Les travaux conjointement publiés par Catherine et Raphaël Larrère, respectivement philosophe et ingénieur agronome, se caractérisent par leur approche résolument interdisciplinaire, qui met en dialogue les sciences humaines et les sciences naturelles pour aborder la question environnementale dans ses divers aspects théoriques, pratiques et éthiques. Faisant suite à un précédent ouvrage (Du bon usage de la nature défendait un « nouveau naturalisme » en replaçant l’humanité au sein de la nature, au lieu de la définir par sa capacité à s’en arracher), cette enquête philosophique explore à nouveaux frais des pensées écologistes produites depuis une trentaine d’années, ainsi que les initiatives concrètes prises sur le terrain, dans divers contextes locaux, pour construire des rapports inédits avec l’environnement. Le cheminement historique et critique s’organise en trois grandes étapes.
Dans une première partie (« Respecter la nature »), les deux auteurs reviennent sur une série d’oppositions dualistes (nature/culture, nature/artifice, sauvage/domestique) pour déconstruire certaines conceptions historiquement et culturellement ancrées, comme l’idée de Wilderness – ce monde sauvage vierge de toute influence humaine prisé des défenseurs de la nature en Amérique du Nord ou dans les divers parcs naturels créés dans les espaces coloniaux, à l’instar du continent africain. Dans le droit fil de la « Convention sur la diversité biologique » issue du Sommet de la Terre à Rio, en 1992, la notion de biodiversité a permis en revanche de mieux valoriser les interactions entre nature et culture, et de reconnaître notamment le fait que « la nature des uns » (les Occidentaux) est souvent « la culture des autres » (ou les peuples dits indigènes, p. 71). L’étude des écosystèmes a de son côté remis en question les idées d’autochtonie ou de naturalité, en montrant que des espèces considérées comme locales ont pu autrefois venir d’ailleurs, ou prospérer à la suite de brusques changements, tandis que celles dites « invasives » ne le deviennent, en réalité, que dans des communautés biotiques déjà fortement fragilisées par les activités humaines. On ne saurait donc jamais revenir à une « nature originelle ».
La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse dès lors aux « techniques » mises en œuvre pour « agir avec la nature, et non contre elle ». Une importante distinction est proposée entre deux conceptions de la technique, le « savoir-faire » et le « faire-avec » dont la fécondité se manifeste bien dans l’écomimétisme.
Il ne s’agit pas tant d’obtenir un résultat qui imite la nature (par exemple, la wilderness ou un écosystème de référence), que de s’inspirer des processus naturels et de les utiliser pour aboutir à un résultat, qui peut s’approcher d’un écosystème de référence, mais peut tout aussi bien être inédit pourvu qu’il soit résilient. (p. 213)
En écho aux films documentaires de Coline Serreau (Solutions locales pour un désordre global, 2010) ou de Cyril Dion et Mélanie Laurent (Demain, 2015), l’ingénierie écologique et l’agroécologie sont mises en valeur, et les travers de « la révolution verte » (ou l’exportation de l’agriculture productiviste dans les pays émergents) clairement exposés sans qu’on renonce pour autant à ses objectifs (« alimenter une population mondiale qui atteindra en 2050 entre huit et neuf milliards d’individus », p. 225). Pour cela, un changement de stratégie autant que d’échelle s’impose : il convient de développer désormais une agriculture écologiquement intensive, qui s’apparente très largement à un « pilotage des processus naturels », à partir d’une connaissance fine des écosystèmes locaux.
La question se pose dès lors, du niveau où doivent se situer l’action écologique et l’éthique qui la sous-tend. La troisième partie, « du local au global et vice versa » s’ouvre précisément sur le constat de nouvelles tensions, entre l’humanité et son environnement, d’une part, et d’autre part entre les diverses échelles d’actions :
Le premier sommet de la Terre, qui s’est tenu à Rio de Janeiro en 1992, a manifesté publiquement la dimension mondiale, ou planétaire, des questions environnementales et, en 1997, la conférence de Kyoto a fait du changement climatique le phénomène le plus marquant de la crise environnementale. Changement global par excellence, puisque les gaz à effet de serre ont le même impact d’où qu’ils soient émis, le changement climatique n’est pas la seule manifestation de cette crise : l’érosion de la biodiversité, l’acidification et la pollution des océans, la pénurie d’eau potable et l’érosion des sols arables ont aussi atteint une dimension planétaire.
Or la globalisation de la crise environnementale remet l’humanité au centre des préoccupations, y compris morales. […] L’humanité, dans son ensemble, étant la victime potentielle du changement climatique, y faire face ne relève pas seulement de la prudence politique : c’est un devoir moral. Si la globalisation de la crise environnementale exige que l’on globalise en même temps l’éthique, cette éthique globale est inévitablement anthropocentrique. […] Se recentrer sur les soucis humains, c’est passer de l’homme aux hommes, c’est se rendre compte que la relation de l’homme à la nature, que les éthiques environnementales envisagent dans sa généralité, n’est identique ni dans les différentes sociétés ni au sein de chacune d’entre elles. La question de la justice environnementale surgit ainsi du constat des “inégalités dans la distribution du fardeau environnemental”. (p. 235-236)
Le catastrophisme, auquel Catherine et Raphaël Larrère ont consacré un récent ouvrage (Le pire n’est pas certain, 2020), s’immisce précisément dans cet écart entre une dimension globale (« une même humanité sur une même Terre ») et des initiatives ou des solutions prioritairement locales qui, en dépit de leurs atouts et de leurs bénéfices avérés, s’avèrent probablement insuffisantes pour « éviter une calamité au niveau planétaire » (p. 258) comme le réchauffement climatique et son corollaire, l’extinction massive des espèces vivantes. Pour éviter cette tentation défaitiste, il faut donc tout ensemble « penser globalement et agir localement », « selon la formule classique de l’écologisme » nous disent les auteurs, qui s’emploient à mettre en œuvre cette double exigence dans la suite de leur ouvrage, consacré à la biodiversité comme un monde commun (chapitre 9), puis à la justice environnementale (chapitre 10) et enfin aux dynamiques entre « diversité culturelle et environnement » (chapitre 11). Aux logiques strictement financières qui sous-tendent certaines idées comme celles de « bien commun » ou de « dette écologique » (où la valeur prêtée à la biodiversité devient nécessairement marchande, tandis que les dégâts infligés à l’environnement, et notamment à l’atmosphère planétaire par les pays du nord, peuvent finalement être « compensés » par des transferts technologiques ou des remises sur d’autres dettes économiques, entretenant ainsi le système néolibéral et permettant à des situations dissymétriques de se perpétuer entre pays pauvres et pays riches), Catherine et Raphaël Larrère proposent de substituer une logique plus politique fondée sur le contrat, comme Le contrat naturel promu en 1990 par le philosophe français Michel Serres, ou comme « la citoyenneté Gaïa » défendue par le philosophe canadien James Tully, dans le sillage de « l’éthique de la terre » théorisée par les penseurs environnementalistes états-uniens Aldo Leopold (Almanach d’un comté des sables, 1949, trad. fr. de 1995)et John Baird Callicott (Éthique de la terre, 1989, trad. fr. de 2010). Pluralistes, ces voies permettent non seulement de reconnaître la nature et le vivant comme des sujets de droit, envers lesquels l’humanité a des devoirs, mais également d’envisager d’autres visions et d’autres savoirs écologiques comme ceux des peuples indigènes ou des victimes au premier chef de dommages environnementaux. On passe dès lors d’une exigence de justice à une éthique de la sollicitude (care), telle qu’elle fut développée dans les travaux des penseuses américaines Carol Gilligan (In a Different Voice,1982, tr. fr. de 1986) et Joan Tronto (Un monde vulnérable. Pour une politique du care, 1993, tr. fr. de 2009), et l’enquête philosophique menée dans cet essai prend ainsi, dans ses dernières pages, une tonalité résolument écoféministe qui préfigure la stimulante synthèse de ce courant de pensée que Catherine Larrère a depuis publié en son seul nom.
Anthony Mangeon - Configurations littéraires