Coline Serreau, Solutions locales pour un désordre global

Paris, Memento Films / Éditions Montparnasse, 2010, 113 minutes.

« Les films d’alertes et catastrophistes ont été tournés, ils ont eu leur utilité, mais maintenant il faut montrer qu’il existe des solutions, faire entendre les réflexions des paysans, des philosophes et économistes qui […] inventent et expérimentent des alternatives ».

Reproduit sur la jaquette du support audiovisuel, ce propos de la réalisatrice française Coline Serreau dit bien quelle était son ambition lorsqu’elle se lança dans le tournage de ce remarquable documentaire sorti au printemps 2010. Sans verser dans le catastrophisme ou la collapsologie, il s’agissait de dresser un état des lieux de la crise écologique, humanitaire et politique provoquée par l’industrialisation croissante de l’agriculture, à l’échelle globale depuis un siècle, et d’explorer quelles résistances et voies différentes lui sont opposées.

Dans sa généalogie, le documentaire part d’un implacable rappel : si le modèle agricole occidental, progressivement imposé partout sur notre planète, fut celui d’une guerre systématique contre l’environnement, c’est qu’il trouve ses racines dans le développement de la chimie industrielle et militaire durant la Première Guerre mondiale. À l’issue de ce conflit, on recycla en effet les inventions du chimiste allemand Fritz Haber (le gaz moutarde, la synthèse de l’ammoniac et l’utilisation du nitrate comme explosif) en produits destinés à favoriser l’agriculture avec les fertilisants de synthèse, les engrais azotés, les nitrates agricoles et les pesticides. Ainsi, tandis que durant des millénaires, on n’avait jamais séparé l’agriculture de l’élevage, ni le champ cultivé de la faune domestiquée, on cessa progressivement d’utiliser les déjections animales au bénéfice d’intrants agricoles artificiels qui stérilisèrent rapidement les sols en éliminant tout le microbiote (flore, faune, microbes) qui contribuait pourtant à les aérer et à les garder fertiles. De même, alors que voici un siècle et demi, on comptait – pour la France seule – plus de 3600 variétés de pommes et de poires, toutes dûment recensées, décrites et illustrées dans le périodique Le Verger (1865-1875) d’Alphonse Mas, ou encore le Dictionnaire de pomologie (1867-1879) d’André Leroy, nous ne disposons plus aujourd’hui que de cinq variétés, dont la majorité sont américaines et furent paradoxalement imposées parce qu’elles nécessitaient des dizaines de traitements pesticides avant d’être mises sur le marché, générant ainsi de colossaux profits industriels. Cet alarmant constat peut s’étendre aux céréales (des milliers d’espèces furent réduites à cinq ou six plantes), ainsi qu’à l’ensemble de la semence potagère planétaire, aujourd’hui contrôlée et produite à 75 % par cinq multinationales. Ces dernières se sont notamment employées à éradiquer toutes les anciennes variétés qui se reproduisaient naturellement, conformément à leur type, pour les remplacer par des hydrides de type F1 dont les semences sont elles-mêmes hybrides ou dégénérescentes, enfermant ainsi les agriculteurs et les maraîchers dans un marché captif où ils n’ont plus d’autre choix que de racheter chaque année de nouvelles semences pour continuer leur activité. L’agriculture se réduit ainsi majoritairement aujourd’hui à un type unique de semence et de (mono)culture, obtenue avec force pesticides, fongicides et fertilisants synthétiques, tandis que les OGM célébrés pour leur meilleure résistance sont eux-mêmes des plantes à pesticides, adaptées aux terres mortes que sont devenues les surfaces agricoles.

Pour dénoncer ces processus de triage et rétablir une salutaire transparence, en particulier sur la complicité des divers États et gouvernements, qu’ils soient occidentaux ou non, dans l’élaboration de ces monopoles agro-industriels, Coline Serreau donne la parole à quelques pionniers français de « l’agriculture biologique » comme Philippe Desbrosses, agriculteur et docteur en sciences de l’environnement qui fut responsable du label vert AB jusqu’en 2007, Dominique Guillet, fondateur de l’association Kokopelli née en 1999 pour préserver la biodiversité semencière et potagère, Pierre Rabhi, défenseur précoce de l’agroécologie, ainsi que les agronomes Lydia et Claude Bourguignon, spécialistes de la microbiologie des sols. Mais la réalisatrice, qui filme ici caméra à l’épaule ou toujours face à ses interlocuteurs, a pris également son bâton de pèlerin et parcouru le monde durant trois ans, du Brésil à l’Inde en passant par l’Ukraine, pour aller à la rencontre d’hommes et de femmes de terrain comme les paysans du Mouvement sans terre en Amérique du Sud ou M. Antoniets en Ukraine, qui initia l’agriculture biologique en Union soviétique dès les années 1980, et bien sûr quelques figures de renommée internationale telles l’agronome Ana Primavesi, l’écoféministe Vandana Shiva, ou le spécialiste d’agriculture et de commerce alimentaire Devinder Sharma. De ces conversations à bâtons rompus mais savamment mises en parallèle par le travail de montage, il ressort de saisissants constats. D’abord, on trouve une unanimité complète sur les désastreux effets, en termes écologiques, sanitaires et socioéconomiques, de la « révolution verte » mise en œuvre, des années 1960 aux années 1990, dans les pays en voie de développement d’Afrique, d’Asie et d’Amérique centrale et du sud. On découvre ensuite de profondes analogies entre des initiatives agricoles distinctes et autonomes qui furent couronnées, aux quatre coins de la planète, d’un semblable succès dans la revalorisation des sols, le développement d’engrais organiques ou de biopesticides, la défense et résurgence de la biodiversité. Enfin, une même conclusion s’impose, qui prend tour à tour la forme d’un réquisitoire et celle d’un plaidoyer : si le désir de dominer la nature et le choix de violenter, voire violer la terre par d’agressifs labours profonds, participent assurément d’une forme d’« intelligence masculiniste » (Vandana Shiva), cette toute puissance du patriarcat est dans le même temps constamment battue en brèche par des actions de femmes, voire des initiatives écoféministes.  « C’était traditionnellement l’activité des femmes de faire les légumes dans le potager et de garder les semences », explique ainsi l’agricultrice brésilienne Geneci Ribeiro dos Santos (85ème minute) : elles continuent aujourd’hui de jouer un rôle déterminant dans les expérimentations agricoles permettant aux paysans de redevenir autonomes en semences et en engrais. Bien mise en pratique et en valeur, l’agriculture biologique pourrait nourrir la planète entière, tandis qu’en France, 10% de la surface agricole suffirait à alimenter les habitants du pays, générant de surcroît un million potentiel d’emplois. Mais en réalité, dans l’actuel cours des choses, nous continuons de perdre 30.000 à 35.000 exploitations agricoles par an, et nous n’avons pas plus de trois ou quatre jours d’autonomie alimentaire, avec notamment moins de cent-cinquante maraîchers pour toute l’Île-de-France. Un des enjeux du futur consistera à rétablir des périmètres de sécurité alimentaire pour chaque ville, ce qui conduira certainement quelques citadins, et surtout beaucoup de producteurs et agriculteurs, à participer plus activement aux cultures vivrières de leur pays. Au terme de son voyage, la cinéaste délivre en quelque sorte la même leçon philosophique que Candide, dans le conte de Voltaire : « Il faut cultiver notre jardin ».

Anthony Mangeon - Configurations littéraires