L'art du modèle : entre esthétique, éthique et épistémologie

L'art du modèle Conférence

Cycle de conférences organisé par Matilde Manara dans le cadre de son postdoctorat à l'ITI Lethica

Emprunté par le français à l’italien à la Renaissance, « modèle » est dans un premier temps restreint au domaine de l’esthétique et désigne tout artefact construit à l’image d’une personne ou d'un objet réels. L’emploi du terme s’élargit ensuite au domaine de l’éthique, où « modèle » sert à indiquer le représentant d’une catégorie, un exemple de comportement aidant celles et ceux qui s’y inspirent à s’orienter vers « une vie bonne ». Ce n’est enfin qu’au début du XXe siècle qu’il se diffuse dans le domaine de l’épistémologie : la modélisation est une activité qui consiste à faciliter tantôt la compréhension, tantôt la définition, tantôt la visualisation d’un phénomène. Nous aidant à faire cas et à étudier, afin d’en prendre soin, notre expérience du monde, le modèle se situe à un niveau intermédiaire entre le particulier et le général, assurant une concordance entre l’agencement des éléments qui le composent et les relations qui structurent notre quotidien.

Différents types de modèles guident différents types de production (d’œuvres, de technologies, d’idées). En plus d'être des outils de prévision, les modèles économiques, scolaires, sanitaires ou encore urbains peuvent jouer un rôle prescriptif : ils peuvent indiquer comment agir, et c’est à la croisée entre leurs prescriptions et les choix de celles et ceux qui les utilisent que s’opère l’une des jonctions entre dimension esthétique, éthique et épistémologique. En tant que moyens d’enquête, ces modèles permettent de modifier ce que nous voyons ou comprenons de nos vies, mais surtout notre manière de les vivre.

Si un modèle peut inciter le déclenchement de véritables révolutions morales (tel est le cas du modèle héliocentrique proposé par Copernic au XVIe siècle, mais aussi du modèle d’organisation fordiste au début du XXe), sa construction concrète ou abstraite est-elle aussi guidée par un ethos spécifique ? Et encore, un modèle est-il à considérer uniquement comme un substitut provisoire vers un art, un comportement ou une connaissance qu’il remplace par des images simplifiées et appréhendables, ou bien a-t-il une portée heuristique propre ? Que se passe-t-il lorsque cette « substitution » par le modèle modifie, améliore ou déforme l’objet qui est à sa source, comme il advient dans certaines œuvres de fiction ?

Ce cycle de conférences a pour vocation d’explorer la portée interdisciplinaire du modèle. Les conférencières et conférenciers invités se pencheront sur son emploi dans leur discipline d’expertise, en accordant une attention particulière aux enjeux éthiques qu’il soulève. Le cycle sera conclu par une journée d'études consacrée au modèle éthique du personnage dans la littérature et les arts.

Paola Cattani, Pour un ethos européen. Modèles d'Europe au début du XXe siècle (18 mars)

Co-organisée par Vincenza Perdichizzi (CHER, UR 4376), la conférence de Paola Cattani, professeure de littérature française à l'université Roma Tre, se propose d’analyser l’héritage que le XIXe siècle libéral a légué à l’Europe du début du XXe siècle. Aux côtés des hommes politiques et des théoriciens socio-politiques, les écrivains ont pris part au débat sur l’Europe. Des auteurs comme P. Valéry, T. Mann, B. Croce, J. Ortega y Gasset, R. Musil, S. Zweig, T. S. Eliot, ont estimé qu'il fallait chercher les antidotes à la fragilité des sociétés libérales d'abord du côté de l'éthique. En se demandant ce que signifie être libéral et démocratique, non seulement dans leur vie de citoyen et dans leur relation avec les institutions, mais aussi dans leur conduite individuelle quotidienne, ils en sont venus à esquisser une éthique démocratique libérale minimale.

 

Natascia Tosel, Assembler les institutions, défaire les modèles. Le pouvoir performatif du droit et la politique de la juridification (17 avril)

Gilles Deleuze, dans Instincts et institutions, définit les institutions humaines comme des modèles pour l'action. À partir de cette trame conceptuelle entre l'institution et le modèle, l'intervention de Natascia Tosel, docteure en philosophie du droit et chercheuse post-doctorante à l'Institute for Cultural Inquiry Berlin,se propose comme une tentative de repenser les deux en dehors des catégories de représentation et de stabilité ou de durée, avec lesquelles ils ont été traditionnellement associés. Au contraire, une constellation conceptuelle différente sera mobilisée, liée aux notions de performativité d'une part et de processus d'autre part. Dans le but de réimaginer à la fois les institutions et les modèles, nous analyserons à titre d'exemple la manière dont les acteurs sociaux utilisent de plus en plus le langage juridique comme moyen politique et sémiotique pour traduire de nouveaux modèles de conduite qui visent à transformer (faire et défaire) les institutions.

 

Clément Fontan, Les modèles économiques au sein des banques centrales : entre impératifs de scientificité et d'appui à l'action publique (16 mai)

La communication de Clément Fontan a pour but d’analyser les soubassements éthiques du paramétrage, de l’utilisation et de l’évolution des modèles économiques au sein des banques centrales. En effet, ces institutions régulatrices indépendantes développent des outils de prédiction économiques afin de paramétrer leurs instruments monétaires tout en veillant à dégager une image de modernité scientifique, par l’utilisation de techniques reconnues comme étant à la pointe des avancées scientifiques. À ces contraintes s’ajoute la difficulté de compréhension du fonctionnement des modèles par les dirigeants des banques centrales, forçant ainsi les modélisateurs à leur raconter des histoires en guise d’explication d’enjeux techniques complexes. Un modèle de banque centrale doit ainsi être capable de prédire le futur, de protéger la réputation scientifique de l’institution et d’autoriser une narration d simplifiée. En se basant sur une étude collective empirique sur l’évolution des modèles à la banque d’Angleterre, Clément Fontan, professeur en politiques économiques européennes à l’UcLouvain, souligne les différents enjeux éthiques de l’utilisation des modèles par les banques centrales en explorant les questions suivantes : Quel rôle a été joué par les nouveaux impératifs de transparence auxquels sont confrontées les banques centrales dans l’évolution de leurs outils de modélisation ? Quelle place est accordée aux critères scientifiques et politiques dans leur paramétrage ? Comment ce paramétrage exerce-t-il un effet de triage sur les données économiques et, par là, comment les valeurs portées par le modèle sont-elles articulées avec la prise de décision ?

 

Sophie Gerber, L'anthropo-technomorphisme comme modèle pour expliquer les plantes : comment notre connaissance du végétal en est-elle affectée ? (29 mai)

La conférence de Sophie Gerber, chercheuse en génétique des plantes et en philosophie du végétal (Inrae, UMR Biogeco, Université de Bordeaux), porte sur l'anthropo-technomorphisme : L’anthropomorphisme (respectivement le technomorphisme) est l’attribution de caractéristiques humaines (respectivement technologiques) à des entités telles que des animaux, des plantes, des objets, des phénomènes… Comme l'écrivait au 18e siècle le philosophe italien Vico, l'humain, quand il comprend les choses, déploie son esprit et se saisit d'elles, mais quand il ne les comprend pas, il fait les choses à partir de lui-même, et en se transformant en elles, il devient ces choses. Autrement dit, ces choses deviennent humaines alors qu'elles ne le sont pas, ou deviennent des objets techniques qu'elles ne sont pas non plus. Les plantes sont des organismes vivants qui ne ressemblent pas aux humains, et qui d'un point de vue évolutif sont loin des animaux (vertébrés, mammifères) que sont les humains. Malgré leur forte présence dans les milieux, elles sont victimes de la plant blindness, ou cécité botanique - elles sont invisibles. Ainsi, mal vues et mal comprises, elles sont regardées à travers les miroirs déformants de l'anthropomorphisme ou du technomorphisme qui en donnent des images éventuellement fausses. Nous examinerons quelques-unes de ces images, concernant le fonctionnement supposé des plantes et la façon de les représenter, en nous centrant sur les bénéfices que les humains peuvent en tirer, oubliant qu'elles sont vivantes, leur statut d'individu remis en question. Enfin, nous envisagerons des façons alternatives de les considérer, à travers des autrices et des auteurs qui ont réfléchi d'une autre façon aux relations que nous pouvons tisser avec elles.
Cet exposé fait écho à plusieurs questionnements de Lethica : concernant les révolutions morales, la question de savoir comment altérer notre rapport prédateur aux autres espèces vivantes et à notre environnement, question illustrée notamment par l’élevage industriel à l'origine « d'existence[s] éphémère[s] et ignoble[s] » pour les espèces vivantes qui le subissent. La question de la « gouvernance par les nombres » se pose lorsqu’on parle de transparence et secret : elle vise à quantifier et à révéler des faits objectifs, alors même qu’elle contribue à la construction du consentement et à une évaluation fictive de la réalité, selon ce que nous qualifions de quantophrénie, tendance à ne prendre en considération que ce qui est quantifiable. Et pour reprendre Foucault, qui pourrait parler ici des plantes : « non pas à faire voir l'invisible, mais à faire voir combien invisible est l’invisibilité du visible ».