Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme

Paris, Flammarion, 2017 ; Die protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus, Reclam Verlag, Ditzingen, 2013 [1905].

Publié pour la première fois en 1905, L’Éthique protestante et lesprit du capitalisme est l’un des grands classiques de la pensée sociologique. Dans son essai, Weber soutient que l’éthique du capitalisme moderne et contemporain aurait une origine religieuse : elle se serait initialement formée au XVIe siècle, dans le milieu calviniste, comme un moyen de faire face aux conséquences psychologiques de la théorie de la prédestination. À la différence des catholiques, les luthériens et les calvinistes croient en la prédestination : le destin ultime des hommes et des femmes dans l’au-delà (salut ou damnation) serait déterminé avant leur naissance. Le sort de chacun n’est connu que de Dieu : prétendre pouvoir pénétrer sa volonté, et comprendre ainsi si l’on est destiné au paradis ou à l’enfer, est considéré comme un acte bien téméraire du point de vue de la doctrine.

Weber se demande donc quelles furent les conséquences psychologiques de cette doctrine. Comment les individus firent-ils face à la croyance que la décision la plus importante de leur existence est inconnaissable, et complètement hors de leur contrôle ? Les protestants du XVIe siècle, explique-t-il, firent l’expérience d’une solitude accablante et d’une angoisse inconcevable, jusqu’à la fondation de cette doctrine.

Face à cet état d’inquiétude, deux attitudes pratiques étaient possibles : soit l'on prenait la décision de se laisser entièrement et sereinement entre les mains de Dieu ; soit l'on vivait dans une anxiété constante, cherchant des signes permettant de deviner son destin. Les luthériens optèrent pour la première solution et se confièrent à Dieu ; en revanche, les calvinistes choisirent la rumination et l’anxiété. Weber soutient que c’est à ce stade que la pratique religieuse trouve une solution à ce problème psychologique, problème qui n’avait aucune réelle justification au niveau théorique et doctrinal : le travail, et notamment le travail bien fait, commence à être interprété comme un signe de la bienveillance de Dieu. Mais, continue Weber, puisque les signes de bienveillance n’avaient aucun fondement doctrinal, ils devaient être continuellement reconfirmés et répétés : ils n’avaient qu’une valeur éphémère, ils servaient à calmer temporairement l’angoisse des fidèles.

C’est ainsi qu’une révolution morale — un changement de comportements survenu dans un bref laps de temps — s’est déclenché à partir d'un problème théologique, et qu’un nouveau type éthique s’est affirmé : celui du bourgeois qui travaille de manière rationnelle, méthodique et répétitive. Dans les premières décennies du capitalisme mercantiliste, le type du capitaliste par excellence était celui de l’aventurier sans scrupules, qui acceptait de grands risques pour de grands bénéfices, notamment dans le commerce d’outre-mer. À partir des milieux calvinistes, un nouveau modèle s’affirma progressivement, et s’étendit ensuite au-delà du milieu d’origine : par une démarche que l’on pourrait presque définir psychanalytique, Weber affirme que le modèle du capitaliste rationnel et méthodique serait le résultat de la rationalisation et de l’inhibition de l'attitude et des instincts plus agressifs du modèle ancien, celui de l’aventurier.

Le nouveau type rationnel et méthodique s’est ensuite révélé particulièrement efficace dans le nouveau modèle économique : ce type éthique est donc resté dominant jusqu’aux dernières décennies du XXe siècle. Il reste à voir quel nouveau modèle est en train de s’imposer à présent, à l’ère du capitalisme flexible, où l’on préfère, aux valeurs traditionnelles de la méthode et de la continuité, la flexibilité et la fluidité.

Nicole Siri - Configurations littéraires