Kwame Anthony Appiah, Pour un nouveau cosmopolitisme

Paris, Odile Jacob, 2008, traduction d’Agnès Botz

Prenant à la fois appui sur une dense culture philosophique et sur son expérience personnelle de citoyen anglais, aux origines également ghanéennes et devenu professeur d’université aux États-Unis, Kwame Anthony Appiah livre dans cet essai une riche réflexion sur ce qu’il nomme les « conversations transfrontalières », définies comme « la confrontation aux idées et au vécu des autres » (p. 134). À l’heure de la mondialisation, de l’accroissement de la population mondiale et de la multiplication des télécommunications, ces conversations sont devenues « inévitables » (p. 23) et distinguent radicalement nos modes de vie de ceux de nos ancêtres. Ainsi vivons-nous une époque où « chacun d’entre nous peut, tout en demeurant réaliste, envisager d’entrer en contact avec n’importe lequel de ses semblables parmi les six milliards d’individus que compte la planète pour lui faire parvenir quelque chose qui ait de l’intérêt » (p. 10-11). Ce constat incite le philosophe à s’interroger sur la pertinence et la nature de principes moraux partagés, puis, à partir de la célèbre anecdote du Mandarin du Rastignac, sur les droits et devoirs qui incombent au cosmopolite contemporain, défini par le respect qu’il manifeste pour « la valeur non seulement de la vie humaine en général mais de toute vie humaine en particulier » (p. 14).

Plusieurs chapitres sont ainsi dédiés à la question du relativisme et aux conflits que peuvent engendrer les écarts de définition, d’interprétation ou de hiérarchisation des valeurs. Après avoir détaillé les dilemmes théoriques posés par ces conflits, Appiah les écarte cependant par un double argument, affirmant d’abord qu’une opposition théorique ne se solde pas nécessairement par une divergence de comportement, puis qu’une proximité idéologique peut au contraire aboutir à un affrontement (ainsi les indépendantistes ghanéens appartenaient-ils aux classes lettrées, formées dans la proximité du colonisateur britannique). Aux raisonnements théoriques, l’auteur oppose par conséquent un postulat plus empirique, avançant que « notre coexistence politique, en tant que sujets ou que citoyens, dépend de notre capacité à nous accorder sur des pratiques, même si nous ne nous entendons pas sur ce qui les justifie » (p. 114). Anticipant les conclusions du Code d’honneur, le philosophe en déduit que les grands changements sociaux (acceptation de l’homosexualité, de la place des femmes dans la société) résultent moins d’une conviction rationnelle que d’une habitude progressivement acquise. Le contact cosmopolite, à ce titre, permet « non de parvenir à un consensus, mais [de] nous habituer les uns aux autres ». Le rôle confié aux œuvres d’art et de fiction n’est à ce titre guère différent : pour Appiah, « les conversations qui transcendent les frontières identitaires – qu’elles soient nationales, religieuses ou autres – commencent par un travail de l’imagination comparable à celui qui s’opère lorsque vous lisez un roman, que vous regardez un film ou que vous admirez une œuvre d’art qui parle d’un lieu différent du vôtre. » (p. 134).

Cette conception du cosmopolitisme conduit le penseur à aborder de façon nuancée des thématiques qui tiennent une place de choix dans l’actualité contemporaine : celles, par exemple, de la restitution des œuvres d’art (notamment africaines) et de l’appropriation culturelle. Loin d’inviter, comme le fit en France le rapport Sarr/Savoy, à la restitution massive des collections africaines présentes dans les musées européens, Appiah appelle plutôt à une circulation généralisée des œuvres d’art qui, selon lui, « sont puissamment internationales et n’ont que faire des frontières géographiques » (p. 185). S’attachant au cas du Ghana, il estime par exemple nécessaire que « les musées européens puissent montrer au public les richesses de la société qu’ils ont pillée durant la jeunesse de [s]on grand-père », avant d’ajouter que « nous devrions négocier la restitution non seulement des objets les plus significatifs pour notre histoire, dont la place est au musée de Manhyia, mais aussi d’une collection convenable d’œuvres d’art du monde entier » (p. 195). Quant aux accusations d’appropriation culturelle, qui se multiplient aujourd’hui dans tous les domaines (théâtre, arts plastiques, littérature), elles constituent pour le philosophe le symptôme de la transformation de la culture en « marque déposée » : le philosophe déplore notamment que « les défenseurs du patrimoine culturel [aient] fini par adopter le langage ultra-rigoureux de la législation sur le droit de la propriété […], que nous associons généralement au capitalisme international » (p. 190), à ses séries de copyrights et de SARL aux droits réservés. Ainsi le cosmopolitisme défendu par Kwame Anthony Appiah se fonde-t-il sur un appel à l’ouverture et à la pratique de l’altérité, où le commerce avec les biens culturels (à distinguer du commerce des biens culturels) a un rôle essentiel à jouer.

Ninon Chavoz
Maître de conférence Université de Strasbourg, coordinatrice du DU Lethica