Les trois romans dont Frédérique Leichter-Flack propose ici la lecture – Le Château de Franz Kafka (1926), Tchevengour d’Andreï Platonov (1929) et Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline (1932) – se distinguent autant par le contexte historique et culturel de leur production que par leurs choix stylistiques et formels : là où Céline relate les tribulations de Bardamu entre trois continents (Europe, Afrique, Amérique), Kafka livre dans son roman inachevé une fable à la dimension quasi-allégorique, tandis que Platonov s’emploie à l’écriture d’une utopie communiste qui tourne mal. En dépit de ces différences, la démarche comparatiste permet de démontrer éloquemment l’existence de parentés entre trois fictions, qui partagent à la fois certaines caractéristiques thématiques et une « complication » narrative qui nourrit toute leur ambiguïté interprétative et justifie la variété des réceptions qui leur ont été réservées depuis près d’un siècle. Pour Frédérique Leichter-Flack, il s’agit par conséquent de trois romans de « la ligne de crête », précédant un basculement historique, mais aussi de « trois expériences de lecture en terrain mouvant », qui confrontent les lecteurs à « une grave épreuve éthique dans laquelle [leurs] valeurs sont risquées et [leur] humanité mise en gage » (p. 259). L’une des forces de l’ouvrage est à ce titre de démontrer l’étroite imbrication de la pensée politique –singulièrement, lorsqu’elle concerne la construction d’une communauté démocratique – avec une réflexion éthique : l’objectif de Frédérique Leichter-Flack est ainsi d’« exploiter l’entrelacement des textes pour prolonger ces questionnements historiquement déterminés au-delà de leurs enracinements référentiels, en direction d’une interrogation philosophique et politique plus large » (p. 11).
Condamnés à l’errance et à une forme de marginalité, les personnages de Céline, de Kafka et de Platonov sont des individus « insolubles dans la société, insolubles dans l’utopie, insolubles dans la littérature qui pourtant prend en charge leur voix » (p. 151). Traités en parias, ils souffrent d’une absence d’affiliation sociale, qui ne conduit pourtant pas à une focalisation exclusive sur leur intériorité : tout à l’inverse, « la prise au sérieux du dépouillement véritable de l’homme voué à l’errance » interdit « le repli sur le champ de la conscience » individuelle, qui se trouve « traversée par le social, investie par les problèmes du collectif » (p. 17). L’isolement des personnages en fait dès lors les symptômes manifestes de la défection des grands récits idéologiques ou religieux qui autorisaient autrefois la construction du lien social. Ainsi le pacifisme de Bardamu manifeste-t-il d’abord une « haine de la démocratie », née de la « révélation effroyable de […] l’impuissance du commun à “faire œuvre” de la mort individuelle » (p. 90), tandis que le statut de paria imposé aux Barnabé dans Le Château rappelle que « la recréation d’un fondement du lien social passe par l’exclusion de certains de ses membres », ce qui « pose en retour à la communauté ainsi ressoudée d’autres questions insolubles » (p. 102). Quant à l’utopie de Platonov, elle bute à la fois sur la nécessité du « triage » (affreusement explicitée dans la froide description de l’exécution des bourgeois) et sur l’indispensable distinction qu’il importe de maintenir entre une simple « coagulation sociale », motivée par une « commune misère » et une véritable communauté politique, fondée, dans les termes de Jean-Christophe Bailly, sur « une pensée de ponts et des passerelles » (p. 145).
La lecture à la fois éthique et politique proposée par Frédérique Leichter-Flack va enfin de pair avec le développement d’une réflexion sur le rôle de la littérature, et singulièrement du roman, présenté comme « un mode d’enquête philosophico-politique usant de la concrétude des situations et de la subtilité des effets de sens de l’écriture romanesque, comme d’un outil d’expérimentation à laquelle aucun discours ne saurait se substituer » (p. 13). Soulignant l’importance d’une lecture attentive des textes littéraires, dont les « programmes de dissimulation et de brouillage » (p. 197) peuvent parfois contribuer à dérouter la « vigilance idéologique du lecteur » (p. 206), l’auteure ne situe pas l’apport de la fiction dans sa supposée « exemplarité » ou dans la capacité consolatrice qui la rendrait complice d’une stratégie de « survie » (p. 191 et suivantes), mais bien dans un « parti pris de non synthèse » (p. 194), qui fait des textes « de formidables supports d’émancipation intellectuelle face à la complexité du monde, de redoutables modèles où se réfléchit la difficulté à penser la prise de décision, le jugement et l’action, dans un monde où le réel a dépassé en complexité la fiction » (p. 248).
Ninon Chavoz
Maître de conférence Université de Strasbourg, coordinatrice du DU Lethica