde la valeur de notre agir. Kant, dans La Métaphysique des mœurs, écrit que « ce qui fait que la bonne volonté est telle, ce ne sont pas ses œuvres ou ses succès, ce n’est pas son aptitude à atteindre tel ou tel but proposé, c’est seulement le vouloir ; c’est-à-dire que c’est en soi qu’elle est bonne[1] ». D’après Kant, donc, la morale est indépendante du hasard. Si le hasard détermine la qualité de notre intelligence, de notre richesse, de notre succès, il existerait pour tout être humain un domaine qui n’est pas lié aux accidents et aux circonstances, mais où chacun serait égal et libre : c’est le domaine du choix moral. Contrairement à toutes nos actions, le choix éthique serait immunisé contre le hasard. Pour cette raison, comme l’écrit Bernard Williams, l’éthique déontologique produit un sentiment de réconfort et de consolation face aux injustices du monde (« it offers an inducement, solace to a sense of the world’s unfairness »[2]), qui nous pousse à considérer la morale comme la valeur la plus grande (p. 21). Le désir de rendre la vie morale immune au hasard est très ancien. Il exprime la volonté de faire dépendre son bonheur et sa perfection de facteurs contrôlables, dépendants de soi. Comme le rappelle Daniel Statman[3] et Martha Nussbaum[4], l’éthique cynique, épicurienne, stoïque et platonicienne supposent que l’individu doit se soustraire au hasard par la recherche d’un certain type d’activités (généralement des activités contemplatives) qui constituent la valeur la plus importante de la vie humaine et qui procurent le bonheur le plus grand. Pour mener une vie bonne, il faudrait alors éliminer les éléments qui sont soumis au hasard, c’est-à-dire la santé, l’amitié, la famille, la reconnaissance sociale, pour que la vie éthique soit sous notre contrôle (Statman, p. 4).

Cette vision de l’éthique est critiquée par Bernard Williams et Thomas Nagel dans deux articles de 1976[5]. Dans « Moral Luck », Williams affirme que notre désir de rendre la vie morale immunisée contre le hasard est destiné à faillir. Pour lui, le choix moral est nécessairement soumis au hasard, c’est-à-dire, dépendant des circonstances et de ses conséquences. Plus précisément, les justifications rationnelles que chacun donne à ses choix moraux sont soumises au hasard. Pour l’expliquer Williams évoque le cas d’un peintre qui, comme Gauguin, déciderait de quitter sa famille, en la plongeant dans la misère, pour poursuivre à Tahiti sa carrière artistique. La justification de son choix, selon Williams, ne dépend pas de la qualité de son intention, mais du résultat de son action : puisque Gauguin rencontre le succès, son choix premier est justifié. En revanche, s’il avait échoué, il aurait probablement blâmé son choix et regretté son départ. Cela signifie que Gauguin a fondé son choix sur des circonstances qui étaient hors de son contrôle. L’histoire de Gauguin propose donc un cas de « chance morale » : un choix est posé, sans le plein contrôle des circonstances, et son évaluation ne repose pas seulement sur l’intention de l’agent, mais sur le résultat de son action. La preuve en est que si Gauguin avait échoué, il aurait probablement ressenti une forme particulière de regret, que Williams appel le « regret de l’agent » (agent-regret, p. 27). Son choix lui aurait été insupportable, parce qu’il ne trouvait de justification que dans la vie qu’il avait imaginée, mais n’en avait plus aucune dans sa vie réelle. Un autre exemple de chance morale est le cas d’un conducteur de camion, qui sans erreur de sa part, renverse un enfant surgi soudainement devant lui. Bien que le conducteur soit innocent, parce qu’il n’avait pas l’intention de tuer l’enfant et n’a pas fait preuve de négligence, il éprouve un sentiment de regret et de culpabilité : il souhaiterait réparer la perte de l’enfant, tout en sachant que toute réparation est impossible. Ces exemples poussent Williams à affirmer que :

L’histoire de chaque agent est une trame dans laquelle tout ce qui est produit par la volonté est entouré, retenu et partiellement formé par des choses qui ne le sont pas, de telle sorte que la réflexion ne peut aller que dans une ou deux directions : soit la direction consistant à dire qu’agir de manière responsable est un concept assez superficiel, qui sert tout au plus à harmoniser ce qui se passe, soit qu'il ne s’agit pas d’un concept superficiel, mais que ce concept ne peut pas être clarifié[6].

Pour Bernard Williams le choix moral n’est pas libre et autonome, mais il est nécessairement marqué par le hasard.

Thomas Nagel répond à l’article de Williams et s’applique à définir et approfondir l’idée de « chance morale ». Pour lui, le hasard n’est pas une donnée subjective, lié au ressenti de l’agent, mais plutôt une donnée objective, qui peut être évaluée par des observateurs extérieurs. Nagel s’intéresse donc moins au regret de l’agent qu’à l’évaluation possible de son action. Pour lui, la chance morale est le constat d’un paradoxe. Si l’on suppose, comme l’affirme Kant, « que chaque personne ne peut être moralement responsable que de ce qu'elle fait », « on constate pourtant que ce qu’elle fait résulte de beaucoup de choses qu'elle ne fait pas. Alors, elle ne peut pas être moralement responsable de ce qu’elle fait » (p. 34). Nagel explique ce paradoxe par un corollaire : deux personnes ne doivent pas être considérées moralement différentes si la seule différence entre elles repose sur des facteurs qui dépassent leur contrôle. Il arrive pourtant que, dans nos jugements quotidiens, nous ne suivions pas ce principe. Imaginons par exemple deux conducteurs de camion qui sont ivres : un enfant coupe de manière inattendue la route d’un d’entre eux et meurt, alors que l’autre conducteur rentre sain et sauf chez lui. Même si les deux conducteurs sont également blâmables, on aura tendance à condamner plus sévèrement celui qui a renversé l’enfant. Ce cas est un exemple de moral luck : un agent est traité comme l’objet d’un jugement moral, pour une action qui n’était pas entièrement sous son contrôle.

Nagel rappelle que déjà Adam Smith, dans sa Théorie des sentiments moraux, avait relevé l’importance du résultat d’un action dans son évaluation morale. S’il semble parfaitement irrationnel de considérer une personne responsable pour les conséquences d’une action qui étaient hors de sa portée, il arrive pourtant que « les conséquences d’une action ont une grande influence sur nos sentiments concernant ses mérites et ses démérites, et presque toujours elles viennent augmenter ou diminuer notre sens des deux »[7].

Pour Nagel, le hasard n’affecte pas seulement le résultat de l’action mais intervient à tous les stades de la délibération et même dans l’élaboration de l’intention de l’agent. Nagel élargit la définition de moral luck et décrit quatre formes de hasard touchant à la vie morale. D’abord, le hasard constitutif (constitutive luck) est lié au caractère et à la personnalité de l’agent. On dira qu’une personne ne donne pas son argent aux pauvres parce qu’il est avare et on expliquera son avarice par son éducation. Cela signifie qu’il n’est pas entièrement responsable de son comportement mais qu’il agit de la sorte parce « qu’il est ainsi fait ». Le patrimoine génétique, le type d’éducation qu’on reçoit, le milieu où on évolue, les vices et les vertus de chacun ne sont pas entièrement sous son contrôle. Puisque ces facteurs définissent l’identité, cela implique que non seulement la qualité d’une action, mais aussi la qualité de l’intention est, en partie, soumise au hasard. En ce sens, la chance morale touche à la psychologie. Une deuxième forme de moral luck est celle que l’on peut appeler « hasard des circonstances » (circumstantial luck). Il s’agit d’un hasard lié à la situation dans laquelle se trouve l’agent. Nagel propose l’exemple des collaborateurs Nazis, condamnés pour des crimes atroces après la guerre. On peut supposer que si les mêmes individus avaient été déplacés de l’Allemagne à l’Argentine en 1929, ils n’auraient pas commis les mêmes crimes et ils auraient même pu conduire une vie exemplaire. Au contraire, un paysan argentin déplacé en Allemagne lors de l’essor du nazisme aurait peut-être perpétré des crimes qu’il n’aurait jamais commis s’il était resté dans son pays natal. Cela signifie que l’on juge les agents pour ce qu’ils font et non pas pour ce qu’ils auraient pu faire si les circonstances avaient été différentes (p. 34). Les deux autres formes de chance morale concernent les causes et les résultats de l’action. Le « hasard des causes » (causal luck) dépend des causes antérieures à l’action que l’agent ne maîtrise pas entièrement. Le choix actuel est en effet le dernier maillon d’une chaîne qui pousse l’agent à délibérer. Le choix moral, en ce sens, ne naît pas de la libre contemplation de tous les possibles. L’agent est déjà orienté dans son choix et se détermine en fonction de son histoire et de ses choix antérieurs. En ce sens, la chance morale questionne le libre arbitre, bien qu’elle dépasse le cadre convenu du débat sur la relation entre déterminisme et responsabilité morale[8]. Enfin, le « hasard des résultats » (resultant luck) touche aux conséquences de l’action. Williams et Nagel en proposent plusieurs exemples. Le cas de Gauguin, le cas du chauffeur de Williams et des chauffards de Nagel entrent dans cette catégorie. Les décisions les plus incertaines et dangereuses supposent une part de chance morale. Tout sujet qui veut lancer une révolution sait qu’il met en péril la vie de plusieurs personnes, dans l’espoir d’un bien plus grand : le succès ou l’échec de son projet en déterminent l’évaluation morale. Ainsi, si les décembristes avaient réussi à déposer le Tzar Nicolas premier en 1825 et à fonder un régime constitutionnel, ils auraient été considérés comme des héros. Puisqu’ils ont échoué, ils n’ont pas seulement porté le poids de leur échec, mais aussi la responsabilité des punitions terribles subies par les troupes qu’ils avaient persuadées à les suivre (Nagel, p. 30).

Les quatre formes de Moral Luck que Nagel définit sont au cœur du débat philosophique. Les termes de « hasard des circonstances » et de « hasard des résultats » viennent de Daniel Statman qui poursuit les analyses de Nagel (p. 11) et de Michael Zimmerman, qui approfondit l’idée d’un « hasard des résultats »[9]. Cette partition est critiquée : selon Andrew Latus, le hasard causal est redondant, car il fait partie du hasard circonstanciel et du hasard constitutif[10]. Susan Hurley, Nicholas Reschner, Daniel Statman et Andrew Latus[11] pensent que le hasard constitutif est une catégorie problématique, pour plusieurs raisons, et notamment parce que l’identité et la personnalité de l’agent ne peuvent pas être assimilées à la qualité de ses actions, du moment où l’identité précède l’action et qu’il est nécessaire qu’il y ait quelqu’un pour que l’action soit faite. En revanche, les catégories de hasard résultant et hasard circonstanciel sont plus largement adoptées.

La typologie proposée par Nagel montre que le hasard n’intervient pas seulement dans des cas extrêmes, mais touche de près à notre liberté et même à nos intentions. Si nous ne pouvons évaluer moralement que les actions dont nous contrôlons tous les facteurs, alors notre vie morale est très étriquée : la plupart du temps les agents ne seraient que des choses et leurs actions des événements dont on ne saurait pas évaluer la qualité morale. Des positions s’opposent : ou bien la morale existe, et ce n’est que l’intention de l’agent qui compte pour en définir la qualité morale ; ou bien le hasard affecte l’agent, et l’évaluation de ses actions est nécessairement périlleuse et problématique, puisque les circonstances et le résultat de l’action participent à l’appréciation de sa valeur.

2. Les conséquences de la chance morale

L’existence de la chance morale a été largement critiquée. Pour certains philosophe, la chance morale est un leurre, une erreur de perception, qui doit être corrigée pour restaurer une vision et une pratique correcte de la morale. Deux arguments de taille s’opposent à la chance morale. Le premier est ce que Andrew Latus appelle l’« argument épistémique »[12] et que défendent également Richards, Rescher, Rosebury et Thomson[13]. La chance morale est moins un problème éthique que le signe d’un défaut de connaissance. Si nous jugeons plus durement le chauffard qui tue l’enfant (resultant luck), si nous blâmons l’homme ou la femme qui, ayant grandi en Allemagne, embrasse la foi nazie, alors que nous ne blâmons pas les mêmes personnes qui aurait pu agir de la même manière mais qui ne l’ont pas fait puisqu’elles se trouvaient en Argentine (circumstantial luck), ce n’est pas à cause du hasard, mais parce qu’il est très difficile de comprendre l’intention d’un agent avant qu’il n’agisse. De quelques sortes, le fait d’agir permet de comprendre pleinement l’intention de l’agent et donc de formuler à son égard un jugement moral. Si nous ne jugeons pas de la même manière un sujet qui veut commettre un crime mais ne le fait pas, et un autre qui veut le commettre et le fait, ce n’est pas pour des raisons morales, mais pour des évidences épistémiques : nous ne pouvons connaître que très rarement l’intention exacte de l’agent avant que son action ne se réalise.

Une deuxième critique à l’encontre de la chance morale revient à affirmer que le jugement que l’on pose sur une action dont le sujet n’est pas pleinement responsable ne relève pas de la morale[14]. S’il est certain qu’un chauffeur qui écrase par mégarde un enfant éprouve du regret, s’il est probable qu’un conducteur ivre qui provoque un accident suscite plus d’indignation qu’un conducteur tout aussi ivre qui rentrerait paisiblement chez lui, toutefois ce regret et cette indignation ne sont pas de l’ordre de la morale. Les sentiments légitimes suscités par ces événements doivent être distingués des choix moraux. Selon Susan Wolf, le sentiment qui pousse l’agent à se considérer responsable des conséquences qu’il ne pouvait pas anticiper est le signe d’une « vertu »[15]. Selon Richards, s’il est juste qu’un parent soit indigné et malheureux en rencontrant la fille qui a laissé tomber par mégarde son enfant, il ne convient pas que ses sentiments orientent sa délibération morale, puisque le jugement moral repose exclusivement sur la responsabilité réelle de l’agent[16]. Pour ces auteurs, donc, la chance morale est un leurre.

Pourtant force est de constater que l’on vit comme si la chance morale existait, et que nous avons tendance à juger en termes de bien et de mal des actions qui ne dépendent pas entièrement de la volonté de l’agent. Même si l’on désire distinguer le sentiment de la délibération éthique, comme le propose Richards, la psychologie morale nous apprend que les sentiments et les émotions jouent un rôle essentiel dans nos choix moraux[17]. Si, comme l’écrit Latus, la chance morale est un problème épistémique, lié à la connaissance limitée de nos intentions et de celles de l’autre, ce manque de connaissance fait partie de la chance morale, puisqu’il affecte les circonstances de l’action et du jugement, en laissant le champ ouvert à l’inconnu et au hasard dans les évaluations éthiques.

En d’autres termes, même si la moral luck n’était qu’un leurre, de fait chacun vit comme si elle existait, puisque les jugements moraux sont affectés par les circonstances et par les conséquences touchant à la délibération éthique de l’agent. Après les travaux de Nagel et Williams, d’autres philosophes ont analysé les conséquences et les implications de cette notion. Il est d’abord évident que la moral luck touche à l’exercice de la justice et de la rétribution : la distinction entre homicide intentionnel et involontaire se fonde sur l’idée que l’agent n’est pas responsable d’une action dont il ne contrôle pas tous les facteurs. Pourtant, l’idée que l’intention seule compte, et que le résultat de l’action ne doit pas influencer le jugement, ne s’applique pas dans certains cas : on ne punira pas un individu qui a l’intention de violer une femme s’il ne réalise ou ne manifeste pas son intention. La moral luck affecte ainsi la responsabilité[18] : si l’on a l’habitude de croire que la responsabilité du sujet ne concerne que les actions qu’il maîtrise parfaitement, la chance morale montre que chaque intention et chaque délibération sont marquées par le hasard et que donc le degré de responsabilité de l’individu doit être analysé plus finement. Le cas déjà évoqué du « hasard des circonstaces » en est un exemple. La question de la responsabilité entraîne celle de la culpabilité : selon la morale de tradition kantienne, nous ne sommes pas responsables d’actions qui dépassent notre contrôle, et pourtant, l’agent a tendance à s’accuser de leurs conséquences[19]. C’est ce que montre l’exemple du chauffeur qui respecte méticuleusement le code de la route, mais dont la voiture renverse un enfant qui a surgi devant lui de manière inattendue. Le chauffeur, bien qu’il ne soit pas responsable de l’accident, risque d’être accablé par la culpabilité (Williams, p. 28) ou cherchera à prouver sa responsabilité morale pour expliquer l’accident (Richards, p. 179). Le hasard moral entraîne ainsi la réflexion sur le libre arbitre de l’agent, qui semble compromis par le hasard constitutif[20].

Les philosophes qui défendent l’existence de la moral luck, ou qui affirment que l’on vit nécessairement comme si elle existait, ne proposent pas de solution au paradoxe moral qu’elle expose. Ils constatent qu’il est inévitable de poser des choix moraux sans en connaître pleinement les circonstances et les conséquences et que l’on juge ordinairement les agents pour des actions et des choix qui ne sont pas complètement sous leur contrôle. Pour les uns, le paradoxe de la chance morale exprime le caractère illusoire de l’idée consolante selon laquelle la morale serait le seul domaine à n’être nullement atteint par le hasard (Williams, p. 21), pour les autres, la moral luck pose en revanche les conditions de possibilités pour une action moralement bonne. Pour Susan Wolf, l’agent qui se rend responsable des conséquences d’un acte qu’il ne pouvait pas anticiper, et qui par conséquent ne lui est pas imputable, fait preuve d’une « vertu sans nom » (p. 13). Cette vertu manifeste la conscience de l’imperfection de chaque acte et le souhait de prendre en charge les souffrances des autres[21]. Pour Margaret Urban Walker, l’idée d’une vie morale libérée du hasard implique une vision idéalisée de l’action humaine : il serait pourtant insupportable de vivre dans un monde ainsi conçu. En revanche, la chance morale permet aux individus de développer les compétences et les vertus nécessaires à la vie commune. Seulement en acceptant que la qualité de nos actions dépasse nos intentions nous pouvons nous engager auprès de nos amis et leur promettre notre assistance, même si nous ne pouvons pas prévoir leurs besoins. Margaret Urban Walker appelle ces vertus, les « vertus de l’agir impur » (virtues of impure agency[22]) puisqu’elles ne se manifestent que dans les actions marquées par l’imperfection, l’incertitude et le hasard.

Enrica Zanin - maîtresse de conférences en littérature comparée

[1] Immanuel Kant, La Métaphysique des mœurs, 2 vols, trad. Alain Renaut, Paris, Flammarion, 1994, vol. 1, p. 60.

[2] Bernard Williams, Moral Luck, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 21.

[3] Moral Luck, éd. Daniel Statman, Albany, State University of New York Press, 1993, p. 3.

[4] Martha C. Nussbaum, The Fragility of Goodness, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 (1986), p. 1-23.

[5] Bernard Williams, « Moral Luck » (1976), repris dans Moral Luck, op. cit., p. 20-39 ; Thomas Nagel, « Moral Luck » (1976), repris dans Mortal Questions, Cambridge, Cambridge University Press, 1979, p. 24-38.

[6] « One’s history as an agent is a web in which anything that is the product of the will is surrounded and held up and partly formed by things that are not, in such a way that reflection can go only in one or two directions: either is the direction of saying that responsible agency is a fairly superficial concept, which had limited use in harmonizing what happens, or else that it is not a superficial concept, but that it cannot ultimately be purified », Bernard Williams, « Moral Luck », art. cit., p. 29 (ma traduction).

[7] Adam Smith, The Theory of Moral Sentiments (1759), trad. Michaël Biziou, Claude Gautier, Jean-François Pradeau, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p. 150, cité par Thomas Nagel dans « Moral Luck » art. cit., p. 32.

[8] Comme le rappelle Daniel Statman, ni Williams ni Nagel se situent dans le débat sur le déterminisme moral. Ils cherchent davantage à comprendre en quoi le hasard affecte les circonstances et le résultat de la délibération, Daniel Statman éd., Moral Luck, op. cit., p. 11-12.

[9] Michael Zimmerman, « Luck and Moral Responsibility », Ethics, n. 97, 1987, p. 374-386.

[10] Andrew Latus, « Moral Luck », accessible en ligne: https:/iep.utm.edu/moralluc/.

[11] Susan L. Hurley, « Justice Without Constutive Luck », in Ethics, Royal Institute of Philosophy, Supplément 35, éd. A. Phillips Griffiths, 1993, p. 179-212. Voir aussi Daniel Statman, Moral Luck, op. cit., p. 1-34 ; Michael, J. Zimmerman, « Luck and Moral Responsibility », ibid., p. 217-233 ; Nicholas Rechner, « Moral Luck », ibid., p. 141-166 ; Andrew Latus, « Constitutive Luck », Metaphilosophy, vol. 34, n. 4, juillet 2003, p. 460-475.

[12] Andrew Latus, 2000, « Moral and Epistemic Luck », Journal of Philosophical Research, n. 25, 2000, p. 149-172.

[13] « Our epistemic position regarding the matters which determine an agent’s deserts is so imperfect that (for exemple) someone can have acted much more culpably than anyone has grounds to realize. If he has, no one is entitled to criticize him as harshly as he deserves. For criticism should reflect not a pretended omniscience but one’s actual grasp of what has been done », Norvin Richards, « Luck and Desert », Mind, n. 65, 1986, p. 198-209, repris dans Moral Luck, éd. Daniel Statman, p. 167-180 ; Judith Jarvis Thomson, « Morality and Bad Luck », ibid., p. 195-216. Voir aussi Brian Rosebury, « Moral Responsibility and Moral Luck », Philosophical Review, n. 104, 1995, p. 499-524.

[14] B. Rosebury, art. cit. ; N. Richards, art. cit., J. J. Thomson art. cit. Susan Wolf, 2001, « The Moral of Moral Luck », Philosophic Exchange, n. 31, 2001, p. 4-19.

[15] Ibid.

[16] N. Richards, art. cit., p. 179.

[17] Jonathan Haidt, The Righteous Mind, London, Penguin, 2012, p. 3-83.

[18] « The role that luck plays in the determination of moral responsibility may not be entirely eliminable », Michael Zimmerman, « Taking Luck Seriously », The Journal of Philosophy, n. 99, 2002, p. 553-576, p. 575.

[19] M. Zimmerman, « Luck and Moral Responsibility », art. cit.

[20] Alfred R. Mele, 2006, Free Will and Luck, Oxford, Oxford University Press, 2006, voir chap. 3 ; Neil Levy, Hard Luck: How Luck Undermines Free Will and Moral Responsibility, Oxford, Clarendon Press, 2011,  chap. 5-8.

[21] « There is a virtue that I suspect we all dimly recognize and commend that may be expressed as the virtue of taking responsibility for one’s actions and their consequences. It is, regrettably, a virtue with no name, and I am at a loss to suggest a name that would be helpful. It involves living with an expectation and a willingness to be held accountable for what one does, understanding the scope of “what one does,” particularly when costs are involved, in an expansive rather than a narrow way. It is the virtue that would lead one to offer to pay for the vase that one broke even if one’s fault in the incident was uncertain; the virtue that would lead one to apologize, rather than get defensive, if one unwittingly offended someone or hurt him », S. Wolf, art. cit., p. 13.

[22] « The truth of moral luck that responsibilities outrun control, although not in one single or simple way. This truth in turn renders intelligible a distinctive field of assessments of ourselves and others, in terms of how we regard and respond to just this interplay between what we control a what befalls us ; to, as Williams might say, the “impurity” of our agency. Here we expect ourselves and others to muster certain resources of character to meet the synergy of choice and fortune, which is especially burdensome in the case of bad moral luck. Here agents are found to have or lack such qualities as integrity, grace or lucidity. These qualities might well be called virtues of impure agency », Margaret Urban Walker, « Moral Luck and the Virtues of Impure Agency », Metaphilosophy, n. 22, 1991, p. 14-27, repris dans Moral Luck, éd. D. Statman, op. cit., p.235-250, p. 241.

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news-13586 Mon, 29 May 2023 10:35:10 +0200 Bibliothérapie /en/news/piece-of-news/bibliotherapie La bibliothérapie consiste à utiliser des « matériels de lecture pour aider à la résolution de problèmes personnels ou pour un traitement psychiatrique » (définition du dictionnaire Merriam-Webster en ligne). Technique de soin autant que méthode de développement personnel, cette pratique associe donc les domaines de la médecine et de la littérature en proposant des usages du livre à des fins thérapeutiques.

La réflexion sur les pouvoirs de la littérature et les effets de la lecture remonte à l’antiquité : dans la mythologie égyptienne, Thôt était à la fois le dieu des guérisseurs et l’inventeur de l’écriture ; quant au philosophe Aristote, sa Poétique attribuait déjà une vertu curative aux ouvrages littéraires, en les jugeant susceptibles de purger les âmes de leurs passions (catharsis) en extériorisant ou en incarnant ces dernières dans des actions et dans des figures fictives. Mais c’est surtout au XIXe siècle, parallèlement au développement de la psychiatrie, que le recours aux livres s’est, aux États-Unis et en France, imposé comme une méthode thérapeutique d’appoint pour le « traitement moral » des patients. On doit ainsi à deux pionnières américaines, Sadie Peterson Delaney (1880-1958) et Edith Kathleen Jones (1868- date de décès inconnue) d’avoir conçu les premiers programmes de lectures en milieu hospitalier.

On distingue fondamentalement aujourd’hui deux types de bibliothérapie : la bibliothérapie prescriptive et la bibliothérapie créative.

La bibliothérapie prescriptive se décline elle-même selon deux principales modalités. Outil de soin et de prévention (surtout en santé mentale), la bibliothérapie informative préconise de délivrer des ordonnances livresques dans le cadre de consultations médicales, psychologiques ou psychiatriques, afin de traiter divers troubles (de l’humeur – anxiété, phobies ; du sommeil ; de l’enfance et de l’adolescence ; de la dépendance), en conduisant les patients à développer eux-mêmes des connaissances à leur sujet. Plus largement, la bibliothérapie prescriptive consiste à proposer des conseils de lectures, conçus comme autant de « remèdes littéraires » permettant aux lecteurs, à partir d’ouvrages fictionnels, de se divertir ou de prendre une salutaire distance critique vis-à-vis de leurs maux grâce à l’expérience imaginaire d’autres mondes, d’autres temporalités ou d’autres points de vue. C’est aujourd’hui une voie en constante expansion, tant dans le domaine éditorial où fleurissent les ouvrages de prescription littéraire, que dans les domaines pédagogiques et commerciaux où se sont créées, notamment à l’étranger, plusieurs associations et institutions comme la School of Life fondée en 2008 par le philosophe Alain de Botton à Londres (et désormais également implantée à Paris) ou des librairies spécialisées comme la Poetry Pharmacy à Bishop’s Castle en Angleterre et la Piccola Farmacia Letteraria à Florence en Italie.

La bibliothérapie créative promeut quant à elle une démarche plus dynamique encore en encourageant les patients à prendre eux-mêmes une part active dans les processus thérapeutiques associés à la création littéraire et aux vertus de l’imaginaire, soit en se livrant à des séances de lecture à voix haute, pour réactiver notamment les effets poétiques des textes (poéticothérapie), soit en expérimentant en tant que telle leur production dans des ateliers d’écriture.

Relève également de ce second volet la bibliothérapie herméneutique : théorisée par le rabbin et professeur de philosophie Marc-Alain Ouaknin, cette approche bibliothérapeutique repose sur la mise en discussion de textes aux sens fluctuants et multiples pour exercer et stimuler la faculté d’interprétation, conçue comme une thérapie en soi permettant l’ouverture de nouvelles grilles d’analyse de sa situation par le patient lui-même (Bibliothérapie. Lire, c’est guérir, Seuil, 1994).

La bibliothérapie constitue donc une discipline émergente, à la croisée des démarches médicales et des méthodes littéraires, qui fait elle-même l’objet d’interrogations croissantes de la part des médecins, des bibliothécaires et des enseignants-chercheurs en littérature, notamment au sein de l’institut thématique interdisciplinaire Lethica qui a mis en place la première formation universitaire de ce type en France, avec le parcours « Bibliothérapies » de son Diplôme Universitaire. Plusieurs membres de Lethica ont également contribué au volume collectif Fictions pansantes. Bibliothérapies d’hier, d’aujourd’hui et d’ailleurs, à paraître  sous la direction de Victoire Feuillebois et Anthony Mangeon aux éditions Hermann (2023).

 

Anthony Mangeon

 

Bibliographie

Ella Berthoud et Susan Elderkin, Remèdes littéraires. Se soigner par les livres, traduit de l’anglais par Philippe Babo et Pascal Dupont, Paris, Librairie Générale Française, coll. Livre de poche, 2022 [2013, 2015 pour la traduction française].
Isabelle Blondiaux, La littérature peut-elle soigner ? La lecture et ses variations thérapeutiques, Paris, Honoré Champion, coll. Unichamp-Essentiel, 2018.
Pierre-André Bonnet, La Bibliothérapie en médecine générale, Montpellier, Sauramps Médical, coll. Médecine et humanisme, 2013.
Victoire Feuillebois, Anthony Mangeon (dir.), Fictions pansantes. Bibliothérapies d’hier, d’aujourd’hui et d’ailleurs, Paris, Hermann, coll. Fictions pensantes, 2023.
Héloïse Goy et Tatiana Lenté, Bibliothérapie. 500 livres qui réenchantent la vie, préface d’Alexandre Jardin, Paris, Hachette Livre, 2019.
Lucie Guillet, La Poéticothérapie. Guérir par la poésie, Paris, Jouve, 1946.
Marc-Alain Ouaknin, Bibliothérapie. Lire, c’est guérir, Paris, Seuil, 1994.

 

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- Lethictionnaire - Faire cas / Prendre soin
news-13585 Mon, 29 May 2023 09:46:02 +0200 Victimisation /en/news/piece-of-news/victimisation La victimisation est le fait de considérer quelqu’un, ou de se considérer soi-même comme la victime d’un acte ou d’un phénomène (attentat, catastrophe naturelle, discrimination, persécution, racisme, xénophobie, etc.).

À quelques années de distance, à partir d’une semblable formation en sociologie, Jean-Marie Apostolidès et Jean-Michel Chaumont ont tous deux cherché à décrire, mais surtout à comprendre et à expliquer l’émergence et bientôt la domination d’une culture victimaire en Occident. Confronter leurs analyses paraît d’autant plus nécessaire que les deux penseurs se complètent en croisant leurs regards : chercheur au Fonds national de la recherche scientifique en Belgique, Jean-Michel Chaumont entreprend de comprendre des mutations contemporaines de la sensibilité en remontant à leurs sources états-uniennes, et il porte donc prioritairement un regard sur la société américaine depuis l’Europe  ; vivant depuis près de cinquante ans en Amérique du Nord, Jean-Marie Apostolidès observe à l’inverse les évolutions de la société française depuis les États-Unis. Les deux sociologues étudient cependant de concert l’adaptation en Europe de logiques identitaires et sociales nées en Amérique, ainsi que leur dérive progressive en une forme de « concurrence des victimes », pour reprendre son titre à Jean-Michel Chaumont[1]. Et puisque Jean-Marie Apostolidès cite ce dernier à plusieurs reprises dans Héroïsme et victimisation (notamment p.  153-154 et p. 158), commençons par cet ouvrage de 1997, dont l’essai de 2003 prolonge et déplace les analyses.

Constats et convictions partagés

Les deux sociologues partagent en effet un constat et une conviction. Relevant le développement, en Occident, d’une culture de la victimisation dans laquelle les minorités raciales, religieuses ou sexuelles tendent à redéfinir leur identité à travers un prisme essentiellement victimaire, en dénonçant les oppressions et les discriminations dont elles furent autrefois l’objet et qui se perpétueraient aujourd’hui sous des formes renouvelées, Jean-Michel Chaumont et Jean-Marie Apostolidès observent que les injustices subies et les souffrances endurées suscitent désormais une forte exigence de reconnaissance, voire de réparation pour les torts subis. Mais les deux penseurs sont également convaincus que « les conflits présents s’enracinent surtout dans les deux premières décennies de l’après-guerre, soit une période où presque toute la reconnaissance publique alla aux résistants[2] », et ils relèvent que ces tensions identitaires, mémorielles ou générationnelles trouvent par ailleurs leurs sources dans les répercussions psychologiques d’un événement traumatique majeur, la Shoah, qui a provoqué de profondes mutations de la sensibilité.

Dans La Concurrence des victimes, Jean-Michel Chaumont insiste ainsi sur ce qu’il appelle une double victimisation : à la victimisation primaire, qui désigne le sort subi par les différentes victimes du nazisme, et notamment les populations vouées à l’extermination, se serait ajoutée une victimisation secondaire, qui réside davantage dans les rapports contrariés entre ces mêmes victimes du nazisme et leurs sociétés civiles d’origine. Pour aller vite, les morts dans les ghettos ou dans les camps de concentration furent, après-guerre, rétrospectivement stigmatisés pour leur passivité (ils se seraient laissés conduire à l’abattoir comme des moutons), et les survivants furent quant à eux souvent suspectés de s’être compromis, voire dévergondés – au sens premier d’avoir renoncé à toute honte ou vergogne – en cherchant à survivre par tous les moyens, y compris aux dépens d’autres détenus. Cette réprobation morale – envers la passivité des victimes – et ce soupçon insidieux – à l’encontre de la résilience des rescapés – étaient de fait fondamentalement liés à un modèle culturel héroïque, lequel valorisait la résistance et le sacrifice de soi. Dans ce contexte, les juifs déportés, qu’ils aient été exterminés ou survivants, faisaient inévitablement office de contre-exemples voire de contre-modèles. Dans les faits, beaucoup d’entre eux, comme le montre Jean-Michel Chaumont, avaient aussi subrepticement intériorisé le jugement de leurs bourreaux ou de leurs sociétés civiles, et ils nourrissaient ainsi une honte d’avoir été déportés précisément en tant que juifs, puis d’avoir le cas échéant survécu. Au fil du temps, ce déni de reconnaissance quant à leur statut de victime suscita cependant, chez les rescapés et leurs descendants, un certain ressentiment, lequel finit par provoquer un retournement du stigmate. Comme le note Jean-Michel Chaumont, la base de la disqualification devint alors un titre honorifique ; ne pas avoir bénéficié d’une reconnaissance statutaire au rang de héros devint a contrario le fondement d’une qualification exemplaire au statut de victime, et l’innocence qui constituait une tare devint un emblème, la honte un prestige[3]. Ainsi revalorisé, le statut de victime fut progressivement dénié aux concurrents de jadis, et confisqué par l’affirmation d’un caractère unique de la Shoah comme crime exemplaire contre l’humanité[4]. Dans ce processus historique d’inversion du stigmate, Jean-Michel Chaumont identifie trois étapes successives aux États-Unis, qu’il retrace au fil de son livre en rappelant d’abord les débats tenus lors d’un colloque à New York, le 28 mars 1967, puis la parution, en 1974, d’un retentissant article de Roy Eckardt sur l’unicité de la Shoah (« Is the Holocaust Unique ? », dans la revue Worldview) et enfin la publication en 1994 de la somme de Steven Katz, The Holocaust in Historical Context aux presses universitaires d’Oxford. Jean-Michel Chaumont s’intéresse ensuite aux effets de cette revendication d’unicité de la Shoah, qui contribua à la diffusion d’un paradigme victimaire et d’une logique de concurrence entre différentes communautés maltraitées, ostracisées, déportées et même exterminées, ainsi qu’à des revendications d’équivalence ou d’identité (entre le judéocide et le génocide des Arméniens ou celui des Tutsis, par exemple), voire à des surenchères mémorielles (entre la condition des homosexuels ou des Noirs américains et celle des juifs, pour donner d’autres exemples).

Répercussions et échos

On trouve bien sûr quelque écho de ces analyses dans Héroïsme et victimisation, mais tandis que Jean-Michel Chaumont portait prioritairement son attention sur les répercussions de la Shoah parmi ses principales victimes, Jean-Marie Apostolidès s’intéresse davantage aux changements de sensibilité que la reconnaissance de ce crime contre l’humanité engendra chez les complices des bourreaux et chez leurs descendants. Héroïsme et victimisation et La Concurrence des victimes identifient donc bien une même subversion de la culture héroïque, mais tandis que pour Chaumont elle débouche paradoxalement sur un « mythe de la sainte victime », pour Apostolidès elle provoque un autre renversement : celui du « mythe de la résistance », qui triompha certes au sortir de l’Occupation, grâce à l’habileté politique du général de Gaulle, mais qui fut ensuite remis en question au point d’engendrer une véritable rupture entre la génération des baby-boomers, qui refusaient d’endosser la responsabilité collective d’une complicité avec la Shoah, et celle de leurs parents, accusés de n’avoir pas été héroïques mais eux aussi passifs, dans leur indifférence morale aux déportations sous l’Occupation.

L’émergence de la Shoah comme événement fondateur place chacun d’entre nous et du côté de la victime et du côté du bourreau. Ou plutôt, dans la mesure où nous sommes (ne serait-ce que d’une façon passive) implicitement du côté du bourreau, la seule façon dont nous pouvons nous délivrer de la culpabilité est de nous ranger du côté des victimes. Je trouve ici l’origine de l’inversion de la sensibilité et le point de départ de la culture de la victimisation : pour rendre tolérable le remords, tout en sachant que je possède des affinités avec le bourreau, je me dissocie de lui et de ses valeurs, je me détourne de cette culture de l’héroïsme qui a engendré la monstruosité nazie. Je fais plus, je me range du côté des victimes, demandant qu’on leur accorde des réparations. Je me sentirai d’autant plus leur frère que je me découvrirai moi-même, par quelques traits, comme une victime passée ou potentielle[5].

Pour comprendre les répercussions de la Shoah dans les psychè de ses complices, et la révolution morale qui s’ensuivit, Jean-Marie Apostolidès les met en regard d’une autre catastrophe historique : le massacre de la Saint-Barthélémy, à la fin du mois d’août 1572, quand les croyants catholiques exterminèrent nombre de leurs coreligionnaires chrétiens, au motif que les protestants étaient hérétiques aux yeux du pape et du roi. Cette comparaison entre deux traumatismes historiques lui permet d’aborder le phénomène des mutations de la sensibilité dans le temps long, et d’ainsi mettre au jour une structure duelle ou une polarisation fondamentale de ce qu’il appelle le champ de la sensibilité occidentale, tiraillée entre deux pôles opposés mais complémentaires, la culture héroïque d’une part, et la culture victimaire d’autre part.

Polarisations

Voici comment on peut schématiquement représenter la tension entre les deux pôles au sein de ce que Jean-Marie Apostolidès appelle « le champ du sensible » :

  Pôle héroïque
(du xvie à la Seconde Guerre mondiale)
Pôle victimaire
(de la Seconde Guerre mondiale à nos jours)
Sources Archaïques, romaines et barbares Judéo-chrétiennes
Orientation

Verticale

Épanouissement de soi au détriment d’autrui

Horizontale

Épanouissement de soi dans le respect de la vie d’autrui
Modalité relationnelle Violence, guerre Non-violence, recherche de la paix

Incarnation

Repoussoir

Nation

Étranger

Église, fratrie

Racistes
Catalyseur Moment héroïque comme explosion, orgasme collectif, fusion Catastrophe comme implosion, effondrement, rupture
Affects dominants

Confiance en soi, joie, orgueil

Honneur / honte

Générosité

Humilité, doute, tristesse

Culpabilité

Pitié
Paradoxe

Sacrifice d’autrui, mais aussi de soi

Mise à mort / acceptation de la mort

Excès et don sans contre-don possibles

Sacrifice de soi mais caractère extraordinaire, inégalable du sacrifice de Jésus / Dieu.

Don qui génère dette et culpabilité
Contexte économique Échange marchand peu développé Économie marchande, société de consommation

Sans entrer plus avant dans le commentaire d’Héroïsme et victimisation, on peut souligner la forte cohérence, presque structuraliste, de ce modèle d’interprétation de la culture occidentale. Cette dernière apparaît certes travaillée par une polarisation interne, et donc sujette à des ruptures généalogiques, à l’instar de l’épistémè jadis mise en exergue par Michel Foucault dans Les Mots et les choses, une archéologie des sciences humaines (1966), mais ces ruptures prennent désormais la forme de mutations de la sensibilité qui s’apparentent à des révolutions morales plutôt qu’à des changements de paradigmes scientifiques. Et de même que l’épistémè foucaldienne se trouvait en réalité historiquement et relationnellement construite comme « une certaine position de la ratio occidentale, constituée dans son histoire et qui fonde le rapport qu’elle peut avoir à toutes les autres sociétés, même à cette société où elle est historiquement apparue », pour citer la conclusion des Mots et les choses[6], le champ de la sensibilité occidentale, tel que le systématise Jean-Marie Apostolidès dans sa polarisation duelle, comporte lui-même une forte dimension relationnelle, dont les effets sont à explorer. Dans ses excès, par exemple, la culture héroïque a pu prendre diverses formes relationnelles et historiques comme le colonialisme, le productivisme, le nazisme, qui toutes faisaient fond, à des degrés divers, sur un semblable rapport de violence et d’exploitation à l’égard du monde vivant et des êtres humains. Mais la sensibilité occidentale se trouvant structurée en deux pôles complémentaires, avec l’expansion coloniale se diffusèrent aussi des idiomes religieux et politiques promouvant l’égalité et la fraternité entre les êtres humains ou leurs sociétés, à l’instar par exemple du christianisme ou du républicanisme. La lutte anticoloniale fut ainsi souvent menée par les armes, dans une logique héroïque symétrique, mais également par la non-violence et le combat politique ou juridique, au nom d’idéaux religieux ou simplement de la démocratie et des droits de l’homme.

Un tel constat permet de comprendre quelles extensions la culture héroïque et la culture de la victimisation ont pu trouver dans les sociétés dominées par l’Occident, mais on ne saurait pour autant interpréter ces dernières, dans leur histoire et leurs configurations sensibles, uniquement au prisme des polarités, des mutations possibles et des influences du champ de la sensibilité occidentale. Il convient donc de prendre en considération d’autres perspectives historiques, à une échelle globale plutôt qu’uniquement européenne, ainsi que d’autres configurations de la sensibilité.

C’est ici qu’il peut être utile de confronter, en conclusion, le schéma apostolidien, centré sur la polarité entre culture héroïque et culture victimaire, à d’autres modèles anthropologiques et sociologiques. Dans ses travaux sur les sociétés extra-européennes, et notamment celles de l’Indonésie, l’anthropologue britannique Gregory Bateson, qui devint lui aussi professeur à Stanford, avait par exemple mis en évidence la diffusion, avec l’expansion coloniale européenne, de schèmes relationnels schismogénétiques : les cultures historiquement mises en contact se spécialisaient progressivement, selon lui, dans des attitudes différenciées quoique réciproquement adaptées, comme les relations de domination-soumission, assistance-dépendance, ou sur le plan culturel voyeurisme-exhibitionnisme[7]. Mais tout en regrettant cette extension de la schismogenèse, corollaire à l’expansion européenne, Bateson soulignait aussi l’existence de modèles relationnels non-schismogénétiques, mais plutôt homéostatiques, qui reposaient précisément sur d’autres logiques, comme celles de la réciprocité (don et contre-don) ou de la reconnaissance[8].

 

Anthony Mangeon

 

Bibliographie

Jean-Marie Apostolidès, Héroïsme et victimisation, Paris, Exils, 2003 ; rééd. Paris, Éditions du Cerf, 2011 (avec une préface de Jean-Pierre Dupuy).
Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, tome 1, traduit de l’anglais par Ferial Drosso, Laurencine Lot et Eugène Simon, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points Essais, 1995 [1977].
Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, Paris, Éditions de la Découverte, coll. Poche, 2010 [précédemment coll. Textes à l’appui / sociologie, 1997].

[1] Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, Paris, Éditions de la Découverte, 2010 [1997].

[2] Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes, op. cit., p. 16.

[3] Ibid., p. 45 et p. 95.

[4] Lire en particulier le chapitre iv de La Concurrence des victimes : « Au cœur du débat sur la singularité » (p. 126-201).

[5] Héroïsme et victimisation, op. cit., p. 155-156.

[6] Michel Foucault, Les Mots et les choses, une archéologie des sciences humaines, dans Œuvres I, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2015 [1966], p. 1446.

[7] Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, tome 1, traduit de l’anglais par Ferial Drosso, Laurencine Lot et Eugène Simon, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points Essais, 1995 [1977], en particulier les articles « Contact culturel et schismogenèse » (p. 91-103) et « Le “moral” des nations et le caractère national » (p. 123-142).

[8] Gregory Bateson, « Bali, le système de valeurs d’un État stable », Vers une écologie de l’esprit, op.cit., p. 143-165.

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