Viktoria Amelina (1986-2023)

Le nom de Viktoria Amelina, tuée lors d’un bombardement russe sur un bâtiment civil de la ville de Kramatorsk le 1er juillet 2023, est venu grossir la liste tenue par le PEN-Ukraine des personnalités du monde de la culture qui ont péri depuis le début de l’invasion du 24 février 2022 : elle figure désormais à côté de Iouri Rouf (1980-2022), poète mort au combat, ou de Volodymyr Vakoulenko (1972-2022), auteur pour la jeunesse disparu après son enlèvement par l’armée russe. Mais le trajet artistique d’Amelina est également très représentatif des évolutions récentes du champ littéraire ukrainien, marqué par de nouvelles formes d’engagement littéraire  et nouvelles questions éthiques posées à la littérature dans le contexte de la guerre en Ukraine.

Amelina avait en effet évoqué dans ses premiers textes des violences historiques plus ou moins récentes qu’avait connues son pays : Le Syndrome de l’automne ou Homo Compatiens (2015) évoquait la ronde des révolutions de la décennie 2010, mettant en miroir la place Tahrir et la place Maïdan de Kiev, devenue le lieu de « l’Euromaïdan » de 2014 par lequel l’Ukraine s’émancipe d’un pouvoir jugé trop inféodé à Moscou. Dans Le Royaume Idéal de Dom (2017), elle se penche sur le passé de la plus grande ville occidentale d’Ukraine, Lviv – dite aussi Lvov, Lwów, Lemberg ou Illyvó si l’on remonte la chronologie de ses appartenances successives à des empires distincts. Amelina ancre son récit dans la maison de Stanisław Lem (1921-2006), l’auteur de Solaris, écrivain polonais né à Lviv dans une famille juive : le lieu se fait alors palimpseste, permettant de soulever différentes couches de mémoire et mettant en valeur le caractère kaléidoscopique de la culture ukrainienne, loin de toute appropriation nationaliste du passé. Ce travail sur Lviv inspire aussi à Amelina un court essai paru en mai 2022 : en pleine guerre où la Russie accuse l’Ukraine d’être aux mains des Nazis, elle y rapproche l’Holocauste et le Holodomor, la grande famine des années 1930, donnant chair à la formule de l’historien Timothy Snyder sur les « terres de sang » que constituent de nombreux territoires à l’Est de l’Europe.

              Mais Amelina fait aussi partie des auteurs ukrainiens contemporains ayant réinvesti l’action concrète en parallèle de l’écriture littéraire. Elle a ainsi œuvré dès 2014 à défendre les artistes menacés, organisant par exemple des campagnes pour faire libérer les réalisateurs criméens Oleg Sentsov ou Alexeï Chirni, moins célèbre en Occident mais qui, après l’invasion de la Crimée par les Russes, a passé cinq années en prison sous des accusations de terrorisme. Depuis 2022, la mobilisation générale des artistes s’est parfois convertie en un engagement au sens propre des artistes dans la guerre, au point de poser un dilemme d’ordre éthique sur le rôle et le pouvoir de la littérature : certains, comme Sentsov, choisissent d’intégrer l’armée et de participer aux combats, alimentant un soupçon sur l’inanité de l’art en contexte de danger immédiat et une polémique sur le droit de l’artiste à prendre le parti de la violence, même défensive. Amelina avait choisi une autre voie, qui mêlait nécessité pour l’artiste de s’impliquer et celle de sauver de la destruction plutôt que d’y participer. Partie ratisser la zone où Volodymyr Vakoulenko avait disparu dans l’espoir de découvrir son cadavre, identifié en novembre 2022 dans une fosse commune près d’Izioum, elle raconte dans un texte poignant comment sa recherche d’un corps introuvable se mue en quête pour retrouver le journal de l’écrivain, confié à ses parents avant son enlèvement et depuis considéré comme perdu lui aussi. Amelina déterre finalement ce journal, qu’elle découvre en décomposition, trempé, enfoui sous un arbre, et fait éditer ce qui constitue un témoignage glaçant sur la vie dans les territoires occupés par les Russes dans les premiers mois de la guerre.

Cette interrogation des sites de la violence russe ne s’arrête pas là et c’est une lignée documentaire qui s’ouvre alors dans l’œuvre d’Amelina. Sans pour autant renoncer à la fiction, qu’elle avait encore décrite en décembre 2022 comme essentielle à la survie des écrivains en contexte de guerre, Amelina, jusque-là essentiellement romancière et poète, se lance dans un grand projet pour enregistrer les témoignages des femmes ayant vécu des violences de guerre depuis 2014. Au moment de sa mort, l’ouvrage en anglais tiré de ces recherches, intitulé War and Justice Diary : Looking at Women Looking at War, était presque achevé : elle devait y mettre la touche finale à l’occasion d’une résidence d’écriture à Paris. Des chercheurs et des amis artistes se chargent actuellement de ce dernier moment d’édition à sa place : comme pour l’œuvre de Vakoulenko, on voit que la création artistique dans l’Ukraine contemporaine prend souvent une dimension mémorielle, où il s’agit soit d’écrire des tombeaux littéraires, soit de préserver les textes interrompus par la mort de leur auteur ou autrice.

            Viktoria Amelina avait également contribué à une réflexion théorique sur les campagnes de boycott dont la culture russe a fait l’objet en Ukraine et parfois en Occident depuis février 2022, soulevant d’importantes questions sur les liens entre art, politique et morale. Là où de nombreuses personnalités ukrainiennes ont défendu l’idée d’une culpabilité naturelle de la culture russe, faisant de Pouchkine « un impérialiste » (comme Serhii Plokhii, professeur d’histoire ukrainienne à Harvard) ou considérant qu’on ne peut plus lire de textes russes après les massacres de Boutcha (comme la philosophe et romancière Oksana Zabouzhko), la position d’Amelina est plus nuancée. Dans un essai incisif intitulé « Cancel Culture vs Execute Culture », elle propose de relire l’idée selon laquelle la culture se situe au-dessus des conflits au miroir de la situation concrète des artistes ukrainiens contemporains : la célèbre formule issue du Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov, « les manuscrits ne brûlent pas », censée témoigner du potentiel de résistance de la culture aux malheurs de l’histoire (de fait, le roman de Boulgakov a survécu à des décennies de censure soviétique), ne fonctionne en effet pas pour l’Ukraine. En Ukraine, dit Amelina, les manuscrits brûlent, de même que les artistes disparaissent et les sites de culture sont réduits à néant – comme le centre artistique de la ville de « New York », près de Bakhmout, où Amelina avait créé un festival de littérature ukrainienne et que l’armée russe a bombardé intentionnellement. Entretenir le mythe d’un destin spécifique des œuvres artistiques dans le contexte des violences de l’histoire, croire que la culture n’est pas affectée par la guerre et lui survit toujours, revient dans ce contexte à fermer les yeux sur la destruction programmée des œuvres ukrainiennes par l’armée russe – ce qu’Amelina appelle « la culture de l’exécution » et dont elle fait remonter les sources aux répressions des années 30 contre la « Renaissance ukrainienne ». Dans une telle perspective, soutient Amelina, la « culture de l’annulation » qui touche de manière très dissymétrique la Russie lui profite en réalité plus qu’on ne le pense : parler des artistes déprogrammés en Occident ou des statues de Pouchkine qu’on abat en Ukraine, c’est encore participer à ce mouvement d’invisibilisation de la culture ukrainienne, qui a structurellement moins à montrer puisque ses artistes sont décimés par le puissant voisin depuis au moins un siècle. Dans un texte qui prend maintenant une dimension testamentaire, l’autrice place ainsi le lecteur dans une situation de responsabilité éthique : selon qu’il porte ou non son regard sur des œuvres inachevées, des artistes à la carrière prématurément brisée, des textes fantomatiques dont tout ou partie a disparu, c’est lui qui décide qui vivre et qui mourra dans la mémoire littéraire.

Victoire Feuillebois - GEO