L’idée selon laquelle écologie et démocratie seraient incompatibles n’est pas l’apanage des discours médiatiques et politiques contemporains, conspuant l’écologie dite punitive et la montée de l’écofascisme. Hans Jonas, promoteur de l’éthique de la responsabilité, envisageait lui-même la possibilité d’une « tyrannie bienveillante, bien informée et animée par la juste compréhension des choses ». Plus encore, la démocratie est fréquemment comprise à la fois comme une promesse de croissance (pensons à la « démocratisation » de l’automobile ou à « l’égalisation croissante des conditions » évoquée par Tocqueville) et comme une libération de l’homme, arraché aux nécessités matérielles et biologiques. Prenant le contrepied de ces positions répandues, Joëlle Zask entend ici démontrer « qu’il existe des liens constitutifs entre les systèmes écologiques » et ce qu’elle propose de nommer les « modes de vie démocratiques ». Tout comme la prise en compte de la présence animale dans les environnements urbains devait selon elle conduire à la transformation de la ville cloisonnée en « cité » et améliorer ainsi le sort de l’humanité (Zoocities : des animaux sauvages dans la ville, 2020), l’écologie doit permettre de repenser et d’améliorer la démocratie : de fait, « la crise environnementale actuelle est une grille à travers laquelle il est devenu nécessaire de réinterpréter nos doctrines et nos croyances les plus courantes », autrement dit de mettre en branle une révolution morale. De fait, selon la philosophe, « pour penser la démocratie et la consolider, il faut partir non des institutions et des procédures, mais des mœurs, des habitudes, des manières de penser, des gestes du quotidien qui concernent les individus au plus près de leur existence et leur environnement dans son agencement concret ».
Profondément influencée par la philosophie pragmatiste, Joëlle Zask fonde son argumentation sur une conception exigeante de la démocratie inspirée des travaux de John Dewey (Le Public et ses problèmes, 1927) : suivant les propositions de ce dernier, qui distingue « la machinerie politique » des « modes de vie » démocratiques, elle propose « d’appeler démocratie l’organisation sociale dont la finalité est de distribuer à chacun les moyens de mener ses propres expériences, et donc d’accéder à l’autogouvernement ». Emprunté à Dewey (qui hérite lui-même de Darwin), le mot décisif est ici « expérience » : présentée comme « le propre du vivant en général », celle-ci est décrite comme une « transaction », où « les constituants des entités interagissantes sont eux-mêmes modifiés » sans être pour autant mis en péril. Une démocratie en bonne santé reconduirait donc le mode de fonctionnement d’un écosystème harmonieux : « les individus qui, en vertu de leur système culturel et politique (la démocratie), accèdent à l’expérience établissent avec le monde extérieur un contact qui les incline à le partager et le préserver. La démocratie écologise la relation au monde tandis que l’écologie dispose à des formes de partage et de solidarité dont la démocratie est la formalisation ». Citant Montesquieu, Locke et Jefferson, Joëlle Zask avance ainsi que le modèle du « paysan agroécologue, indépendant, rustique mais éclairé, frugal mais satisfait, libre de toute tutelle mais solidaire, a traversé l’Histoire jusqu’à aujourd’hui » et a inspiré de nombreuses théories et pratiques démocratiques. En renouant avec ce motif ancien, l’autrice se détourne des propositions actuelles qui entendent « faire rupture » en nous invitant à « nous tourner, pour trouver une autre vision de nos liens avec la la nature, vers des peuples lointains, des non-humains, des contrées, des mythes et des croyances étrangères » (voir par exemple Nastassja Martin, À l’Est des rêves : réponses even aux crises systémiques, 2022) : elle affirme ainsi que « l’idée animiste d’un grand brassage des êtres au sein d’un continuum social et l’idéal symbiotique et fusionnel qui se lit à travers des courants écologistes radicaux se révèlent faux du point de vue de l’écologie scientifique et suivi d’effets indésirables sur le terrain politique ». Aux idéaux opposés de l’autonomie (qui suppose l’arrachement de l’homme à la nature) et de la fusion, Joëlle Zask substitue les notions d’indépendance et de complémentarité, qu’elle place au fondement de la vie démocratique comme de l’écologie.
Cette conception de la démocratie conduit à réhabiliter des actions entreprises à l’échelle locale, parfois jugées « trop dispersées », « trop éloignées des centres des pouvoirs économique, financier ou politique qui domine le monde ». Récusant une « vision héroïque, surplombante et centralisée de la politique qui n’a pas sa place en démocratie », Joëlle Zask rappelle que « les conférences internationales sur le climat, par ailleurs fort coûteuses et médiatisées, n’ont guère d’incidence ; tandis qu’il arrive que de très petits gestes […] mènent à une véritable révolution scientifique et apportent des connaissances dont la valeur est inestimable ». Elle propose dès lors une redéfinition de la citoyenneté, qui « ne consiste pas uniquement à surveiller le pouvoir et à réagir à son action » dans le cadre d’un système représentatif, mais « à prendre des initiatives, à s’associer librement à d’autres, à s’engager dans des actions concrètes, à participer activement à la création de ses propres conditions d’existence, à produire l’environnement en l’absence duquel elle ne pourrait s’exercer. » L’ouvrage propose par conséquent au citoyen deux modèles possibles : celui du gardien et celui du hacker.
Le premier pourrait être placé sous le signe de l’éthique du care : utilisé dans le livre de la Genèse « dans lequel Adam est intronisé gardien (shomer) du jardin d’Éden, et Noé choisi pour ses qualités de gardien des animaux », ce terme trouve en effet un équivalent dans l’anglais steward (intendant, responsable, protecteur) qu’emploie Aldo Leopold (Almanach d’un comté des sables, 1949). « Tout à tour guetteur, veilleur, soigneur, protecteur, réparateur et également passeur », le gardien aménage son environnement en le ménageant, l’occupe en s’en occupant. Il se distingue clairement du « représentant » au sens politique du terme, ne prétendant pas « relayer une opinion que, de toute façon, les entités naturelles sont incapables d’émettre, ni […] s’instituer le porte-parole d’une volonté supposée » : parce que « ce dont ils parlent et qu’ils défendent les inclut », les gardiens ne s’expriment pas au nom des entités naturelles, ainsi que le proposent les participants du Parlement de Loire. De même, le gardien se situe à l’opposé de l’expert, auquel Joëlle Zask consacre des pages extrêmement critiques : prétendant accéder à la connaissance à partir d’une « observation neutre et désengagée », l’expert est un « bien-sachant » à la vision surplombante, qui entend « faire croire en les vertus d’une rationalité supérieure qu’aucune subjectivité ne viendrait troubler ». Les gardiens, au contraire, « adoptent la démarche des chercheurs » : ils doivent être « disposés à mettre leurs connaissances à l’épreuve des faits et à reprendre continuellement leurs études ». Multipliant les exemples concrets, la philosophe cite entre autres les gardiens maoris du fleuve Whanganui, créateurs d’un « index culturel de la santé du fleuve, dont les nombreux articles forment un guide irremplaçable pour établir la rationalité du mode d’existence de leur sujet d’exemple », et la mobilisation du public corse contre l’entreprise italienne Montedison entre 1972 et 1974.
Opposé au « pirate », qui s’approprie des ressources spoliées, le hacker ne recherche quant à lui « ni l’argent, ni la gloire, ni le pouvoir », mais participe d’un « réseau social du don » fondé sur « la protection des systèmes publics de l’information, des données, et, plus généralement, des systèmes sociopolitiques de participation des individus », ce qui le conduit à œuvrer à l’articulation entre transparence et secret. Il est selon Joëlle Zask « emblématique de la citoyenneté bien comprise » : « comme tout citoyen engagé dans une action en faveur d’un environnement qui, parce qu’il le dépasse, est partagé, les hackers sont des inventeurs qui avancent prudemment en recourant aux savoirs mis à leur disposition et en mutualisant à leur tour leurs découvertes. » Par conséquent, « de même qu’il y a un citoyen en tout hacker, il y a, ou il devrait y avoir, dans les circonstances actuelles, un hacker en chaque citoyen ». De fait, la capacité du hacker à « créer des objets qu’il met à disposition de tous, tout en aménageant les conditions environnementales, à la fois culturelles et matérielles, qui rendront cette opération effective et durable » est un modèle de démocratie et d’écologie « en tant qu’équilibre entre les processus d’individuation humaine et les environnements sans lesquels ces processus ne peuvent avoir lieu ». Le lien ainsi établi entre démocratie, écologie et hacking est exemplairement illustré par Paolo Cirio, artiste hacker invité en résidence par LETHICA, pour un travail portant sur les liens entre écologie et propagande. Notons pour finir que « la culture hackeuse est généralisable à toute activité sociale qui entre en contradiction avec les principes mêmes qui lui ont donné naissance » : ainsi, « un hackeur participe aux procédures d’appel à projet, […] il s’efforce de remplir les formulaires de demande de subvention pour entrer dans le système vertical de la politique culturelle et le convertir de l’intérieur en un écosystème culturel déhiérarchisé, horizontal, contributif, aussi soucieux de diffuser que d’emprunter, de recevoir que de donner, d’apprendre que d’enseigner. » Il n’y a pas à tergiverser : plus que de gardiens (du temple ?), c’est de hackers que l’Université a aujourd’hui besoin.
Ninon Chavoz - Configurations littéraires