Daria Serenko est une écrivaine et activiste russe. Née en 1993 à Khabarovsk, elle grandit à Omsk avant de faire ses études à Moscou à l’Institut littéraire Gorki. Celui-ci a pour but de former les futurs écrivains ; Daria Serenko y est inscrite dans le parcours consacré à la poésie. Elle travaille ensuite dans différentes institutions publiques, bibliothèques municipales et galeries. Emprisonnée pendant quinze jours à la suite d’un post de soutien à l’initiative électorale d’Alexeï Navalny (le vote intelligent, umnoe golosovanie, умное голосование), elle sort de détention le 23 février 2022. Après le début de la guerre de la Russie contre l’Ukraine en 2022, elle quitte Moscou pour Tbilissi.
Daria Serenko s’est fait connaître en 2016 lorsqu’elle a organisé l’action « Manifestation silencieuse » (TihijPiket / ТихийПикет). Pendant plusieurs mois, Daria Serenko transporte, dans les autobus et le métro de Moscou, des pancartes sur lesquels sont écrits des messages à caractère politique et/ou poétique. En prise avec le devoir de « faire cas » des droits des minorités, de soulever des questions occultées par le système politique russe et la mémoire historique nationale – autant de sujets sensibles en Russie –, ces messages sont souvent formulés sous la forme de questions ou d’informations factuelles, et donc dépourvus de la rhétorique polémique propre aux slogans et au militantisme. Daria Serenko refuse la provocation jusque dans son attitude corporelle : ses pancartes ne sont pas portées à bout de bras comme en manifestation, mais tenues le long du corps, transportées comme un objet quelconque et donc lues à la dérobée par les passants et les autres passagers. La confrontation directe entre opinions contradictoires et le conflit qui en résulte sont donc désamorcés et le dialogue devient possible : c’est le but de la manifestation silencieuse. Sans jamais les initier, Daria Serenko accepte toutes les interactions que suscitent ces pancartes et les retranscrit pour les réseaux sociaux, où elles suscitent de nouveaux échanges, auxquels la poétesse et activiste se prête également. Au fil des mois, d’autres participants, majoritairement des femmes, se joignent au mouvement et au plus fort de l’action, une centaine de personnes, en Russie et à l’étranger, transportent des pancartes et se servent des réseaux sociaux pour transmettre les discussions qu’elles ont suscitées. Cette première action publique de Daria Serenko s’inscrit dans un tournant de l’art engagé russe, qui passe d’une tendance « verticale », composée d’actions personnelles et héroïques dirigées contre le pouvoir politique (Piotr Pavlenski) à des formes plus « horizontales », des « stratégies féministes fondées sur l’élaboration de projets et sur la collaboration », visant souvent à rétablir des liens sociaux au sein d’une société atomisée (voir Roman Osminkin). Dans le même esprit, l’action suivante, « Communication extraordinaire » (Črezvyčajnaâ kommunikaciâ / Чрезвычайная коммуникация), consistait en l’organisation d’une exposition dans le hall de l’immeuble où vivait alors Serenko, en collaboration avec les habitants : le but était là encore, comme l’indiquait le nom de l’action, de rendre possible le dialogue entre individus qui se côtoient au quotidien sans nécessairement se parler. C’est également cet esprit qui préside dans les principes et les actions du FAS (Résistance féministe antiguerre, Feministskoe antivoennoe soprotivlenie / Феминистское антивоенное сопротивление), à la fondation duquel Daria Serenko participe dans les premiers jours qui suivent le début de la guerre de la Russie contre l’Ukraine. Les actions d’opposition frontale au pouvoir russe sont réservées au contexte étranger (manifestations devant des ambassades de Russie) ; en Russie même, via sa chaîne Telegram, le FAS propose aux Russes qui souhaitent protester contre la guerre des modèles d’action autres que la manifestation, devenue trop dangereuse : inscrire des messages antiguerre sur des billets de banque, amenés ensuite à circuler, participer à l’écriture et à la diffusion de la Pravda des femmes (Ženskaâ pravda / Женская правда) dans les boîtes aux lettres des immeubles de leur quartier, changer les étiquettes de prix dans les supermarchés pour leur substituer des étiquettes portant, là encore, des messages antiguerre. Même si le dialogue à proprement parler est absent de ces actions, parce que trop risqué, elles gardent une forme d’horizontalité dans la mesure où elles restent adressées aux mêmes groupes sociaux que les actions précédentes : des Russes vivant dans les périphéries urbaines, sans doute assez peu aisés, vérifiant soigneusement les prix des denrées dans les supermarchés.
Autrice en 2016 d’un recueil poétique (Silence dans la bibliothèque, Tišina v biblioteke / Тишина в библиотеке), Daria Serenko poursuit par ailleurs une activité littéraire qui s’est concrétisée dans trois autres ouvrages : un livre fondé sur les récits tirés de l’action TihijPiket, éponyme, une autofiction en 2021 (Les filles et les institutions, Devočki i institucii / Девочки и институции) et une autre, de poésie et de prose, en 2023 (Je souhaite des cendres à ma maison, Â želaû pepla svoemu domu / Я желаю пепла своему дому). Les filles et les institutions, dont la traduction française est parue en 2023, est fortement inspiré de l’expérience de travail de Daria Serenko dans des institutions publiques de la ville de Moscou : récit poétique à la première personne, il décrit le sexisme de la hiérarchie, les pressions politiques sur les travailleurs du secteur public (dans les institutions culturelles, majoritairement des travailleuses) et une solidarité complexe et ambivalente entre femmes. Il s’inscrit dans un renouveau de la prose autobiographique écrite par des femmes en Russie, renouveau qui comprend également les œuvres d’Oksana Vasyakina et le travail de traduction mené par les éditions NoKidding Press, qui ont notamment publié en Russie Annie Ernaux et Virginie Despentes. Le dernier livre de Daria Serenko, autofictionnel encore, porte à la fois sur son expérience carcérale et sur la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine. Des extraits ont été publié dans la revue en ligne ROAR, dirigée par Linor Goralik, et traduits en français. De façon générale, les œuvres littéraires de Daria Serenko ont pour caractéristique de proposer une réflexion sur des sujets politiques (le patriarcat, la guerre et la façon dont ils sont liés) en partant des expériences personnelles de l’autrice, dans lequel le corps joue un rôle important. Daria Serenko publie enfin régulièrement de courts textes et des poèmes sur les réseaux sociaux. Depuis le début de la guerre, ces textes, devenus, de son propre aveu, plus sombres, mettent souvent en parallèle les violences faites par les hommes aux corps des femmes avec la violence exercée par l’armée russe sur le territoire ukrainien.
Même si chacun de ses livres est profondément politique, Daria Serenko distingue clairement, surtout depuis le début de la guerre, les buts de l’activisme et de la littérature. Dans un post du 1er octobre 2023, elle écrit : « L’écriture n’arrêtera pas un dictateur. Ce n’est pas son rôle. Il est peu probable que l’écriture sauve ou ressuscite qui que ce soit. Elle ne consolera presque personne. Mais l’écriture peut contribuer au cadre de référence dans lequel se forment et se développent d’autres individus. Dans lequel ces individus feront leurs propres choix. C’est déjà quelque chose. » Elle ajoute qu’elle veille à ce que son activité littéraire « n’apporte pas seulement une aide philosophique abstraite, mais également un bénéfice concret » en organisant des événements caritatifs au profit de l’Ukraine ou des prisonniers politiques autour de soirées de lecture et de signature de ses livres. Depuis janvier 2023, elle est considérée comme « agent de l’étranger » (inoagent) par le Ministère de la Justice russe.
Sylvia Chassaing - Inalco