Quelle place faire à l’éthique dans la recherche scientifique ? Le dossier est vaste et il implique des acteurs aussi bien individuels qu’institutionnels. Depuis 2016, en même temps que les doctorants et doctorantes se voyaient contraints de suivre une formation sur l’éthique et l’intégrité de la recherche, les comités et chartes éthiques se sont multipliées. Cette institutionnalisation croissante de l’éthique a l’indéniable avantage d’avoir mis cette préoccupation à l’agenda des scientifiques. Cependant, elle a aussi provoqué une série de réactions scientifiques dénonçant la fausse conception à la fois de la science et de l’éthique que cette institutionnalisation supposait.
En 2009, le numéro 48 des Cahiers de recherche sociologique, dirigé par Nathalie Mondain et Paul Sabourin, proposait ainsi une distinction entre « l’éthique de la recherche » et « l’éthique dans la recherche ». L’éthique de la recherche, c’est celle qui se surimpose au travail scientifique et qui prétend l’encadrer aux moyens de chartes, de comités, de judiciarisation des problèmes. Les auteurs pointent le fait que cet appareil institutionnel s’est initialement appliqué aux sciences de la santé avant de s’étendre à toutes les autres sciences, sans que son adéquation aux spécificités disciplinaires ait été vraiment questionnée. Les formulaires de consentement, inventés pour clarifier la relation patients-médecins, peuvent-ils par exemple être élargis sans autre réflexion à la relation enquêteur-enquêté dans les sciences sociales ? Au-delà de cette inadéquation, la reprise en main institutionnelle de l’éthique conduit surtout (et de manière paradoxale) à déresponsabiliser les acteurs, qui, au lieu d’intégrer véritablement le questionnement éthique à leurs pratiques, n’ont plus qu’à vérifier la conformité de leurs actions aux règles et aux normes édictées d’en-haut. C’est contre cette vision que les auteurs du numéro de revue proposaient de défendre une « éthique dans la recherche », c’est-à-dire « une pensée qui émane de l’expérience de la recherche pour constituer une source de développement de l’éthique qui […] serait propre [aux scientifiques] » (2009, p. 6).
Cette nouvelle manière de concevoir l’éthique directement dans la recherche suppose de réintégrer l’éthique dans la méthodologie en défendant, par exemple, l’« inhérence de l’éthique à l’enquête » (J.-L. Genard, M. Roca i Escoda, 2019, p. 11), ou à promouvoir une « nouvelle alliance de l’épistémologie et de l’éthique » (J.-M. Berthelot, 1996, p. 260). Il n’y aurait plus d’un côté le travail scientifique et de l’autre les préoccupations éthiques, mais une seule et même pratique, qui s’efforcerait d’être à la fois éthique et scientifique.
Ce nouveau cadre qui est en train d’émerger aide à penser comment des « révolutions morales » peuvent être déjà, en elles-mêmes, des « révolutions scientifiques ». Il facilite en outre la compréhension du rôle que la littérature et les arts peuvent jouer dans la réinvention de la science. Une science éthique supposerait en effet d’intégrer ce que Jean-Louis Genaud et Marta Roca i Escoda appellent une « esthétique de la recherche », c’est-à-dire une exploitation méthodologique des diverses émotions provoquées par l’activité scientifique. Enfin, cette science devrait en passer par une véritable réflexion sur la dimension éthique de l’écriture scientifique – prise entre transparence et secret – ce pour quoi l’analyse littéraire aurait un rôle à jouer.
Lucien Derainne – Configurations littéraires
Bibliographie :
- Jean-Michel Berthelot, Les vertus de l’incertitude, Paris, PUF, 1996.
- Nathalie Mondain, Paul Sabourin, « Présentation », Cahiers de recherche sociologique, « De l’éthique de la recherche à l’éthique dans la recherche », n°48, automne 2009, p. 5-12.
- Jean-Louis Genard, Marta Roca i Escoda, Éthique de la recherche en sociologie, Paris, de Boeck supérieur, 2019.