Né en 1950 à Toulouse, Serge Pey est une figure centrale de la poésie contemporaine et en particulier de ce qu’il nomme la « poésie-action », pratique qui croise l’écriture engagée et le dépassement de l’écrit par la performance du poème, ou par des actions ou dispositifs scéniques qui accompagnent le texte.
Lauréat, entre autres, du Prix national de poésie de la Société des Gens de Lettres, ou encore du Prix Apollinaire, Serge Pey travaille à réduire l’opposition entre écriture et oralité, entre livre et performance, entre pensée philosophique et création littéraire. À la centaine d’ouvrages de sa bibliographie, il faut ajouter toute une série de dispositifs pour porter la poésie au-delà de l’écrit à travers des performances, des installations, des spectacles de flamenco, ou de simples bâtons qui jalonnent l’espace et sur lesquels sont inscrits les poèmes, devenant ainsi à la fois le support et la métaphore de la poésie. Les textes ont donc vocation à être déclamés lors de performances, avant d’être souvent retranscrits dans ses livres, notamment dans Dieu est un chien dans les arbres (Jean-Michel Place, 1993), articulant fortement littérature et orature.
Deux sommes importantes de son travail sont parues en 2018 : Mathématique générale de l’infini (Poésie / Gallimard) et Poésie-Action. Manifeste provisoire pour un temps intranquille (Le Castor Astral). Auteur d’une thèse intitulée La Langue arrachée ou la poésie orale d’action soutenue à Toulouse en 1995, Serge Pey est à la fois poète et « philosophe du poème » : la séparation entre travaux critiques sur la poésie et textes poétiques ne peut être faite dans son œuvre, où travaux universitaires, lettres, manifestes, nouvelles, poèmes, essais se font écho, se répondent, se consolident les uns les autres.
La poétique de Serge Pey est par ailleurs traversée de figures et d’objets en provenance du monde concret : elle peut prendre la forme d’un bestiaire (le chien, l'oiseau, divers insectes) ou d’une boîte à outils (bâtons, couteaux, clefs). Elle a autant recours à l’histoire qu’à la philosophie, à l'anthropologie qu’aux mathématiques. Elle se définit comme « une langue qui entend[1] » et s’inscrit dans l’héritage d’écritures aussi hétéroclites que celles d’Artaud, Antonio Machado, Ghérasim Lucas, ou encore les pratiques poétiques avant-gardistes, anarchistes, ou de l’agit-prop.
Son œuvre comporte de fortes interrogations éthiques en affirmant l’inséparabilité entre la vie et l’écriture. « Nous ne récitons pas des poésies » écrit-il, « nous appelons à la “poé-vie[2]”. » Ainsi, né d’un père réfugié politique de la guerre civile espagnole, il consacre plusieurs ouvrages à cet héritage : ses livres de nouvelles Le Trésor de la guerre d’Espagne (prix Boccace de la nouvelle, Zulma, 2021) et La Boîte aux lettres du cimetière (Zulma, 2014, accompagné d’un pèlerinage à pied jusqu’à la tombe d’Antonio Machado) tissent un lien fort entre violence, résistance et écritures expérimentales[3]. Les origines de Serge Pey se reflètent dans la tonalité de ses performances, qui s’apparentent à des actes sacrificiels, ainsi que le souligne André Velter : « Chamane de complexion inédite, à la fibre à fois hispanique, occitane, cathare et gitane, Pey ritualise l’espace de la parole[4] ». Cette diversité d’origines explique aussi la multiplicité de ses engagements politiques, dont sa poésie se fait le creuset : il a, par exemple, consacré plus d’une centaine d’actions dans plusieurs villes dans le monde à la lutte des zapatistes mexicains[5], un mouvement social et un pays dont il est très proche.
La poésie-action de Serge Pey cherche in fine à créer « un nouveau rapport entre la vie et littérature » en passant par le rituel. En témoigne sa performance, Le Poulet rôti, créée il y a plus de 25 ans et présentée à Strasbourg en 2024 lors de l’Académie des écrivain.es pour les droits humains. Réalisée avec la performeuse Chiara Mulas (1972-), elle attire l’attention sur deux formes de torture par électrocution pratiquées par le passé en Tunisie et en Turquie et touchant en particulier les femmes. Durant la performance, très solennelle, le poète scande la diction de ses vers en tapant des pieds, tandis que la figure féminine se voit attacher un poulet plumé sur le corps par des câbles électriques qui sont ensuite distribués au public, effaçant la distance entre la scène et la salle. La performance s’achève par une scène où l’artiste fouette le poulet avec un bouquet de roses, en un geste de rébellion. La performance est restée célèbre pour avoir contribué à l’arrêt de cette pratique dans le monde.
Elias Levi Toledo
[1] Serge PEY, « Poésie et vérité » dans Mathématique générale de l’infini. Gallimard, coll. « Poésie / Gallimard », 2018. p. 301.
[2] Serge PEY, Poésie-Action. Manifeste provisoire pour un temps intranquille. Castor Astral, 2018. p. 23.
[3] Voir aussi La Sardane d’Argelès (Dernier Télégramme, 2014) qui évoque l’enfermement des républicains espagnols dans des camps français.
[4] André VELTER, « Des talons à la tête », préface à Mathématique générale de l’infini. Op. cit.
[5] Mouvement héritier de la Révolution Mexicaine (1910-1917) autour de la figure d’Emiliano Zapata, dont la devise était « la terre appartient à celui qui la laboure ».