Enquête (problèmes éthiques)

L’enquête n’est pas seulement une méthode d’investigation utilisée par les sciences humaines mais elle a aussi été une méthode littéraire, particulièrement aux XIXe et XXIe siècles. Au « temps de l’observation », repéré par le critique Philarète Chasles en 1829 et participant d’une véritable « culture de l’enquête » (Dominique Kalifa, Romantisme, n°149, 2010), répond Un nouvel âge de l’enquête (2019) que Laurent Demanze perçoit dans la littérature de l’extrême contemporain. Cherchant à différencier ces deux moments de l’histoire littéraire dans un article de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula (2019, §3), Marie-Jeanne Zenetti note que « les réalismes contemporains ne se définissent pas uniquement par la question de la représentation (comment représenter le réel ?), mais par une interrogation qu'on peut qualifier d'épistémologique et de méthodologique (par quelles démarches produit-on des énoncés capables de décrire le monde et de le donner à penser ?) ». L’ancien « effet de réel », centré sur la représentation laisserait donc place à un « effet d’enquête » qui problématiserait le geste d’investigation lui-même. L’apparition de questionnements éthiques sur l’enquête relève bien de ce nouveau discours qui s’invite dans la littérature contemporaine.

Certains de ces problèmes éthiques – relation avec l’enquêté, transparence de la méthodologie, restitution des résultats, conséquences sur les personnes étudiées – concernent la réalisation de l’enquête elle-même et sont donc communs aux lettres, aux arts et à des sciences comme la sociologie ou l’ethnologie, ainsi que l’a montré Aline Caillet dans L’art de l’enquête (2019). Aux manuels sur l’éthique de l’enquête scientifique comme l’Éthique de la recherche en sociologie (2019) de Jean-Louis Genard et Marta Roca i Escoda, s’ajoutent alors les réflexions littéraires sur ces sujets. Ces problèmes éthiques varient selon le type d’enquête :

  • Les enquêtes par entretiens courent notamment le risque de générer une « violence symbolique », produite par la différence de capital culturel entre la personne qui mène l’enquête et celle qui répond (choix des mots employés, reformulation d’une expérience quotidienne, etc.). Dans La Misère du monde (1993), Pierre Bourdieu propose de contourner ce problème en menant prioritairement des entretiens avec des « connaissances », de sorte que la familiarité préexistant entre l’enquêteur et l’enquêté atténue un peu cette violence. Un second risque éthique est de typifier ou de stigmatiser la personne enquêtée en l’enfermant dans une préoccupation scientifique (la pauvreté, l’invisibilité sociale, etc.) par laquelle cette personne ne se définirait pas elle-même.
  • Les enquêtes par observation participante, où l’observateur investit le terrain en jouant un rôle, supposent de mentir aux gens qu’on côtoie. Les risques éthiques de cette méthode d’investigation ont depuis longtemps été commentés par des sociologues, de William Foote Whyte à Jeanne Favret-Saada. Du côté de la littérature, le film Ouistreham (2022) d’Emmanuel Carrère fait ressortir les problèmes éthiques qui restaient sous-jacents dans le Quai de Ouistreham (2010) de Florence Aubenas : jouer le rôle d’une femme de ménage pour écrire un texte littéraire suppose de tromper les gens qu’on côtoie, d’occuper un emploi dont autrui pourrait avoir besoin et de substituer au témoignage des acteurs une expérience subjective dont l’authenticité mérite d’être discutée.
  • Enfin, dans les enquêtes menées sur des traces ou des archives – que Carlo Ginzburg range sous le terme de « paradigme indiciaire » – le principal risque éthique consiste à faire usage de l’imagination pour compléter les trous ou les non-dits des documents, en réinventant des existences. Cependant, comme le notent Michel Foucault dans « La vie des hommes infâmes » (1977) ou Saidiya Hartman avec son concept de « critical fabulation », les archives ne présentent elles-mêmes les vies humaines que dans leur rapport au pouvoir, si bien que l’objectivité archivistique pourrait à son tour aboutir à une dépossession.

À côté de ces problèmes méthodologiques antérieurs à l’écriture, la mise en texte de l’enquête soulève elle aussi plusieurs dilemmes éthiques. L’un des plus fréquemment commentés tient dans le fait de parler à la place d’autrui. Les différentes manières de rapporter la parole des enquêtés – discours direct, indirect, dialogisme ou polyphonie – sont ainsi au cœur des réflexions littéraires sur l’enquête comme l’ont montré les débats sur la collection « Raconter la vie » lancée par Pierre Rosanvallon en 2014 (débats résumés dans l’article de M.-J. Zenetti, dans Comparatismes en Sorbonne, n°6, 2014, p. 1-13). Si d’un côté le discours indirect tend à remplacer la parole de l’enquêté par celle de l’écrivain, voire à s’approprier son expérience pour en faire de l’art, de l’autre le discours direct ou les montages de citations comme chez Svetlana Alexievitch prennent le risque d’effacer la personnalité de l’enquêteur, en créant un « effet d’objectivité » contestable.

Le niveau de langue choisi pour retranscrire la vie d’autrui conduit de même à un véritable dilemme éthique. Employer un langage très soutenu, c’est prendre le risque de devenir illisible pour les personnes qui sont l’objet du récit, ce qui produirait une violence symbolique certaine – raison parmi d’autres du choix d’une « écriture plate » par Annie Ernaux. Mais d’un autre côté, un texte comme Let Us Now Praise Famous Men (1941) de James Agee et Walker Evans  montre que le choix d’une langue complexe et ciselée peut aussi être une façon de rendre hommage aux vies décrites, en leur faisant les honneurs du style.

Pour éviter d’accaparer l’expérience d’autrui, la littérature et l’art contemporains recourent à des procédés récurrents, allant de la « restitution littéraire » des écrits aux personnes concernées (voir : l’article de Mathilde Zbaeren, dans COnTEXTE, n°32, 2022) à l’intégration des questionnements éthiques à l’œuvre elle-même. Ainsi, dans le film La Cravate (2019) sur un militant du Rassemblement national, les deux réalisateurs écrivent d’abord un livre servant de voix off aux images documentaires, puis ils filment le militant au moment où celui-ci lit le livre, et intègrent ses réactions au film.

Par tous ces dispositifs, l’enquête littéraire devient le lieu de ce que Laurent Demanze appelle une « éthique de l’opacité », tendue entre un désir de déchiffrage et une volonté de respecter l’énigme des individus, dont il s’agit de préserver la dignité, l’intégrité et l’intimité. Les textes littéraires « tentent de mettre en mots un autre régime de la connaissance qui n’exerce pas de domination, se soustraie à la violence symbolique, s’excepte de l’investigation intrusive. » (L. Demanze, 2019, p. 277).

Reste qu’une autre façon de penser le rapport de l’enquête à l’éthique dans la littérature serait possible. Dans les exemples précédents, les dispositifs littéraires viennent résoudre des problèmes éthiques posés par l’enquête. Cependant, pour un philosophe pragmatique comme John Dewey (Logique. La théorie de l'enquête, 1938) l’enquête n’est pas seulement une source de problèmes éthiques mais avant tout leur solution. Mode de pensée qui ne distingue pas la théorie de la pratique, qui redéfinit sans cesse ses objectifs en mettant en place une dialectique des fins et des moyens et qui passe par une délibération collective, l’enquête scientifique pourrait être le modèle d’une « éthique démocratique ». Dans cette perspective, il faudrait nuancer la distinction entre les réalismes du XIXe siècle et les réalismes contemporains avancée par Marie-Jeanne Zenetti. Car s’il est vrai que les considérations éthiques explicitessont rares dans la littérature d’observation du XIXe siècle, ces textes réalistes déployaient en revanche une véritable « éthique de la description » (Jérôme David, Balzac, une éthique de la description, 2010). À travers des procédés comme les types, l’effet-observation ou l’appel à l’expérience du lecteur, les romans de Balzac construisent une réalité commune par la délibération et la co-construction des valeurs (ainsi que l’illustre cette analyse de La Cousine Bette menée dans le cadre du DU Lethica en mars 2023).

Lucien Derainne

 

Bibliographie
CAILLET, Aline, L’art de l’enquête. Savoirs pratiques et sciences sociales, Paris, Éditions mimesis, 2019.
DAVID, Jérôme, Balzac, une éthique de la description, Paris, Honoré Champion, 2010.
DEMANZE, Laurent, Un nouvel âge de l’enquête. Portrait de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, éditions Corti, coll. « Les Essais », 2019.
ZENETTI, Marie-Jeanne, « Un effet d'enquête », Fabula- Ateliers de théorie littéraire, 2019, en ligne

Cette notice est une synthèse des réflexions produites collectivement lors du séminaire « Enquête et éthique » du D.U. Lethica de janvier à mai 2023. Elle a été préparée par un article posté sur le blog : https://duethic.hypotheses.org/