« Pourquoi le mal frappe les gens bien ? » La légère incorrection de ce titre, due à l’oubli concerté du redoublement du sujet attendu dans la phrase interrogative, mérite d’être prise au sérieux. Du dernier essai en date de Frédérique Leichter-Flack, désormais bien connue pour ses réflexions sur les rapports entre littérature et éthique, on pourrait en effet, en s’inspirant librement de la célèbre dédicace du Petit Prince, penser qu’il a été écrit pour les enfants – pour ceux que nous élevons et pour ceux que nous sommes parfois restés. Bien évidemment, il ne s’agit pas là d’un ouvrage qu’on classerait dans les rayons de littérature pour la jeunesse – et pourtant la sobriété du style, parfois proche d’une oralité élégante, rend la lecture de ce texte étonnamment aisée, en dépit de la complexité et de la gravité des thèmes évoqués, de la Shoah aux victimes des attentats du Bataclan en passant par les ravages provoqués par l’épidémie de Covid-19. Non, si Pourquoi le mal frappe les gens bien ? a été écrit pour les enfants, c’est d’abord parce que le point de départ de l’essai est le désespoir de l’un d’entre eux : celui de la fille de l’auteure, confrontée au collège à la lecture de « Coco » de Maupassant et profondément désemparée par la chute de cette nouvelle, où le vieux cheval meurt de faim, torturé par le jeune garçon qui avait été chargé de sa garde. Comment consoler un tel chagrin d’enfant ? Faut-il même chercher à le consoler ? Ou condamner la littérature qui le provoque ? Frédérique Leichter-Flack note d’emblée l’ambivalence du rôle de ces récits qui nous préparent au pire : « Car d’un côté, ces textes nous aident à affronter l’enjeu, à trouver des compromis acceptables, à mettre des mots sur les plaies à vif, en prenant en charge le scandale, de sorte que nous puissions continuer à vivre même dans un monde où des innocents souffrent quand nous ne pouvons pas l’empêcher. Mais d’un autre côté, ils fabriquent pour nous de toutes pièces, à la manière d’une cruelle expérience morale, le problème que nous cherchons ensuite à déconstruire par eux. […] Tous les malheurs de Job ne viennent-ils pas de ce qu’on a entrepris de raconter son histoire ? » (p. 16).
Cette jeune lectrice de Maupassant pourrait rappeler le fils d’Hélène Merlin-Kajman, choqué par la lecture du « Mauvais Vitrier » de Baudelaire (Lire dans la gueule du loup, 2016) : il faut croire que douze ans est un âge littérairement critique. Dans l’essai de Frédérique Leichter-Flack, l’enfant ne se situe pourtant pas seulement du côté de la réception (éventuellement traumatique) des textes : il est également un personnage, un révélateur et un « exemple-comble » (p. 174), parcourant l’essai de chapitre en chapitre, au gré des nombreuses œuvres étudiées. Dans Le Livre de Job, passé au crible de l’analyse dans le premier chapitre, la mort des dix enfants de l’homme testé par Dieu constitue l’une des apories de la fable, puisque rien ne pourra venir réparer ou compenser ce malheur. De même, dans Le Roi Lear et dans Rigoletto, respectivement traités aux cinquième et sixième chapitres (« Un monde en désordre : affronter le pire » et « Une mauvaise rencontre : l’irréparable et sa désinvolture »), le mal atteint son paroxysme au moment où meurt l’enfant : quoiqu’elles apparaissent sur scène sous les traits des jeunes femmes adultes, Cordelia et Gilda restent pour leurs pères endeuillés des petites filles à protéger. Dans Le Comte de Monte-Cristo, traité dans le quatrième chapitre, la volonté de réparation qui conduit Edmond Dantès à s’improviser main armée de la Providence se heurte à l’obstacle infranchissable que constitue la mort de l’enfant de Villefort, le procureur qui le condamna au bagne. « Face au corps de l’enfant, on change de dimension. […] C’est le moment où Dantès se demande s’il n’a pas fait fausse route depuis le début. » (p. 83). Dans Némésis, récit épidémique de Philippe Roth, analysé ici aux neuvième et onzième chapitre (« Le sort choisit-il ses victimes ? Affronter l’aléa » et « La juste formulation du scandale : que signifie une vie trop tôt interrompue ? »), la polio s’attaque uniquement aux enfants, condamnés à une mort longue et douloureuse, qui laisse leurs proches inconsolés et les porteurs sains du virus accablés d’une insupportable culpabilité.
La mort de l’enfant, à laquelle Frédérique Leichter-Flack avait déjà consacré des pages marquantes dans La Complication de l’existence(à propos de la mort de l’enfant qui contribue à la remise en question de l’utopie Tchevengour et de celle de Bébert dans Voyage au bout de la nuit, p. 172 et suivantes), apparaît ainsi comme l’un des visages les plus insoutenables du mal. Sans doute importe-t-il de comprendre pourquoi : « Est-ce l’innocence, l’incapacité des enfants à distinguer le bien du mal, qui doit leur valeur d’être préservés de toute souffrance ? Est-ce la vulnérabilité extrême, le côté sans défense des petits, qui nous impose une responsabilité particulière de les protéger contre les abus de pouvoir ? Est-ce plutôt une question d’âge, et faut-il alors mettre l’accent sur le caractère prématuré de la mort qui prive injustement ces enfants du cycle de vie complet auquel ils pouvaient prétendre ? » (p. 176-177) Les exemples puisés dans la littérature aident à résoudre pour partie ces questions, en nous permettant de ressentir le scandale et de prendre la mesure de l’insoutenable. Comme le rappelle l’auteure, c’est Dostoïevski qui expose la valeur morale de cette figure exemplaire dans l’implacable démonstration qu’il prête à Ivan dans Les Frères Karamazov : pour persuader son frère Aliocha que le problème du mal ne peut pas être simplement résolu par l’affirmation de l’existence de Dieu et d’une rétribution post mortem des torts et des mérites de chacun, il renonce à l’argumentation rationnelle et se contente de développer une série de « vignettes » détaillant les souffrances atroces imposées à des enfants. Lorsqu’à la suite de cette kyrielle d’horreurs, véritable « bombe émotionnelle » destinée à dynamiter la théodicée chrétienne (p. 172), Ivan pose la question fatidique (qu’on pourrait paraphraser ainsi : « si tu étais Dieu, accepterais-tu que le bonheur éternel des hommes se fasse au prix du martyr d’un enfant ? »), Aliocha bouleversé est contraint de répondre par la négative, tournant ainsi le dos à la consolation promise par la religion.
La leçon d’Ivan Karamazov, prolongée et répétée par des écrivains d’horizons variés (d’Albert Camus à Ursula Le Guin en passant par Philip Roth) est d’une cruelle clarté : la mort de l’enfant nous ôte les ressources d’une consolation puérile, qui consisterait à nous convaincre que tout finira bien ou qu’un malheur n’arrive jamais gratuitement. C’est une des grandes vertus de cet essai que de nous mettre en garde contre ces facilités de la consolation – que celle-ci soit d’ailleurs religieuse ou simplement fataliste. Dans Tess d’Urberville de Thomas Hardy, analysé au huitième chapitre (« Infortune ou injustice ? Vivre sur une étoile tachée »), le petit frère de l’héroïne, Abraham, pose la question du mal dans un dialogue que l’essayiste cite longuement et commente avec une égale minutie : cette lecture rapprochée lui permet de montrer en quoi la philosophie fataliste de Tess, pour qui tous les malheurs viennent de ce que nous vivons sur une « étoile tachée » comme le sont certains fruits du pommier, dissimule la réalité des injustices et des inégalités sociales en incitant de fait à la résignation plus qu’à la révolte. Les lectures menées par Frédérique Leichter-Flack suggèrent qu’un enfant seul pourrait se satisfaire d’une si maigre consolation, qui lui sera d’un maigre secours s’il venait à être confronté à l’horreur du mal et, dans sa faiblesse, à succomber sous les coups. Ainsi l’essai, en nous confrontant à la mort et à la souffrance des innocents, nous invite-t-il à nous risquer « sur cette lande mythique où tout passant laisse un peu de son âme » (p. 100) et où erre éternellement le roi Lear, à nous dépouiller de nos illusions puériles et à affronter nus « le mirage des fins heureuses » (p. 222).