Auteur du recueil de nouvelles Varaq-pāre-hā-ye zendān « Les Bouts de papier de prison » (1941), journaliste et traducteur de tendance marxiste, Bozorg Alavi (1904-1997), est un prosateur de la première génération de la littérature moderne persane. Il fut arrêté lors du « Procès des 53 personnes », sous le prétexte d’un passage ambigu d’une loi de 1931 visant les jeunes intellectuels[1]. Ce procès, inspiré par les procès de Moscou (1936-1938) dans le cadre des Grandes Purges (ibid., p. 48), avait pour but d’intimider les intellectuels afin de limiter leurs activités politiques. Dans l’introduction de son recueil, Alavi précise que pendant son incarcération, il se servait comme support d’écriture de tout ce qu’il pouvait trouver (dont les bouts de papier, d’où le titre d’ouvrage, ainsi que des emballages de sucre, du papier à cigarette, etc.). Il mentionne également deux autres prisonniers « politiques », Xānbābāxān As‘ad et le poète Mohammad Farroxi Yazdi, qui furent brutalement assassinés en prison après qu’on eut découvert qu’ils écrivaient sur leur quotidien en prison. Alavi risqua sa vie en transcrivant son expérience dans le but de faire parvenir ses écrits au public et afin que les Iraniens sachent « lors de cette période noire, comment on traita les braves jeunes libéralistes de l’Iran[2] ». Les cinq nouvelles incluses dans ce recueil portent sur la vie en prison de l’époque de Reza Chah (1925-1941). Elles sont célèbres pour « la musicalité de la langue, l’abondance d’images et l’étude approfondie des personnages[3] ».
La première nouvelle « Pādang » (« fléau »), marquée par la superposition des points de vue, raconte l’enquête du narrateur, un prisonnier politique, pour découvrir le vrai coupable du crime de Qolāmhossein, qui a confessé le meurtre de son fils adoptif, et qui a été libéré la veille du jour où la nouvelle commence. Le narrateur mène son enquête auprès du cadre de la prison, ainsi que de l’entourage de Qolāmhossein, et rapporte les faits : Qolāmhossein, riziculteur consumé par son travail d’épicier et par la production du riz, se marie avec Kučik Xanam[4] dont il apprécie les compétences, notamment le maniement du fléau. Déçue par sa vie de couple, celle-ci tombe amoureuse du fils adoptif de Qolāmhossein. Les gens apprennent cette histoire d’amour réciproque et quand le beau-fils disparaît, leurs rumeurs poussent la police à intervenir. Les enquêtes montrent que la victime a été attaquée à l’aide d’un fléau, avant d’être découpée et enterrée. Qolāmhossein confesse son crime, car le procureur lui explique que s’ils accusent son oncle ou sa sœur, ceux-ci seront condamnés à 15 ans d’emprisonnement ; alors que si c’est lui, étant donné que c’était pour défendre son honneur, la sentence sera plus courte. Le récit-cadre de cette nouvelle est ponctué par des descriptions de personnages, des dialogues et des interventions systématiques et rythmiques de type :
Il a été condamné à 9 ans en prison.
Moi, je suis condamné à 7 ans. (p. 9)
Bien que l’idéologie réaliste socialiste se manifeste tout au long de la nouvelle, Alavi mobilise en parallèle le motif du peuple ignorant, qui l’aide à approfondir les rapports entre éthique et littérature. Le dialogue du narrateur, un intellectuel, avec les prisonniers de droit commun propose une image idéalisée de la littérature en tant qu’art engagé chargé d’une mission éthique ; or, le discours métatextuel de la fin du récit illustre l’impossibilité et l’insuffisance de cette conception du langage littéraire proposée par le narrateur.
Dès l’introduction, Bozorg Alavi souligne le rôle informatif de la littérature quand il explique que ses nouvelles ont pour but de faire connaître le destin des intellectuels au public. Cette attitude se manifeste à nouveau dans la première nouvelle. En effet, la structure narrative de ce récit est marquée par une certaine esthétique de l’enquête : pour toute nouvelle information, le narrateur décrit d’abord la situation générale et effectue une anamnèse des nouveaux éléments découverts. Il présente ensuite des hypothèses tout en citant ses sources (« certains disent… les autres disent… ») avant de les discréditer ou les soutenir par un raisonnement logique. De plus, depuis le début de la nouvelle, la volonté du narrateur de mettre au jour la vérité se révèle non seulement par sa méthodologie, mais aussi par des clauses de non-responsabilité et des interventions narratives de ce type : « ce que je raconte ici est un ensemble de citations venant des uns et des autres, et ces paroles devraient être vraies. » ou « je devrais vous dire une autre chose importante avant que je ne l’oublie » (p. 11), etc. Ces énoncés, tout en jouant un rôle dans l’avancement non chronologique de l’intrigue, manifestent une certaine éthique personnelle liée à l’éthos de l’intellectuel. La préoccupation quant à la justesse du contenu aussi bien que la transparence du narrateur vis-à-vis de ce qu’il rapporte relèvent de la responsabilité éthique du narrateur, et par extension, du devoir de la littérature à l’égard des faits et des informations.
Le dernier point à aborder pour souligner les rapports établis par le texte entre éthique et littérature est la question du silence. Dans les deux dernières lignes de la nouvelle, le thème de la vérité est repris : on y comprend que le crime du narrateur est le fait qu’il ait dit la vérité. Or, à la page 14, juste avant de reporter une description vulgaire de Kučik Xanam faite par un ami prisonnier, le narrateur dit « En prison, on n’a pas peur d’appeler la vérité par son vrai nom ». Inversement, la vérité n’a pas de place à l’extérieur de la prison, c’est ce qu’on voit dans les dernières lignes de la nouvelle.
Pourtant, dans la pratique, et même dans le paratexte, le langage littéraire est confronté à une impasse : reporter la vulgarité tout en prétendant doublement à la vérité et la fausseté relève d’un positionnement éthique. Tout au long du récit, le narrateur s’attribue indirectement un rôle prophétique : en tant que littéraire-intellectuel, il saura instruire le peuple pour l’illuminer. Or, le ton ironique du narrateur dans les dernières lignes du récit témoigne de sa conscience des limites de la littérature ; dans les faits, le réel reste inchangé et le langage littéraire est toujours soumis au pouvoir. Par ailleurs, la vision idéalisée du narrateur s’écroule également sous l’effet des échanges dans la nouvelle. Comme on l’a déjà vu, le narrateur rapporte les informations au lecteur, il fait même parfois le choix de dialoguer avec ce dernier plutôt que se tourner vers ses compagnons de prison. Non seulement on constate une ironie de la situation (le narrateur intellectuel instruisant les lecteurs probablement aussi intellectuels que lui à la place du peuple), mais la colère secrète et maîtrisée du narrateur en réaction à ce qu’il entend de ses compagnons met en avant l’impossibilité de la communication entre les classes sociales. Le narrateur réincarne ainsi le stéréotype de l’intellectuel isolé et mal compris (inspiré par la figure hoffmannienne occidentale dans la littérature persane) qui choisit de s’isoler et d’écrire pour ses camarades.
Finalement, la confrontation de la littérature avec le monde hors la littérature met en cause la fiabilité du narrateur, et par extension, celle de l’intellectuel littéraire. À plusieurs reprises, le narrateur « a honte de répéter » les paroles vulgaires. En plus de son choix d’embellir le réel pour de le transformer, le narrateur censure la parole « non littéraire », en l’occurrence, celle des couches sociales plus faibles. La censure et l’embellissement sont ainsi réduits à des procédés littéraires. Cela met en question l’ensemble de la nouvelle, puisque le narrateur pourrait être soupçonné de dire ce qu’il faut, comme il le faut, pour engendrer un changement social par le biais de la manipulation. Dans ce sens, la littérature est dans la pratique un moyen, comme c’est le cas de la propagande. Or, ce qui semble « autoriser » la manipulation littéraire est le regard éclairé de l’intellectuel, instructeur du peuple, puisque le pouvoir est constamment critiqué pour les mêmes actions que celles du narrateur (la censure, la malhonnêteté, etc.). Alors, la nouvelle relativise en définitive le lien qu’elle établit entre l’éthique et la littérature.
Dans la nouvelle « Pādang », Alavi fait parler un narrateur qui défend la littérature en ce qu’elle raconte et transforme la réalité sociale. À travers ce personnage, une définition idéalisée et idéologique de la littérature, dans le sens, large émerge ; les belles lettres sont censées raconter le réel, par un langage poétique, pour sauver le peuple de l’ignorance. Paradoxalement, ce regard optimiste n’est pas censé embellir l’expérience quotidienne personnelle du narrateur, mais il s’applique à des discours circulants dans la masse du peuple. Dans la pratique, les promesses ne sont pas tenues quand le narrateur avoue indirectement l’insuffisance de la littérature face au réel et, discrédité, il est réduit au silence. Cette nouvelle porte ainsi sur l’impuissance de la littérature devant le réel et toute tentative d’action éthique à ce sujet semble mener à l’échec.
Dina Khazai - Doctorante, étudiante du DU Lethica
Cette notice a été rédigée en lien avec le séminaire d'Emilia Koustova et de Victoire Feuillebois sur l'écriture du Goulag (année 2022-2023)
[1] Ervand Abrahamian, Tortured confessions: prisons and public recantations in modern Iran, Berkeley, University of California Press, 1999, 279 p., p. 29.
[2] Les traductions sont de nous. Bozorg Alavi, Varaq-pāre-hā-ye zendān, 2nd, Téhéran, Sāzmān-e entešārāt-e jāvidān, 1941, 8‑20 p., p. 120.
[3] Hassan Mirʿābedini, « Alavi, Bozorg », Encyclopaedia Iranica, 2nd, 2009.
[4] Prononciation dialectale du « Kučak Xānom » : « petite dame ».